DANIEL
CANTY nous a habitués aux livres étranges qui nous font chercher nos repères et
nous entraîne souvent dans des régions où il est n’est guère facile de
s’orienter. Je pense à Wigrum et à ce récit étrange qu’est Les États-Unis du vent où, avec un copain, il se laisse guider par
les caprices du vent dans le pays d’Ernest Hemingway et de Pat Conroy. Un
voyage imprévisible et la découverte de lieux et de gens que les circuits
touristiques ignorent. Ici, il étonne encore avec La
Société des grands fonds. Juste le titre est une question et une énigme. Autant
lui donner la parole pour qu’il nous propose son aventure de lecture.
Une formule me
visite comme un eurêka. J’ai
l’intention de fonder, inspiré par une longue expérience de lecture au bain,
une société des grands fonds à la charte incertaine. Je souhaite m’y laisser
porter par les flots entremêlés des livres et l’eau, et vous y entraîner.
(p.24)
Et Canty est certainement
encore plus précis à la toute fin de son ouvrage où il donne le goût de plonger
dans certains livres que vous n’avez pas encore rencontrés dans vos
pérégrinations de lecteur.
La prégnance d’une
émotion m’a poussé à calquer La Société
des grands fonds sur la Société des
poètes disparus. Je ne vous connais peut-être pas, mais j’espère que nos
sensibilités, au fil de ces pages, ont pu s’accorder. J’ai voulu que ce livre,
pour vous, semble un livre de magie. (p.176)
En d’autres
mots, Daniel Canty a découvert la lecture alors qu’il était enfant et jamais il
ne s’est éloigné des livres depuis. Il partage ici ses émois de lecteur, des moments
de grâce qu’il a vécus en s’aventurant sur les phrases comme sur un fil.
Surtout quand il s’installe dans sa baignoire pour des heures, s’abandonnant
aux bercements des mots et de l’eau qui réchauffe son corps et peut-être aussi
son âme. Une expérience, je l’avoue, que j’ignore complètement ne m’étant
jamais abandonné à la lecture en eau tiède.
Ce récit lui
permet de revenir sur des ouvrages qui ont marqué sa vie et des films qu’il a
visionnés à plusieurs reprises. Des histoires, des romans qui sont devenus des
références auxquelles il revient souvent. Si vous êtes un lecteur, vous savez
que certains écrivains ne vous laissent jamais en paix.
ANCRAGES
Je pourrais
vous parler de L’odyssée qui me suit
depuis des années. J’y reviens souvent et chaque fois que j’ouvre ce livre, la
magie opère et je dois le parcourir du début à la fin. Les histoires d’Homère
me fascinent au point où je m’en suis inspiré comme écrivain pour inventer un
périple jeannois à son héros dans Le
voyage d’Ulysse. Cent ans de solitude
de Gabriel Garcia Marquez est aussi l’un de ces livres que j’explore sans cesse
et que j’apporterais sur une île déserte. Il en est ainsi des carnets de Robert
Lalonde qui ne sont jamais très loin ou des explorations de Victor-Lévy
Beaulieu qui me fascinent, surtout quand il décide de prendre à bras le corps
les œuvres d’Herman Melville, de James Joyce ou encore de Friedrich Nietzche.
Certains essais
ou romans vous hantent et vous avez toujours l’impression en les relisant d’enlever
une pelure et de vous rapprocher ainsi un tout petit peu plus près des propos de
l’écrivain, de jongler avec un questionnement qui vous secoue encore et toujours après des
années. Certains titres obsèdent, résistent et vous repoussent tout en vous
liant à eux d’une manière toujours plus forte. Des livres qui vous suivront pendant
toute votre vie.
LIEUX
J'ai mon
coin dans la maison, un grand fauteuil près du foyer où le feu se laisse aller
à ses fantaisies et attire les chattes qui viennent s’étirer devant les flammes
pour s’imbiber de chaleur. C’est l’endroit où je lis le plus souvent même si je
peux le faire un peu partout, particulièrement dans l’autobus qui me fait
traverser le Québec quand je dois me rendre à Montréal.
Et l’été,
quand le soleil pèse bas et lourd sur le lac et le sable, je passe des jours
sous un grand parasol, devant les petites vagues qui meurent sur la plage, ne
levant les yeux que quand j’entends le cri d’une mouette ou d’un écureuil qui s’abandonne
à la colère.
Pour moi, une
journée sur le sable, dans l’air vibrant de juillet, devient le lieu qui permet
de m’aventurer dans une histoire que j’épluche comme une orange. C’est souvent
l’occasion d’une relecture de tout ce qu’un écrivain que j’aime a publié.
Tout lecteur connaît
aussi des phases ou des cycles. Des livres vous suivent dans vos migrations et
vous accompagnent, même si un chroniqueur comme moi est lié à l’actualité et
aux parutions récentes. Je rêve de m’adonner à la relecture. Peut-être que
viendra une époque dans ma vie où je ne ferai que ça.
LECTEUR DE FOND
Daniel Canty
est un lecteur de fond comme on dit coureur de fond qui se fie aux hasards et qui
aime être déstabilisé.
Ma nouvelle méthode
de lecture ambulatoire peut produire des résultats semblables à ceux de la
lecture au bain. Elle s’appuie sur le pouvoir de déplacement de la fiction, qui
permet à des lieux et à des expériences distants de se rejoindre. Je ne suis
plus celui que j’étais. Je me retrouve en lisant. Vous aussi, j’en suis
certain. (p.58)
Cette
aventure ne cesse de se renouveler, de vous entraîner dans des sentiers peu
fréquentés et délaissés ou encore vous fait découvrir une autoroute que vous empruntez
pour la première fois et qui peut prendre fin brusquement. Les circonvolutions
de la lecture sont toujours imprévisibles et étonnantes.
Et un livre rejoint toujours des préoccupations en vous, des questionnements et si vous écrivez, des problèmes
formels ou stylistiques, des manières de dire. Je ne répéterai pas ici les
conséquences qu’a eues sur mon écriture la lecture d’Une saison dans la vie d’Emmanuel de Marie-Claire Blais. Ça m’est
arrivé d’amorcer un roman et d’être bouleversé par un inconnu qui devient un
ami proche. Une manière de faire qui provoque en moi une sorte d’illumination. Ce fut
le cas quand j’ai découvert Agustin Gomez-Arcos et L’agneau carnivore.
J’écoute mon ami d’un jour lire, avec ce même air
amusé que je lui ai connu, et je n’ose plus lui parler. Alistair donne la
parole à ce qu’on entend en creux au fond de nous-mêmes, la présence vécue de
la mort et la nécessité de se raconter. (p.93)
J’avoue avoir trouvé un ami et un frère de
lecture en Canty. Oui, j’ai la prétention d’être un lecteur de fond qui ne traverse
que très rarement une journée sans ouvrir un livre, sans m’aventurer sur une
page qui est toujours aussi mince et fragile qu’une nouvelle glace sur le lac. J’engage
le dialogue avec un écrivain que je ne rencontrerai peut-être jamais et qui
devient l’un de mes proches. La lecture possède cet étrange pouvoir. Lire,
c’est accepter de ne jamais arriver à destination et de ne jamais empoigner une
vérité immuable.
RENCONTRE
Canty croise Borges, Bradbury, Alain
Grandbois, Robert Lalonde et de nombreux jongleurs qui bousculent les phrases et
deviennent des compagnons d’aventure.
La fréquentation des classiques est après tout
une discipline du reste, l’anthropologie d’une rencontre impossible, où les
fragments d’une civilisation qui nous a précédés, dont l’écho et l’éclat
continuent de rayonner, ravivent l’énigme d’exister. Grecs anciens. Chimistes
modernes. Affinités électives. Anne Carson sait que les époques de l’imperdu
n’ont rien à faire de nos méthodes de datation. Un livre est un fragment du
temps, qui s’invente une forme pour y survivre. (p.142)
Quelle belle équipée
permet Daniel Canty ! Il ouvre les portes de son enfance, de ses rêves, de ses
jeux à Lachine. Sa vie à Vancouver où d’autres lectures viennent le troubler.
Son séjour à New York qui lui permettra de devenir un autre. Les lieux suggèrent
souvent des lectures et forgent la pensée. Un habitant de la Boréalie ne peut
lire les mêmes choses qu’un Australien même si certains ouvrages réussissent à
transcender le climat, les époques et les langues. Je pense à Don Quichotte de Cervantès qui est
devenu une histoire qui parle à tous les individus de tous les temps et de tous
les lieux.
Une belle manière
de livrer certains secrets. Parce que la lecture comme l’écriture permet aussi de
nous approcher de certains mystères, de nous faufiler dans des couloirs que
nous hésitons à emprunter souvent. Se
pencher sur un roman ou un essai, c’est partir pour la Chine et se retrouver en
Amérique comme Christophe Colomb l’a fait, plonger dans un autre monde qui vous
aspire ou vous repousse.
Daniel Canty
ouvre ici le monde de ses lectures. Il m’a convaincu plus que jamais d’écrire
ce carnet de lecteur que j’imagine depuis un certain temps. Bien sûr, je vais
adhérer à la Société des grands fonds
pour partager mes bonheurs de lecture et ces moments inoubliables que seuls les
écrivains vous permettent de vivre.
LA SOCIÉTÉ DES GRANDS FONDS, un RÉCIT de DANIEL CANTY publié à LA
PEUPLADE, 2018, 208 pages, 24,95 $.