J’ai découvert Robert Lalonde avec «Une belle journée d’avance», en 1986. Je ne m’en suis jamais remis. Depuis, je suis un accroc qui attend avec impatience chacune de ses publications. À chaque fois, c’est la fête et une rencontre.
J’aime folâtrer, de temps en temps, dans certains de ses ouvrages pour glaner une phrase ou un paragraphe. «Une belle journée d’avance» bien sûr, «Le Diable en personne», «Le Fou du père», «Le Petit Aigle à tête blanche», «Le Monde sur le flanc de la truite» et «Iotékha» me permettent de renouveler le plaisir.
J’aime assez ce comédien devenu «souffleur de mots» pour relire l’ensemble de son œuvre en une seule et longue chevauchée. Chaque livre devient une aventure physique et existentielle, une expérience où tous les sens sont happés. Peu importe si l’équipée nous pousse du côté du roman, du récit ou du carnet, l’écriture de Lalonde nous fait explorer des sentiers négligés, se moque des balises, tend des collets à l’amour et à la mort.
Dix-neuvième livre
Avec «Espèces en voie de disparition», il revient à la nouvelle. Onze moments où l’on retrouve un monde familier et toujours renouvelé. L’adolescence qu’il a explorée dans «Que vais-je devenir jusqu’à ce que je ne meure», un ami qu’il accompagne vers la mort, une disparition inexpliquée du père. Peu importe les lieux, l’homme se laisse happer par les déchirures qui blessent l’âme et le font grandir. Partout, tout le temps, le lecteur vit des moments de vérité.
Et quelle occupation singulière de l’espace! Parce que l’auteur de «Où vont les sizerins flammés en été» est l’un des rares écrivains du Québec, avec Louis Hamelin, à arpenter le territoire américain, à intégrer la nature dans ses «histoires».
«Appuyé des deux mains à la rampe de la véranda, il était, si possible, plus mince encore que la veille. Derrière lui, j’apercevais les épinettes, la route de sable et le ciel chargé de neige. Il était nu comme un arbre mais ne tremblait pas, ne grelottait pas. La lumière s’allongeait sur l’herbe, du doré chaud de la croûte de pain. Plus loin, dans le pâturage, on apercevait des stries vertes d’été, d’autres roux sombre d’automne et, plus loin encore, au pied des arbres, des nébuleuses de givre. Le ciel était violet, l’horizon chargé de neige.» (p.31)
Métissage
Robert Lalonde porte en lui une culture à la fois américaine, amérindienne et européenne. Ce métissage en fait un être à l’écoute des forces que l’homme moderne menace par ses agitations et ses lubies guerrières.
J’aime mettre mes pas dans les siens, suivre ses longues enjambées, me glisser avec lui dans des marées d’odeurs, me grafigner aux fardoches et courir comme un halluciné à travers les pins qu’il sait si bien décrire. Son écriture tamise les neiges en janvier, colle aux orages et aux mains chaudes du jour, nous arrête devant le chant d’un oiseau ou l’envol d’une outarde qui «froisse l’air».
«Il a plu toute la journée. Je me penche sur l’eau et tends la main pour saisir un diamant de la Grande Ourse, une pâle émeraude de Mars. Mon cœur bat. J’ai de nouveau vingt ans et le droit, le devoir de faire ma vie. Une flaque de pluie, et voilà que se remet en marche au fond de moi la veille machine du rêve. Pinçant un scintillement entre mes doigts, je pense : « Quelle étrange place nous tenons dans l’univers, où nous sommes à la fois indispensables et de trop…»» (p. 91)
Un frère
À chaque lecture, je retrouve le frère qui me parle à l’oreille, me pousse dans des recoins et me fait aimer ce pays. Il me force à me brancher à l’univers, à déployer des antennes qui permettent de ressentir les frémissements de l’humanité.
Robert Lalonde est l’un des grands écrivains contemporains qui sait être juste, attendrissant et toujours questionnant. Ce terrible lecteur du monde invente la fête à chaque fois qu’il offre l’une de ses œuvres. Un capteur solaire, un cueilleur d’étoiles toujours à l’écoute, capable des plus belles escapades.
«Espèces en voie de disparition» de Robert Lalonde est publié aux Éditions du Boréal.