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jeudi 21 décembre 2023

UNE FORMIDABLE QUÊTE D’IDENTITÉ

CERTAINS LIVRES viennent vous séduire, tellement que l’on souhaiterait rencontrer les personnages pour discuter, prendre un café, faire un bout de chemin avec eux et parvenir, peut-être, à se faire une petite place dans leur univers. C’est ce qui s’est produit avec Chapitre 15 de Sylvie Nicolas. Comment ne pas aimer John Pelham, cet anglophone généreux, originaire des maritimes, qui vit à Québec, dans le quartier Saint-Sauveur. Avec Élène qui débarque comme ça, arrivant de Toronto, après une longue absence. Jérôme aussi, l’homme à tout faire, un grand cœur toujours prêt à aider et à s’occuper des autres. En plus, je me suis retrouvé dans une librairie de livres anciens et d’occasion, le Déjà-lus. Je me suis mis à rêver que je repêchais mes premières publications qui ne sont plus sur les tablettes des librairies depuis je ne sais plus quand. Surtout que les clients ne se bousculent pas dans ce lieu paisible, et que John peut se permettre de prendre son temps, de vivre sa passion pour les ouvrages rares et précieux. Il participe même à des rencontres internationales pour croiser des collègues et s’informer sur certains documents.

 

Élène revient à Québec après la mort tragique de son amoureux, s’installe chez John qui l’accueille sans poser de questions comme un véritable ami le fait. Elle a sa place dans la librairie de la rue Saint-Vallier, dans le petit studio, tout en haut, au premier, pour guérir et surtout, peut-être, oublier ou du moins accepter les épreuves qu’elle vient de vivre. 

Elle donne un coup de main à John qui lui laisse le temps de se retrouver même si la vie bouscule toujours un peu tout le monde et ne cesse de surprendre.

La mort d’Adeline par exemple, une cliente, une dame fort attachante qui avait adopté Élène. Cette dernière allait chez elle, pour lui faire la lecture, au moins une fois par mois. Tout change avec l’étrange héritage d’Adeline, des textes plus ou moins longs qu’elle lègue à sa lectrice. 

 

COMA

 

Adeline y raconte des comas qui ont marqué son existence. Une sortie hors de sa vie consciente pour se retrouver dans un milieu idéal peut-être, avec des amis fort sympathiques, un amour sans doute. Cette léthargie reste un état bien mal connu. Le cerveau cesse-t-il toute activité lucide alors ? Bien des questions demeurent sans réponses.

Une rencontre avec Guylaine Fortin, la notaire chargée d’exécuter les volontés d’Adeline, lui permet de recevoir cet héritage et tout un monde s’impose. La vieille dame parle de son autre existence, de ses liens dans ce monde incertain, peut-être pas si inaccessible que l’on pourrait le croire.

 

« Je suis resté un long moment les yeux rivés au feuillet, la tête à la fois pleine et vide. Je me sentais incapable de décacheter une autre enveloppe. Je n’aurais su dire ce qui venait de me traverser, mais à cet instant précis, j’aurais voulu glisser dans un univers de sommeil semblable à celui d’Adeline. » (p.77)

 

Élène et John s’aventurent dans une quête, disons-le, qui permet de se retrouver, de respirer après des remous qui secouent et font perdre pied souvent. La vie est comme ça et même dans le rêve, rien ne semble de tout repos.

 

AMIS

 

Les personnages de Sylvie Nicolas sont des gens ordinaires que l’on pourrait rencontrer en sortant de chez soi, saluer ou encore inviter à prendre un verre pour un bout de conversation, un moment de bonheur qui rend la journée intéressante, pour ne pas dire précieuse. Des individus qui vous permettent de mieux vous sentir dans votre espace, un peu comme les hommes et les femmes de Jacques Poulin. Comme si on tombait en amour avec ces personnages.

Élène cherche à oublier Carl, un photographe de talent. Sa mort l’a dévastée. Elle est fragile, a tout abandonné derrière elle pour tenter de faire le ménage dans sa tête. John comprend très bien son amie et demeure particulièrement discret. Lui aussi n’a pas été épargné. May, son amoureuse, l’a quitté pour une secte religieuse qui rend un culte un peu étrange à la Vierge Marie. Un groupe qui n’a rien de rassurant. Les hommes qui viennent demander de l’argent à John ont plus à voir avec la mafia que des anges convertis.

Jérôme, la bonne âme, le généreux de son temps et de son savoir, celui qui règle tous les problèmes quotidiens, se remet mal de la mort d’Adeline qui était plus qu’une amie, du moins dans son cœur et sa tête. 

Et tout s’ébranle, secoue ces gens avec les petits événements qui leur font oublier leurs soucis.

 

« Guylaine vous aura mentionné que vous devez vous sentir libre d’accepter les enveloppes ou de les lui laisser. Si vous en prenez possession, vous resterez libre de les ouvrir ou pas. Libre de lire le contenu de la première de jeter les autres. Libre de lire le contenu de la première et de jeter les autres. Libre, quoi. Il n’y a aucune obligation de votre part. Et de ma part, aucune intention de vous encombrer. » (p.31)

 

Il n’y a pas de meilleure façon de vous lier. Et voilà Élène avec bien des questions. Tous tentent de l’aider, de comprendre que le réel n’est peut-être pas ce que l’on pense. Adeline a vécu des événements particuliers dans un autre monde.

 

LECTURE

 

À deux reprises, Adeline a sombré dans un coma profond pour rejoindre, pour ainsi dire des amis, des gens dans cet autre univers. Des enfants, des amoureux. Il y est question de son pays d’origine, de Forillon qui a été rasée pour faire place au parc national que nous connaissons. Une allégorie, certainement, de Sylvie Nicolas pour nous parler de ces gens qui ont été dépouillés de leur récit et coupés de leurs racines. Ils se retrouvent dépourvus, comme s’ils n’avaient jamais existé, n’avaient jamais eu de passé. Et pour apprivoiser cette vie perdue, ils doivent basculer dans une sorte de sommeil onirique pour ranimer leur histoire. Tout se complique un peu quand on apprend que le père de la notaire Fortin, lui aussi originaire de ce coin de pays, a vécu des comas qui coïncident avec ceux d’Adeline. 

 


MISSIVES

 

Les fameux écrits rappellent des gens, des événements qu’il est difficile de percevoir et de comprendre, surtout pour John et Élène. Guylaine, la notaire, par la même occasion, tente de trouver les morceaux manquants de sa vie avec un carnet rédigé par son père.

Tous tâchent de reconstituer le puzzle de cette histoire pour retrouver leur équilibre. Élène, qui a tant de mal à évoquer le suicide de Carl. John qui a quitté son pays des maritimes et qui a vu May s’évader dans un autre monde. Jérôme qui s’occupe de sa sœur et d’une amie qu’il qualifie de « femme de sa vie ». Tous, pour envisager l’avenir, doivent apprivoiser leur passé et l’accepter avec sérénité.

 

« Le document s’achevait sur l’amour immense, impossible à formuler, qu’elle portait à ces petits. Non pas comme une femme de son âge, écrivait-elle, mais comme l’enfant qu’elle avait été dans ce monde où les pères et les mères avaient disparu. Elle et les marmots partageaient le même chagrin : celui de leur mémoire effacée. » (p.165)

 

Un formidable roman, une quête d’ancrage qui nous emporte. Des personnages vibrants et fragiles qui se tendent la main, toujours prêts à aider leurs proches. Ils refont surface dans une belle solidarité malgré les embûches et des blessures que l’on pense souvent impossibles à guérir. Et il y a des épreuves, la covid, les guerres qui permettent de se serrer les coudes devant l’horreur. 

L’impression de perdre des amis en refermant ce roman lumineux. Oui, j’ai ressenti une peine d’amour en abandonnant Élène et John, Jérôme qui se retrouve seul à la mort de sa sœur. 

Mais, il y a la vie, le présent et des hommes et des femmes qui s’aident, font tout pour devenir plus généreux et attentif aux autres. Et quelle magnifique maîtrise de l’écriture par Sylvie Nicolas. Une retenue que je lui envie, un monde qui vit, palpite et fait de la vie la plus belle et la plus folle des aventures. Et pour le titre, vous devrez faire l’effort de lire ce roman, de suivre ces personnages impossibles à oublier. Vous m’en reparlerez.

 

SYLVIE NICOLAS : Chapitre 15, Éditions Druide, Montréal, 240 pages.

https://www.editionsdruide.com/livres/chapitre-15

mercredi 20 décembre 2017

SYLVIE NICOLAS POURSUIT SA QUÊTE

SYLVIE NICOLAS nous convie à un voyage singulier dans Le cri de la Sourde, un roman polyphonique où la romancière s’aventure dans son histoire familiale pour y secouer des sédiments, retrouver des voix perdues et oubliées, des figures de femmes et d’hommes qui survivent malgré tout. Elle nous entraîne dans un jeu de marelle étrange, surprend les voix de la mer qui racontent peut-être le récit de l’humanité et aussi sa propre histoire. Une entreprise difficile parce que les pas des humains ne vont jamais en ligne droite. Un roman comme je les aime où l’écriture est une embarcation qui vous entraîne très loin, au large, dans des lieux que nous négligeons souvent parce que nous pensons les connaître pour les avoir visités pendant toute notre enfance.

Un morceau de pays, une fin et un commencement devant la mer qui se querelle avec l’horizon selon les jours et les manigances du vent. Les marins partent et reviennent, repartent pour aller plus loin encore, se faufilent derrière l’horizon et oublient de rentrer.
Tout cela dans un magma où les époques se confondent comme des alluvions que la narratrice retourne pour comprendre son passé et ses façons d’être.

Tu faisais ce à quoi les enfants excellent : tu n’écoutais pas, mais tu entendais tout. Tu ignorais à cette époque que les mots prononcés, les phrases échappées, les fragments de récit et les témoignages des uns et des autres pouvaient se déposer en toi comme sable au fond des rivières. (p.22)

Ce besoin de certitude qui hante les écrivains. Cette recherche dans le lieu de sa naissance, son pays, les propos des femmes et des hommes qui ont nommé des territoires et qui sont morts comme tous les vivants doivent le faire. Le territoire forge les humains avec ses regards, ses rires, ses histoires, ses mythes et toutes les descendances légitimes et illégitimes. Une terre vivante que certains, affligés d’une forme de clairvoyance, peuvent lire en affolant leur entourage.

Mais ce jour-là, à peine les premiers mots prononcés, le soleil, comme un témoin gênant, disparut, plongeant momentanément la pièce dans une étrange noirceur. Barthélémy sentit son cœur se déchirer, et les effluves du matin qui lui avaient légué l’impression d’un désastre envahirent la cuisine et prirent possession de son être. Affolé, il se précipita. Véra gisait sur le plancher, la main resserrée sur le tamis, le visage recouvert par la fine poussière de sucre. (p.20)

Avec son art des mots, Sylvie Nicolas arrive à mettre de la couleur sur des visages que le temps a presque effacés. C’est la magie de l’écrivain que de faire revivre le passé. Sans eux, que resterait-il de nos parents ? Que reste-t-il de ma mère et de mon père après toutes ces années ? Des images, des bouts de vie, des anciennes photos. Des visages que je n’arrive plus à reconnaître. Nos proches avec le temps deviennent des étrangers.
Une mère qui cultivait le silence. Le grand-père Louis-Harmel, barbier, était tout aussi discret. La légende voulait qu’il ait rencontré le célèbre Al Capone dans sa virée américaine. Il protégeait ses secrets avec le tranchant de son rasoir. Et ce garçon attendu, le septième de la famille, qui posséderait un don et cette jumelle inespérée…

Le garçon annoncé naquit à l’aube, à l’instant où la marée se retirait pour laisser derrière elle, dans la bouche béante de la baie, de négligeables traces d’une existence en allée et l’écho tonnant des premiers cris du nouveau-né. Accompagnée d’un violent coup de tonnerre, si puissant qu’il pénétra la mémoire des Surlilois, la venue du septième fils de la lignée fut suivie d’une seconde naissance. Quelques minutes plus tard, La Sourde, l’enfant insoupçonnée, fit son entrée au monde sans émettre le moindre son. (p.27)

Les écrivains se nourrissent souvent des silences de leur famille et ne les abandonnent que quand ils peuvent les exhiber devant un public. Ce n’est pas malsain, mais une curiosité qui permet de savoir qui étaient ceux et celles qui ont guidé nos premiers pas, ont semé en nous des mots et des façons de secouer les réalités de la vie. Un héritage de légendes et de mystères, de drames que les familles n’aiment guère évoquer pour se protéger peut-être d’une certaine honte.

Tu n’as pas encore conscience que la souffrance du monde trouvera ancrage en toi, qu’elle s’y fraiera un sentier accidenté que tu remonteras inexorablement, toi, fille, femme, mère, éternelle itinérante ; non, tu ne sais pas que les mots, égarés, perdus, tendus entre ciel et terre, constitueront le chemin te permettant de te rapprocher d’un territoire d’appartenance. (p.64)

ACCOMPAGNEMENT

Une mère dans sa vieillesse que la narratrice accompagne vers son dernier souffle. Une femme qui savait redevenir une petite fille quand l’orage approchait et que le ciel se barbouillait d’éclairs pour ébranler la charpente du monde. Ma mère craignait tellement les orages et le tonnerre. Fallait fermer toutes les portes et les fenêtres pour éviter les courants d’air. Souvent, elle allumait des bougies qu’elle déposait devant les fenêtres. J’ai pris du temps à chasser cette peur.

Assise sur la chaise noire jouxtant le lit, la tête vide, le corps engourdi près de ta mère morte, tu aurais voulu te retrouver dans l’une des berçantes de ton grand-père, devant la fenêtre aux orages, à crier à tous vent : allons jusqu’au ciel, bousculons les cauchemars, frappons de nos pieds ce qui pourrait faire de nous du même et du pareil, grimpons à l’échelle des vents, soulevons toutes les vagues et toutes les tempêtes, surtout celles dont nous ne connaîtrons jamais les noms, posons nos lèvres sur la nuit, abreuvons-nous de la Voie lactée et avalons les étoiles par milliers. (p186)
 
Sylvie Nicolas se laisse emporter par les ombres qui ont traversé son parcours et qui pouvaient inventer bien des légendes. Des héros qui savaient la langue des éléments et qui devinaient ce que l’avenir réservait à leurs proches comme Éluard et le vieux Barthélémy.

ÉCRITURE

Pourquoi ce goût des mots dans une famille où ce genre de métier n’intéresse personne ? Pourquoi j’ai tant voulu écrire dans ma tribu de quasi-analphabètes ? Qu’est-ce qui a poussé Victor-Lévy Beaulieu et Nicole Houde à entraîner leur famille dans leurs histoires ? Pourquoi ce silence tressé comme un tapis dans tous les villages ?

Tu t’es demandé si tu n’étais pas devenue écrivaine pour tenter de rejoindre la contrée d’amour de ta mère. Certains jours, tu serais prête à l’affirmer. (p.106)

Sylvie Nicolas, l’héritière, jongle avec les mots, la poésie des choses et des jours pour la placer au centre de la table comme un bouquet de fleurs sauvages.
Elle se faufile entre les rumeurs, les croyances, les grandes tragédies du monde qui débordent des mailles de l’histoire. La présence des sous-marins allemands par exemple dans les eaux du fleuve Saint-Laurent pendant la Deuxième Guerre mondiale. Les navires torpillés, faisant naître bien des exploits, des rencontres peut-être vraies ou imaginées. Comment démêler tout ça ?

La mer t’ouvre les chemins menant à la mémoire, aux origines, t’impose de cueillir chaque image, chaque son, chaque odeur, dans une permanente sensation de découverte, de nouveauté, de « première fois », et de redonner à ce que tu as vu, entendu, humé une chance de retrouver son commencement. L’air que tu respires se transforme alors en promesse. En espérance. (p.227)

Des enfants naissent, grandissent, aiment, se marient, font des petits et racontent des vérités à leurs descendants. Plus tard, ils s’éloignent du port d’attache par temps de tempête ou de soleil. Tous héritent d’un grand coffre avec des regards, des façons de voir et de dire devant une épreuve.
Ce sont aussi ces lieux porteurs de secrets et de légendes, ce pays apprivoisé dans les premiers regards, la mer comme un grand livre jusque de l’autre côté de l’horizon ; les marées qui écrivent les saisons dans une respiration jamais fatiguée. Les joies, les repos et ce désir tenace de s’accrocher pour aller vers le dernier jour du dernier souffle. Il y a peut-être une chance terrible dans tout ça. Une absurdité aussi.
La plupart des écrivains mettent toute une vie pour classer les débris qui encombrent leur tête. Je suis certainement de ceux-là. Je me perds si souvent dans les lieux de mon enfance pour faire résonner les rires de mon père ou les monologues sans fin de ma mère.
La poésie porte le roman de Sylvie Nicolas. Ses phrases vous abandonnent dans la beauté des choses. Le cri de la Sourde est un magnifique récit qui s’offre comme une partition qui vous berce pendant longtemps, longtemps. Une lecture exigeante, mais tellement réjouissante. Un bijou d’amour et de tendresse, de fidélité aussi envers ses ancêtres.


LE CRI DE LA SOURDE de SYLVIE NICOLAS, une publication des ÉDITIONS DRUIDE.


  

mardi 26 août 2014

Sylvie Nicolas : peut-on récupérer son passé


Sylvie Nicolas, dans Les variations Burroughs, prend le temps de scruter son passé, de s’attarder aux membres de sa famille qu’elle aime et qui ont marqué son enfance. Il y a le frère, celui qui a eu la mauvaise idée de mourir, creusant un gouffre qui ne sera jamais comblé. Et un autre, qui s’est avancé dans la mort et qu’elle a peut-être ramené avec ses phrases. Voici des pages étonnantes où l’auteure cherche à comprendre ce qu’elle est devenue et peut-être aussi comment elle s’aventurera dans l’avenir.

J’achève d’écrire ces pages qui tentent de retracer le trajet des sous-sols familiaux à aujourd’hui. Tu n’y trouveras pas de réponse, pas non plus de continuité, car je suis issue d’une suite de variations qui, comme les vagues des hautes mers gaspésiennes, s’entre-choquent et recrachent des fragments tapis dans leurs profondeurs. (p.167)

Une famille. Qu’est-ce qui lie les frères et la soeur, qu’est-ce qui peut les séparer et en faire des étrangers ? Voilà les questions de Sylvie Nicolas dans ce texte touchant et singulièrement bien écrit. L’enfance, tous les possibles, la cohabitation avec des garçons, ceux qui partagent ses jours, la bousculent, retiennent son attention et parfois la font rager. Tout pourrait se prolonger comme ça longtemps, du moins on veut le croire. La vie étire ses tentacules et fait en sorte que tout bascule, l’avenir que l’on croyait certain s’évanouit. Un frère disparaît, laisse un terrible vide, une vie qui aurait dû s’épanouir et que l’auteure n’a jamais su oublier. L’écriture parvient à faire des nœuds dans le temps, à revenir dans les sentiers de son passé, à corriger des parcours peut-être pour s’attarder à des moments qui permettent de comprendre et de retrouver son souffle.
Un frère, un autre, a failli lui échapper. Des jours dans le coma, dans un hôpital où rien de bon n’arrive sinon le pire. Elle l’a accompagné en noircissant des pages, obstinément, passionnément, fébrilement. Sa vie et celle de son frère s’accrochent à ces mots qui devenaient des fils sur la page. L’écriture peut faire abdiquer la mort parfois, lui tenir tête, la faire reculer. L’écriture permet de tout recommencer et de panser de terribles blessures. Du moins, nous aimerions le croire, nous voudrions que ce soit ainsi.

Les découvertes

Et ces moments qui changent tout, comme si en ouvrant une porte, on pouvait basculer dans un autre monde.
Le jeune frère revient un matin avec une boîte qu’il a ramassée sur le trottoir. Elle est pleine de livres. Voilà qu’elle découvre des morceaux de monde. Les écrits peuvent tout. Il faudrait expliquer ça au ministre Yves Bolduc. Un livre peut transformer une vie, marquer un enfant et lui ouvrir le monde. Un livre est la nourriture de l’âme et de l’esprit.

La boîte était lourde et, c’était vrai, tu avais vraiment trouvé ce qui allait faire basculer ma vie : Hugo, Shakespeare, Rimbaud, Maupassant, Lamartine, Saint-Denys Garneau, des anthologies, des livres d’histoire de la littérature, des recueils de poésie et des textes de théâtre. Petit chevalier d’épouvante sans épée, sans lance et sans monture, tu venais d’ouvrir par le centre le ventre d’un fabuleux dragon et d’en exposer le noyau fébrile qui n’allait plus cesser de s’agiter : ce désir insatiable de saisir ce qui remue en soi, dans le monde, et entre soi et le monde. (p.59-60)

Des hommes et des femmes qui n’acceptaient pas que la vie les agenouille. Ils voulaient être autrement. Des humains étranges comme ce Williams Burroughs qui a tué sa compagne un soir de beuverie. Des vies exemplaires ou des vies qui étourdissent ? Des hommes obsédés par le réel et qui veulent tout avaler. Des vivants qui décident un jour qu’ils vont s’inventer des chemins que personne n’a vus auparavant. La littérature permet ça et encore plus. Elle bouscule, défait les horizons et permet de voir l’ailleurs, l’autrement.

Retour

Écrire pour guérir peut-être de ces deuils qui tordent le corps et l’esprit, empêchent de respirer et de croire à l’avenir. Il n’y a pas d’autres façons de faire. Il faut revivre ces moments, croire aux vagues qui lavent le rocher, se retirent en laissant une douleur qui revient encore et efface tout. Sans fin.

Quand la mort se tient tout près, certains mots, certains gestes, se vident de leur sens. Le temps s’enroule sur lui-même, le cœur ne reconnaît plus ses propres battements, la pensée s’égare dans le moindre bruissement des choses. (p.33)

Il faut des mots qui subjuguent, des phrases qui font exister. L’amour se présente et il est peut-être possible de parler le langage de l’aimé. Et tout bascule encore, se défait. Il reste une vie en mal de vie, une existence comme une incertitude, un souffle qui dérobe tous les instants. Il y a cet amant, ce complice que le matin emporte. Il s’éloigne à grands pas pour respirer autrement auprès d’une autre personne. La perte de l’amour, ce soi blessé, ce soi qui n’arrive plus à croire à la gravité de l’existence.
Oui, on peut mourir tout en voyant les gens courir devant soi. Il faut encore une fois revenir sur ses traces, défaire le parcours, deviner ce qui a fait ce qui est. Il faut toujours chercher. Parce que la vie n’est rien d’autre et qu’il est peut-être illusoire de penser la posséder, la saisir dans la plus folle des étreintes. Que reste-t-il d’un amour ?

Je repense au lendemain de notre première nuit alors que tu enfilais tes bas. J’avais lu quelque part qu’Einstein ne portait pas de chaussettes dans ses souliers et je te l’ai mentionné. Assis au bord du lit, tu t’es lentement retourné pour m’embrasser avant de retirer tes chaussettes. Pieds nus dans tes chaussures, tu as levé les bras, l’air triomphant, et nous avons rigolé comme des gamins. (p.77)

L’écriture peut tout changer. C’est peut-être s’inventer un grand filet qui racle tous les moments de l’enfance. Pourra-t-elle ramener ces disparus ? Qu’est-ce que l’écriture masque en tentant de tout dire ?
Sylvie Nicolas nous offre un récit qui oscille entre le présent et le passé, met le doigt sur les douleurs pour empêcher le corps et l’âme de sombrer. Une fidélité, un attachement pour ses frères, un homme qui s’est éloigné en emportant son désir, sa manière de voir le jour, son sourire et sa confiance.
Un plaisir de lecture, un hommage à des écrivains qui ont changé leur vie, sa propre existence. Les mots ont tant de pouvoir. Un texte juste et fascinant. J’ai eu l’impression de me pencher sur les pas de cette écrivaine en respirant profondément même si c’est souvent douloureux. Un hymne à la vie dont elle témoigne de la plus  belle des façons.

Les variations Burroughs de Sylvie Nicolas est paru chez Druide Éditeur, 19,95 $.