JE DÉCOUVRE Carl Leblanc avec Rétroviseur, un roman particulier qui se déroule à l’envers, d’où le titre sans doute. Vous connaissez le petit miroir, sur la portière d’une auto, qui permet de voir derrière nous. C’est bien ça. Le premier chapitre s’ouvre sur les funérailles de Michel Boudreau, mort des suites d’une chute en montagne. Historien de formation, touche-à-tout par vocation, il a publié une forme d’essai où il tente de cerner le parcours de son père et des Canadiens français dans ce pays étrange qu’est le Canada. Fabien dans le siècle raconte la vie d’un homme ordinaire avec ses travers et ses grandeurs. Il aurait pu être mon père ou encore celui de mes amis à la petite école. Un individu peu instruit qui a connu la guerre en s’enrôlant et qui a dû se débrouiller comme il le pouvait. Sa mère Maureen, une anglophone, un femme fragile et dépressive survit à bien des épreuves. Fabien a fait son chemin dans cette Gaspésie qu’il aime par-dessus tout, en particulier son village de Brébeuf, déserté depuis longtemps. Le problème se pose, Michel peut-il tout dire de ses proches, ouvrir les malles où l’on enferme les secrets et les étaler au grand jour dans un livre. Peut-il tout écrire au nom de la vérité et d’un réalisme fort discutable ? Voilà une question sans réponse.
Je ne peux m’empêcher de penser à mes hésitations avant de publier La mort d’Alexandre en 1982. Cette histoire s’aventure dans ma famille et j’ai très peu inventé, me contentant de raconter les faits et gestes de quelques-uns de mes frères qui étaient de vrais personnages romanesques. Ma mère se trouve au centre de cette aventure et je m’attarde à sa manière de voir les choses, surtout à ses monologues interminables qui marquaient chacune des heures de la journée. Toute la fratrie se réunit après bien des années pour les funérailles de mon père, décédé après une longue maladie.
J’ai eu bien de plaisir à suivre l’un de mes frères jusqu’à sa fin tragique. J’ai tenté de reproduire phonétiquement le langage de mes proches dans mes dialogues. Une fois le texte terminé, des questions ont surgi. Tous mes parents se retrouvaient dans ces pages et même si j’avais changé les noms, tous se reconnaîtraient. J’hésitais à soumettre mon roman à Victor-Lévy Beaulieu.
Et je suis allé voir ma mère avec mon manuscrit et lui ai demandé d’y jeter un coup d’œil. Aline n’était pas une lectrice, même si elle reprenait Maria Chapdelaine une fois par année, et était une fidèle des Belles Histoires des pays d’en haut à la télévision. Si elle me tombait dessus en me traitant de « maudit sans génie et de grand innocent », je rangerais mon texte dans un tiroir et passerais à autre chose.
Un mois plus tard, je suis retourné la voir et lui ai posé la question du siècle : « Pis ? » Elle m’a regardé, avec ses yeux bleus, et m’a lancé cette phrase étonnante. « Comment tu fais pour inventer autant de menteries ? » J’avais le feu vert. Pour elle, tout cela était une fable. Rien de vrai. J’ai publié le roman et personne dans mon entourage ne m’a parlé de mon livre. Je me demande s’ils ont pris la peine de le lire. Ce fut toujours le cas avec mes ouvrages, même si tous sont au cœur de ma démarche.
« Il a tenté de donner un statut à son enfance, à son monde, à son père. Il a écrit un récit, un de ces livres que ceux qui ne peuvent concevoir la littérature autrement que fictionnelle appellent des “témoignages” ». (p.64)
Tout cela pour dire qu’écrire sur sa famille provoque des remous et des vagues. Je connais des auteurs qui se sont brouillés avec leurs proches après avoir publié une histoire puisée dans les secrets du clan, ceux que l’on veut toujours étouffer.
Carl Leblanc a certainement regardé souvent dans son rétroviseur pour nous offrir ce formidable roman.
PARCOURS
Fabien a fait la guerre, est revenu avec tous ses morceaux, ce qui ne fut pas le cas de plusieurs, et a retrouvé sa Gaspésie natale. Il a marié Maureen, une anglophone, a eu quatre filles et un fils, Michel, le petit dernier, qui a étudié en histoire et est lui-même père de deux enfants. Politiquement engagé, souverainiste, dans un milieu ancré dans le fédéralisme, Michel croit que le Québec peut devenir un pays dans toutes ses dimensions.
Et, peu à peu, nous remontons le siècle, dans sa jeunesse, ses écrits, ses espoirs comme universitaire et auteur. Son épouse Jeanne qui fait carrière et fait sa marque. Ses contrats, des travaux à la pige, ses grands questionnements et surtout la famille qui l’obsède. Le père, la figure de cet homme énigmatique, silencieux et pourtant fascinant à sa manière.
« Il lui a répété sa conviction qu’il faut voir l’histoire en face, que le passé est devant nous, en quelque sorte, et que nous le fabriquons tous les jours. Il y a plus ; il craint que l’air du temps où l’on conteste l’idée même d’une nature ou d’une vérité humaine soit délétère et alimente une forme de barbarie. Les tenants de la déconstruction, les adeptes de la tabula rasa, eux aussi, à leur façon, rêvent d’une “fin de l’histoire”, comme on souhaiterait la fin des imperfections, cette détestable manie humaine ! » (p.35)
Michel est très typique des gens de ma génération, né dans une famille toute simple où le père a fait plusieurs métiers pour survivre. Pourtant, il a dû partir à Montréal pour des études. J’ai fait un même parcours en m’exilant à Montréal dans les années 1970. Fasciné que j’étais par les livres, la littérature, l’histoire et la philosophie. La vie intellectuelle à la ville et toujours ancré dans le quotidien de mon village du Lac-Saint-Jean, des forestiers qu’étaient mon père et mes frères. Tout comme Michel qui n’arrive pas à se détacher complètement de son passé de Gaspésien, de ses origines et de son adolescence. Il est ce que l’on a nommé un « transfuge de classe ».
« L’université et une école d’humilité. Il n’est pas chez lui parmi les forts en thème qui circulent dans les corridors de la faculté, il n’est plus parmi les siens, ceux qui sont demeurés là-bas, dans l’histoire de son enfance. Son passé, le premier de ses passés, épais comme une feuille, lui tenaille déjà le ventre, mais il sent que la Gaspésie se désamarre en lui. Que reste-t-il de ce que Michel fut dans ce long commencement qui a duré une vingtaine d’années ? Que reste-t-il de ses premiers amis et de ses premières amours ? De ses premiers émois, ces vagues de sentiments vertigineux ? De ses projets, de ses pensées toutes neuves ? Et de cette permanence de l’être ? » (p.224)
Un homme qui ne se sent pas à l’aise dans son nouvel entourage où ses efforts et ses études l’ont poussé et qui est devenu un étranger en quelque sorte dans son milieu de provenance. Un peu perdu, avec ses passions, et un sentiment d’avoir peut-être trahi ses origines. Du moins, c’était très fort chez moi.
MÊME ROUTE
Carl Leblanc et moi avons fait un même cheminement en racontant l’histoire de nos familles et de nos proches. Pour leur accorder une importance certainement et leur faire une place dans le monde des livres, la littérature et l’écrit. Partir du réel pour le transformer en œuvre fictionnelle. C’est ce que j’ai fait dans la plupart de mes publications.
Un roman magnifique qui donne un éclairage particulier à ce Canada français qui est devenu le Québec que nous connaissons à partir des années 60 et la Révolution tranquille qui a tout bouleversé. Leblanc montre parfaitement les mésententes et les tensions de la société au moment de l’élection du Parti québécois en 1976 et lors des référendums de 1980 et 1995. Les déchirements de la population qui se retrouvaient dans les familles et qui menaient souvent à de véritables affrontements. C’est fascinant, vrai, intelligent et on remonte le temps jusqu’à la naissance de Michel où toutes les attentes sont permises.
« Fabien prend cette petite vie balbutiante entre ses mains. Il s’est reproduit. En mieux, espère-t-il. Il ne le saura pas de sitôt. Il doit, là aussi, avoir la foi. Il regarde ce futur homme qui vient d’émerger. C’est lui. Ce qu’il y a de plus proche de lui. Il ne sera pas le dernier. Cet être sera aussi une parie d’yeux de plus pour le pleurer un jour, quand lui-même sera vieux, peut-être, qui sait, s’ils réussissent à créer suffisamment d’intimité, si les cœurs ne s’avèrent pas trop durs… » (p.338)
Une histoire touchante, sensible, qui peut être celle de bien des Québécois.
LEBLANC CARL, Rétroviseur, Éditions du BORÉAL, Montréal, 344 pages
https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/retroviseur-2863.html