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jeudi 22 novembre 2018

CANTY PLONGE DANS LA LECTURE


DANIEL CANTY nous a habitués aux livres étranges qui nous font chercher nos repères et nous entraîne souvent dans des régions où il est n’est guère facile de s’orienter. Je pense à Wigrum et à ce récit étrange qu’est Les États-Unis du vent où, avec un copain, il se laisse guider par les caprices du vent dans le pays d’Ernest Hemingway et de Pat Conroy. Un voyage imprévisible et la découverte de lieux et de gens que les circuits touristiques ignorent. Ici, il étonne encore avec  La Société des grands fonds. Juste le titre est une question et une énigme. Autant lui donner la parole pour qu’il nous propose son aventure de lecture.

Une formule me visite comme un eurêka. J’ai l’intention de fonder, inspiré par une longue expérience de lecture au bain, une société des grands fonds à la charte incertaine. Je souhaite m’y laisser porter par les flots entremêlés des livres et l’eau, et vous y entraîner. (p.24)

Et Canty est certainement encore plus précis à la toute fin de son ouvrage où il donne le goût de plonger dans certains livres que vous n’avez pas encore rencontrés dans vos pérégrinations de lecteur.

La prégnance d’une émotion m’a poussé à calquer La Société des grands fonds sur la Société des poètes disparus. Je ne vous connais peut-être pas, mais j’espère que nos sensibilités, au fil de ces pages, ont pu s’accorder. J’ai voulu que ce livre, pour vous, semble un livre de magie. (p.176)

En d’autres mots, Daniel Canty a découvert la lecture alors qu’il était enfant et jamais il ne s’est éloigné des livres depuis. Il partage ici ses émois de lecteur, des moments de grâce qu’il a vécus en s’aventurant sur les phrases comme sur un fil. Surtout quand il s’installe dans sa baignoire pour des heures, s’abandonnant aux bercements des mots et de l’eau qui réchauffe son corps et peut-être aussi son âme. Une expérience, je l’avoue, que j’ignore complètement ne m’étant jamais abandonné à la lecture en eau tiède.
Ce récit lui permet de revenir sur des ouvrages qui ont marqué sa vie et des films qu’il a visionnés à plusieurs reprises. Des histoires, des romans qui sont devenus des références auxquelles il revient souvent. Si vous êtes un lecteur, vous savez que certains écrivains ne vous laissent jamais en paix.

ANCRAGES

Je pourrais vous parler de L’odyssée qui me suit depuis des années. J’y reviens souvent et chaque fois que j’ouvre ce livre, la magie opère et je dois le parcourir du début à la fin. Les histoires d’Homère me fascinent au point où je m’en suis inspiré comme écrivain pour inventer un périple jeannois à son héros dans Le voyage d’Ulysse. Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez est aussi l’un de ces livres que j’explore sans cesse et que j’apporterais sur une île déserte. Il en est ainsi des carnets de Robert Lalonde qui ne sont jamais très loin ou des explorations de Victor-Lévy Beaulieu qui me fascinent, surtout quand il décide de prendre à bras le corps les œuvres d’Herman Melville, de James Joyce ou encore de Friedrich Nietzche.
Certains essais ou romans vous hantent et vous avez toujours l’impression en les relisant d’enlever une pelure et de vous rapprocher ainsi un tout petit peu plus près des propos de l’écrivain, de jongler avec un questionnement qui vous secoue encore et toujours après des années. Certains titres obsèdent, résistent et vous repoussent tout en vous liant à eux d’une manière toujours plus forte. Des livres qui vous suivront pendant toute votre vie.

LIEUX

J'ai mon coin dans la maison, un grand fauteuil près du foyer où le feu se laisse aller à ses fantaisies et attire les chattes qui viennent s’étirer devant les flammes pour s’imbiber de chaleur. C’est l’endroit où je lis le plus souvent même si je peux le faire un peu partout, particulièrement dans l’autobus qui me fait traverser le Québec quand je dois me rendre à Montréal.
Et l’été, quand le soleil pèse bas et lourd sur le lac et le sable, je passe des jours sous un grand parasol, devant les petites vagues qui meurent sur la plage, ne levant les yeux que quand j’entends le cri d’une mouette ou d’un écureuil qui s’abandonne à la colère.
Pour moi, une journée sur le sable, dans l’air vibrant de juillet, devient le lieu qui permet de m’aventurer dans une histoire que j’épluche comme une orange. C’est souvent l’occasion d’une relecture de tout ce qu’un écrivain que j’aime a publié.
Tout lecteur connaît aussi des phases ou des cycles. Des livres vous suivent dans vos migrations et vous accompagnent, même si un chroniqueur comme moi est lié à l’actualité et aux parutions récentes. Je rêve de m’adonner à la relecture. Peut-être que viendra une époque dans ma vie où je ne ferai que ça.

LECTEUR DE FOND

Daniel Canty est un lecteur de fond comme on dit coureur de fond qui se fie aux hasards et qui aime être déstabilisé.

Ma nouvelle méthode de lecture ambulatoire peut produire des résultats semblables à ceux de la lecture au bain. Elle s’appuie sur le pouvoir de déplacement de la fiction, qui permet à des lieux et à des expériences distants de se rejoindre. Je ne suis plus celui que j’étais. Je me retrouve en lisant. Vous aussi, j’en suis certain. (p.58)

Cette aventure ne cesse de se renouveler, de vous entraîner dans des sentiers peu fréquentés et délaissés ou encore vous fait découvrir une autoroute que vous empruntez pour la première fois et qui peut prendre fin brusquement. Les circonvolutions de la lecture sont toujours imprévisibles et étonnantes.
Et un livre rejoint toujours des préoccupations en vous, des questionnements et si vous écrivez, des problèmes formels ou stylistiques, des manières de dire. Je ne répéterai pas ici les conséquences qu’a eues sur mon écriture la lecture d’Une saison dans la vie d’Emmanuel de Marie-Claire Blais. Ça m’est arrivé d’amorcer un roman et d’être bouleversé par un inconnu qui devient un ami proche. Une manière de faire qui provoque en moi une sorte d’illumination. Ce fut le cas quand j’ai découvert Agustin Gomez-Arcos et L’agneau carnivore.

J’écoute mon ami d’un jour lire, avec ce même air amusé que je lui ai connu, et je n’ose plus lui parler. Alistair donne la parole à ce qu’on entend en creux au fond de nous-mêmes, la présence vécue de la mort et la nécessité de se raconter. (p.93)

J’avoue avoir trouvé un ami et un frère de lecture en Canty. Oui, j’ai la prétention d’être un lecteur de fond qui ne traverse que très rarement une journée sans ouvrir un livre, sans m’aventurer sur une page qui est toujours aussi mince et fragile qu’une nouvelle glace sur le lac. J’engage le dialogue avec un écrivain que je ne rencontrerai peut-être jamais et qui devient l’un de mes proches. La lecture possède cet étrange pouvoir. Lire, c’est accepter de ne jamais arriver à destination et de ne jamais empoigner une vérité immuable.

RENCONTRE

Canty croise Borges, Bradbury, Alain Grandbois, Robert Lalonde et de nombreux jongleurs qui bousculent les phrases et deviennent des compagnons d’aventure.

La fréquentation des classiques est après tout une discipline du reste, l’anthropologie d’une rencontre impossible, où les fragments d’une civilisation qui nous a précédés, dont l’écho et l’éclat continuent de rayonner, ravivent l’énigme d’exister. Grecs anciens. Chimistes modernes. Affinités électives. Anne Carson sait que les époques de l’imperdu n’ont rien à faire de nos méthodes de datation. Un livre est un fragment du temps, qui s’invente une forme pour y survivre. (p.142)

Quelle belle équipée permet Daniel Canty ! Il ouvre les portes de son enfance, de ses rêves, de ses jeux à Lachine. Sa vie à Vancouver où d’autres lectures viennent le troubler. Son séjour à New York qui lui permettra de devenir un autre. Les lieux suggèrent souvent des lectures et forgent la pensée. Un habitant de la Boréalie ne peut lire les mêmes choses qu’un Australien même si certains ouvrages réussissent à transcender le climat, les époques et les langues. Je pense à Don Quichotte de Cervantès qui est devenu une histoire qui parle à tous les individus de tous les temps et de tous les lieux.
Une belle manière de livrer certains secrets. Parce que la lecture comme l’écriture permet aussi de nous approcher de certains mystères, de nous faufiler dans des couloirs que nous hésitons à emprunter souvent.  Se pencher sur un roman ou un essai, c’est partir pour la Chine et se retrouver en Amérique comme Christophe Colomb l’a fait, plonger dans un autre monde qui vous aspire ou vous repousse.
Daniel Canty ouvre ici le monde de ses lectures. Il m’a convaincu plus que jamais d’écrire ce carnet de lecteur que j’imagine depuis un certain temps. Bien sûr, je vais adhérer à la Société des grands fonds pour partager mes bonheurs de lecture et ces moments inoubliables que seuls les écrivains vous permettent de vivre.


LA SOCIÉTÉ DES GRANDS FONDS, un RÉCIT de DANIEL CANTY publié à LA PEUPLADE, 2018, 208 pages, 24,95 $.



http://lapeuplade.com/livres/la-societe-des-grands-fonds/