UN ROMAN DE NICOLAS DICKNER est
un événement dans notre monde littéraire. Surtout que cet écrivain a l’art de
se disperser et de prendre des directions inattendues. Trois romans depuis la
parution de Nikolski en 2005. Il a
publié aussi dans le collectif Alexandre
Bourbaki et plus récemment, un livre inclassable en collaboration avec
Dominique Fortier : Révolutions.
Un échange épistolaire entre les deux écrivains à partir du calendrier
républicain des révolutionnaires français qui souhaitaient réinventer notre
façon de dire les jours et les saisons. Un livre tout à fait remarquable. Et
voici Six degrés de liberté, un titre
intriguant, une énigme en soi.
L’informatique
fait en sorte que l’on peut sillonner
le monde en ne quittant jamais son chez-soi. Éric Le Blanc ne sort presque
jamais de son appartement et ne quitte jamais son ordinateur. J’avoue avoir été
étonné, surpris et dérangé par ce texte de Nicolas Dickner.
Ce
roman illustre l’extrême solitude des êtres de maintenant qui vivent comme des
moines tout en étant en contact avec plein de gens. Ils possèdent des savoirs
sans la communication humaine, les contacts directs. Leur univers est virtuel
et les passions humaines ne semblent pas les toucher. Lisa ne vit plus rien avec
son père. A-t-elle déjà eu des discussions avec lui ? C’est encore pire depuis
qu’il a perdu la mémoire. Sa mère, une obsédée des produits d’IKEA, ne cesse de
fuir. Monsieur Miron et sa femme l’aiment bien, mais ils ne peuvent remplacer
un père ou une mère.
Lisa a l’impression d’être coincée entre deux postes. De
septembre à juin, elle avance sur le pilote automatique, dans l’étroit chenal
scolaire. Pas d’ambiguïté, aucune décision à prendre. L’été, en revanche, lui
rappelle constamment qu’elle ne maîtrise pas son destin. Elle échafaude des
tours de Babel et des voyages autour du cap Horn, des traversées du Sahara et
des accélérateurs de particules, mais l’argent - même en quantités modestes -
manque sans cesse pour mener le moindre projet à terme. (p.10)
Éric
souffre d’agoraphobie et ne s’éloigne presque jamais de sa chambre. Cela ne
l’empêche pas d’être un génie de la programmation informatique et de vouloir
tout savoir des bidules qui nous entourent.
Cette passion se doubla d’une révélation : tout, mais
vraiment tout, fonctionnait avec des logiciels et des systèmes d’exploitation.
Les feux de signalisation, les distributrices automatiques, les fours à
micro-ondes, les téléphones, les guichets bancaires, et jusqu’aux appareils
médicaux. Il ne restait vraiment plus que la vieille Datsun Sunny de monsieur
Miron qui fut entièrement analogique. (p.32)
CONNAISSANCE
Le
monde est un réseau de contacts informatiques, de sites où l’on peut tout
savoir et tout apprendre des sociétés, des humains et de leur comportement. Tout
ce que les pays produisent fait le tour de la planète dans une sorte de flux un
peu énigmatique. Les aliments, les vêtements, les nouveautés électroniques
voyagent dans des conteneurs avant de se retrouver sur les tablettes des magasins
à grande surface. Voilà le tube digestif du système capitaliste. L’Asie
fabrique et l’Occident consomme. Tous les produits imaginables sont transportés
par des cargos, font des escales dans des ports et repartent vers leur
destination. La carte des importations et des exportations ne cesse de se
complexifier. Les conteneurs sont remplis, vérifiés, chargés sur des navires
dans de véritables gares de triage, restent des semaines dans un port avant de
repartir sur un nouveau navire.
La
peur du terrorisme rend les sociétés plus ou moins paranoïaques. Des contrôles
partout, des vérifications, des paperasses à remplir et le gros tube repart sur
un navire plus grand et plus imposant.
Au
cours des dernières années, des individus ont tenté d’immigrer clandestinement en
se dissimulant dans ces conteneurs. Plusieurs y ont laissé leur vie, manquant
d’oxygène.
Lisa
et Éric aiment échapper aux contraintes, savoir le pourquoi et le comment des
choses. Est-il possible de partir comme ça, de disparaître et de devenir
invisible en quelque sorte ; de s’infiltrer dans un système comme un hacker le
fait dans un logiciel ?
Lisa bondit sur ses pieds et s’assied à la table à cartes.
Elle continue de l’appeler comme ça même s’il ne s’agit pas à proprement parler
d’une table à cartes. D’ailleurs, il n’y a pas une seule carte géographique à
bord ; elles sont conçues pour naviguer dans un territoire réel. Lisa s’apprête
à pénétrer un tout autre genre d’espace, au confluent de l’administration et de
l’économie. (p.333)
Devenir
un virus dans un organisme. Lisa aménage son conteneur et va voyager comme une
marchandise de par le monde. Elle se prépare minutieusement et Éric lui
concocte un logiciel qui permettra de déjouer les contrôles. On peut faire le
parallèle avec les voyages dans l’espace, aux mois de réclusion des astronautes.
La jeune fille va tourner autour de la planète à bord de son habitacle blanc.
Éric rêve de faire en sorte que le caisson soit capable de décider des parcours
et des escales par lui-même. Son logiciel est complexe et particulièrement
efficace pour brouiller les pistes.
ENQUÊTE
Le
conteneur finit par attirer l’attention des enquêteurs de la GRC et de la CIA.
Jay travaille pour la GRC dans le service des fraudes. Elle s’intéresse à ce «
vaisseau fantôme » et réussit à comprendre avant tout le monde. Elle suit Lisa
à la trace, poursuit l’enquête, préviendra Éric quand les choses se gâtent.
Peut-être parce qu’elle rêve de partir sans avoir à s’expliquer comme elle doit
le faire depuis des années. Fuir, disparaître, échapper à toutes les
informations, effacer toutes les traces.
Un
voyage sans voyager, un peu à la manière des spécialistes de l’informatique qui
sont en contact avec la planète et qui ne sortent jamais de leur bureau. J’ai
pensé à Aïsha, un personnage de Philippe Porée-Kurrer dans Les gardiens de l’Onirisphère. Elle a des amis partout même si elle
ne peut quitter son appartement. Son système immunitaire déficient ne lui
permet pas de vivre à l’extérieur comme tout le monde.
Ce
qui m’a touché dans Six degrés de liberté,
c’est l’immense solitude des personnages. Éric vit dans une bulle. Lisa quitte
son père sans émotion. Elle s’enferme dans son conteneur et part sans laisser
d’adresse. Il est possible de communiquer avec la planète, mais le voisin reste
un étranger plus inaccessible peut-être qu’un résident de la Chine. Jay ne
parle qu’avec certaines personnes au travail et se retrouve seule au monde. Tous
survivent dans des conteneurs personnels,
peu importe l’endroit où ils se trouvent.
Si
les machines nous permettent d’avoir accès au monde entier, tout nous isole
peut-être de plus en plus, nous dépersonnalise. Nous vivons dans une illusion
de liberté individuelle, un monde où tout est programmé. L’humain ne serait-il
qu’une marchandise avec une quote bar ? De quoi s’affoler un peu.
Nicolas
Dickner me dérange avec ses héros qui tentent de s’évader du quotidien, de
découvrir l’envers du monde. Des jeunes qui veulent disparaître dans le virtuel
pour échapper aux frontières, devenir un être entier qui déjoue tous les
systèmes et tous les contrôles. Il est peut-être possible d’y arriver, mais le
prix à payer est terrible. Et pendant ce temps, des conteneurs continuent de
circuler sur les mers et les océans. Il faudra peut-être s’éloigner dans
l’espace avec l’intention de ne jamais revenir pour échapper à tous les fils,
trouver une liberté qui risque de vous détruire dans la plus terrible des
solitudes.
Six
degrés de liberté de Nicolas
Dickner est paru aux Éditions Alto, 392 pages, 27,95 $.