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jeudi 3 février 2022

KORNELIUSSEN EST SANS PITIÉ ENCORE UNE FOIS

NIVIAQ KORNELIUSSEN n’aime guère les sujets faciles et elle récidive, après le succès de son premier roman Homo sapienne, avec une histoire tout aussi troublante. Elle aborde, encore une fois, une question difficile, souvent tabou dans la société avec La Vallée des Fleurs. On s’en souvient, son premier ouvrage s’attardait à des Groenlandais qui cherchaient un sens à la vie dans les excès sexuels, la drogue et l’alcool. Dans ce livre grinçant, l’auteure nous plonge dans le fléau des suicides chez les jeunes. Pire, il semble que l’on considère cette réalité comme une fatalité que personne ne peut contrer dans son pays. Voilà un drame terrible. La Vallée des Fleurs nous entraîne dans un monde déboussolé, en manque de repères, où tout s’effrite sous les pieds des personnages. 

 

Toujours le milieu groenlandais, des jeunes qui arrivent difficilement à composer avec une souffrance atavique, une attirance morbide pour la mort. Comme si la frontière entre le concret et l’imaginaire n’existait plus et qu’il était tout à fait normal de mettre fin à ses jours. Les adules, avec les adolescents, ont du mal à trouver une direction et à s’installer dans leur vie. Tellement que le suicide devient une banalité. Alors, se prendre en main et foncer dans le quotidien est un exploit quand toutes les issues se bouchent et que l’avenir est un mur ou une montagne qui se dresse devant vous. 

Voilà pour l’atmosphère et le milieu que Niviaq Korneliussen décrit de façon précise, chirurgicale presque. Nous sombrons dans le drame d’une jeune femme mal dans sa peau qui se bute à une fatalité héréditaire. Pourra-t-elle étudier au Danemark, se passionner pour l’anthropologie, se faire de nouveaux amis et s’apaiser?

 

Je ne sais jamais quand elle veut que je parle et quand elle veut que je la ferme. Je suis une poupée à batteries, sur le ventre de laquelle elle peut appuyer quand elle veut que je dise quelque chose. Elle appuie et appuie, elle veut tout le temps que je dise autre chose que ce que je dis. (p.14)

 

Une fascination pour la mort, plus inspirante que son amoureuse et ses proches, que l’envie de s’installer et de mettre la main sur sa destinée. Et quelle promiscuité dans cette histoire! Personne n’a de refuges, de lieux pour se calmer et se retrouver. La chambre à soi de Virginia Woolf prend ici un sens tragique.

 

AILLEURS

 

S’exiler, aller ailleurs pour contrer la rage sourde qui anime la jeune femme, le désir de mourir ou de tuer. Il faut s’arracher à soi pour se forger une identité qui peut vous porter toute une vie, vous faire vous réconcilier avec les autres et son environnement.

 

Heureusement que je pars bientôt, ai-je envie de crier, envie d’aller chercher le fusil d’ataata, de vider le chargeur sur les murs et par les fenêtres, de m’envoler de cette maudite maison. (p.31)

 

Le problème veut que l’on emporte sa rage et son mal de vivre dans ses bagages. Et comment s’adapter à un nouveau milieu, à d’autres façons de faire, se confronter à des préjugés et au racisme? Les jeunes Inuits arrivent difficilement à étudier dans nos universités du Sud si étrangères à leur réalité. Ce n’est guère différent au Groenland où une chape de plomb écrase tout le monde. 

 

Ils parlent en mal de moi, mais je m’en fiche totalement, j’y suis habituée, je viens après tout du Groenland. Un pays qui adore quand les gens tombent. Comme ma famille. Ils étaient souvent assis à la fenêtre et riaient des gens qui glissaient sur les routes verglacées, quand sévissait le dégel de la tempête d’automne. Je ne trouvais pas ça particulièrement amusant, parce que la glace avait l’air dure. Les gens étaient mouillés et avaient froid. (p.109)

 

Malgré ses efforts, la belle Inuite n’arrive pas à suivre ses collègues à l’université. Surtout qu’un suicide, un autre, la ramène au pays où tout se déglingue. Les fils se touchent dans la tête de la jeune femme et la glissade devient inévitable. 

Peu à peu, Korneliussen nous entraîne dans cette fatalité qui bouscule tout le monde, nous confronte au peu de ressources que ces désespérés trouvent autour d’eux.

 

 Ma chérie, je ne crois pas que je puisse survivre encore un été avec toi. Un été avec toi ferait fondre ce qui reste de moi. L’été dernier, tu étais comme le soleil de minuit, tiède, maintenant tu es comme le CO2, tu détruis mes cellules cérébrales, mes petits micro-organismes, tu as pénétré à travers ma peau, tu m’as élimée jusqu’à la nudité. (p.298)

 

La narratrice reste une errante devant les corbeaux qui la couvent du regard, attendant leur heure, avec la mort qui a tout son temps. 

Un roman qui fait grincer des dents à chaque phrase par sa dureté, cette rage qui se retourne contre soi. Tous basculent, avec Sejer, qui ne sait plus s’il est un homme ou une femme, plongeant dans un désarroi qui fait mal à l’âme. 

Et quelle fin hallucinante! J’ai eu envie de hurler pour arracher cette pauvre fille à sa folie et à sa désespérance. On quitte ce livre à bout de souffle et de mots. Niviaq Korneliussen est terrible avec les en-têtes des chapitres qui tombent comme des notices nécrologiques. Une incroyable litanie qui signale la mort d’un jeune qui n’en pouvait plus. 

Une réalité qui laisse pantois et vous griffe l’âme et le cœur. Quelle désespérance, mais quelle force d’écriture. Un roman terrifiant, un mal être qui vous happe et vous jette par terre. Un ouvrage qui marque le lecteur de façon indélébile.

 

KORNELIUSSEN NIVIAQLa Vallée des Fleurs, LA PEUPLADE, 384 pages, 27,95 $.

https://lapeuplade.com/archives/livres/la-vallee-des-fleurs

vendredi 22 décembre 2017

NIVIAQ KORNELIUSSEN NOUS SAISIT

NIVIAQ KORNELIUSSEN permet aux lecteurs de s’aventurer au Groenland, un pays que je ne connais guère, je l’avoue, sauf par les récits de quelques audacieux qui cherchent des traces de John Franklin, de sa terrible expédition de 1845. Plusieurs écrivains du Québec se sont aventurés dans le Nord après Yves Thériault et Agaguk. Jean Désy, dans plusieurs de ses ouvrages, Paul Bussières dans Mais qui donc va consoler Mingo ? et plus récemment Juliana Léveillée-Trudel dans Niirlit, un roman saisissant. Nous ne pouvons plus fermer les yeux sur la violence, les ravages de l’alcool et de la drogue chez les Inuit, les conséquences de la présence des Blancs dans ce pays si fragile et fascinant. Le dernier refuge peut-être des rêves d’un certain Nouveau Monde. Très peu d’autochtones cependant ont écrit sur leur vision du monde. Un noyau s’installe au Québec avec Naomie Fontaine, Natasha Kanapé Fontaine, Joséphine Bacon  et quelques autres. Marie-Andrée Gill fait aussi entendre sa voix particulière. Niviaq Korneliussen propose un regard étonnant qui prend des couleurs particulières pour nous les Québécois.
  
La Peuplade a eu la bonne idée, il y a quelques années, de nous offrir en traduction des fictions qui nous arrivent des pays de la Boréalie. Trois ouvrages jusqu’à maintenant dans la collection Fictions du nord qui m’a entraîné en Laponie finlandaise avec Aki Ollikainen et dans l’Islande de Gyrðir Elíasson. Des romans fascinants pour les lecteurs qui cherchent un monde différent. Je pense particulièrement à La faim blanche d’Ollikainen, un texte d’une dureté bouleversante. J’ai souvent eu l’impression d’être un peu chez moi avec ce décor, la neige et les arbres. Et que dire du conte d’Elíasson, Les excursions de l’écureuil, qui m’a souvent fait perdre mes repères. La lecture nous égare parfois et c’est tant mieux.
Les aventures de Sara et Fia pourraient nous entraîner dans une petite ville du Canada, de la Sibérie ou du nord du Japon. Montréal, Winnipeg et Calgary peut-être. Des jeunes, femmes et hommes, n’en ont que pour la fête et les beuveries. Une jeunesse à la dérive dans ses excès et qui se moque des conséquences. Nous avons aussi ce genre de littérature chez certains écrivains du Québec. Des aventures avec des hommes et des femmes, des ruptures et des retrouvailles. Des secrets de famille entre frères et sœurs. Toujours la famille qui cause tant de traumatismes et d’angoisse. Une sorte de mal à l’âme hante cette jeunesse qui se débat et se noie souvent dans le présent qui devient un gouffre.
Un décor quasi absent et ce qui importe, ce sont ces jeunes qui se retrouvent jour après jour, la nuit surtout, dans des endroits sombres et bruyants où l’on danse comme des possédés, tout en buvant et se droguant. 

QUÊTE

Homo sapienne s’avère pourtant une extraordinaire quête d’identité. Ces jeunes Groenlandais sont aspirés par une fatalité qu’ils ne peuvent rejeter malgré tous leurs efforts. Quand on se sent impuissant, il reste toutes les extravagances souvent suicidaires. Ce qui n’empêche pas certains d’étudier pour arriver à briser peut-être le cercle infernal. Une certaine lucidité réussit toujours à s'imposer.

Les journées s’assombrissent. Le vide en moi s’agrandit. Mon amour n’a plus aucun goût. Ma jeunesse vieillit. Ce qui me maintient en vie se dirige uniquement vers la mort. Ma vie s’est usée, flétrie. Quelle vie ? Mon cœur ? C’est une machine. (p.30)

Ce n’est pas sans me faire penser au roman de Léveillée-Trudel qui se heurte à une fatalité qui écrase les jeunes femmes inuites séduites par les Blancs et abandonnées. Igaluit, le film de Benoît Pilon, illustre parfaitement cette réalité.
Cette formidable quête d’identité passe par une sexualité débridée et obsédante, par la mutation dans le cas de Fia. Un processus douloureux, terrible s’amorce en elle. Une sorte de mort symbolique pour renaître autre, dans son vrai corps. Elle doit se défaire d’une sexualité imposée pour s’installer dans sa vraie nature et se faire accepter par ses proches.
Ba initie Fia qui n’arrive jamais à s’abandonner dans les gestes de l’amour. Elle joue, fait semblant comme elle a fait avec les hommes. Elle découvre peu à peu qu’elle est un homme dans sa tête et son corps. Un sujet que l’on n’aborde que rarement dans notre littérature. C’est encore peut-être un tabou, je ne sais pas. Une question identitaire qui prend ici un aspect singulier.

MUTATION

Si on s’en tenait à la gestuelle des personnages, on aurait des corps qui cherchent frénétiquement le plaisir, l’orgasme et une forme de mort dans l’alcool et les drogues. Ce n’est surtout pas ça. Toute cette frénésie masque le désarroi d'une jeunesse qui tente de trouver des points d’ancrage. Tous doivent vivre une sorte de mutation pour continuer à croire à l’avenir. Ou bien fuir encore comme le frère de Fia qui réside à l’étranger et déteste son pays d’origine.

Je n’en aurais pas réchappé si je ne m’étais pas enfui. Mais ici, ils ne pourront m’atteindre. Je ne reviendrai jamais au Groenland. Je ne veux plus jamais être emprisonné. Je ne veux plus jamais être emmuré entre de hautes montagnes. Je ne veux plus jamais appeler un Groenlandais « mon compatriote ». Je ne veux plus jamais habiter au même endroit que les captifs de la prison. Parce que j’ai honte d’être groenlandais. (p.75)

Une situation difficile parce que tous se heurtent aux préjugés et aux normes de leur société. Ils ont appris les règles, les gestes acceptables et une certaine morale. Il faut un courage terrible pour s’arracher à ces balises et oser marcher dans un monde où il faut établir ses propres règles. Un cheminement qui se fait dans la douleur, le découragement, les hésitations qui peuvent pousser certains vers les gestes sans retour.
Faut-il mourir en quelque sorte pour renaître, trouver qui on est dans son corps et dans sa tête ? Qui sont ces garçons et ces filles qui se débattent continuellement entre la langue maternelle et l’anglais ?
Le texte de Niviaq Korneliussen est truffé de phrases en anglais qui montrent cette perte d’identité et d’ancrage. Nous en savons beaucoup sur le sujet au Québec. Que penser de tous ces jeunes qui choisissent l’anglais pour chanter en rêvant de devenir des Américains.

La noirceur amène aussi avec elle sa bonne amie la lumière. No thanks. Not ready. Je change la chanson avant qu’elle ne soit finie. Walk of Shame de P!nk démarre. That’s more like it. La légèreté me souhait la bienvenue. La légèreté amène avec elle la fête. Séduire des filles. Sexe. Vie sans intérêt. Repousser la faute sur l’alcool, être innocente. C’est la faute de l’alcool. Je ne suis pas méchante, c’est l’alcool qui crée des problèmes. Mais la légèreté amène aussi les effets secondaires de l’alcool. Les vomissements du lendemain. Les conséquences fâcheuses de l’inattention. La légèreté amène son maudit accompagnateur : le remords, qui ne vient jamais avant qu’il ne soit trop tard. Le remords. Le remords va avec la saleté. (p.187)

Une écriture incantatoire que la traduction n’a pas altérée et qui m’a fait souvent penser aux chants de gorges des Inuit. Si les répétitions m’énervent d’habitude, elles sont nécessaires dans ce texte d’hésitations qui témoignent d’une recherche frénétique où il faut s’accrocher aux mots comme aux barreaux d’une échelle pour se hisser hors de soi. Une forme de prière, de rapt sauvage pour cerner sa pensée qui ne cesse de se diluer et de fuir. Une écriture haletante, souffrante. 
L’anglais appuie ces pertes d’être, ces glissements du soi. C’est le propre de l’aliénation. Une langue bouscule l’autre pour s’imposer et couper les individus de sa propre réalité. L’anglais envahit tout l’espace de l’esprit peu à peu. C’est le cas partout sur la planète. Nous en avons beaucoup à dire sur le sujet au Québec avec ceux qui s’affolent devant la présence de plus en plus forte de l’anglais dans nos vies et ceux qui cherchent à se perdre dans l’américanité. Les jeunes vivent ce déchirement terrible au Groenland comme dans les rues de Montréal. Le plongeur de Stéphane Larue est certes un bon exemple de ce tremblement identitaire.
Ce roman prend une signification particulière pour nous les Québécois. J’y ai reconnu nos tiraillements, nos hésitations et nos certitudes qui n’en sont finalement pas. Notre acharnement aussi à se noyer dans les rires et un humour bouffi qui pousse vers un désabusement de plus en plus grand. Ce n’est pas vrai que l’on peut rire de tout et se moquer de son âme.
Madame Korneliussen nous décrit une pensée tronquée qui se double d’une hésitation sexuelle et identitaire. Une quête qui passe par le corps pour arriver à faire surface et à s’exprimer au grand jour. Un roman particulièrement touchant. Étourdissant même. Des propos qui frappent le lecteur en plein cœur. Absolument saisissant, mais d’une vérité périlleuse.


HOMO SAPIENNE de NIVIAQ KORNELIUSSEN, une publication des ÉDITIONS LA PEUPLADE.