SERGE BOUCHARD est devenu le plus illustre des anthropologues du Québec en empruntant
tous «les chemins de travers». Lire
en rafales les chroniques qu’il a rédigées au cours de la dernière décennie
donne un aperçu de la pensée de cet homme qui s’est toujours tenu un peu en marge
pour mieux scruter la société.
Ce
nomade n’hésite jamais à prendre le volant pour traverser le Québec, se rendre
à Chibougamau pour une conférence et revenir à Montréal pendant la nuit. Pas
étonnant qu’il ait décidé de faire une thèse de doctorat sur les camionneurs,
ces hommes, parfois une femme comme Sandra Doyon, qui traversent le continent,
vivant avec des repères qui échappent le plus souvent au commun des mortels.
Il
s’attarde aux autobus de son enfance qui le transportaient de
Pointe-aux-Trembles au cœur de Montréal à tous les jours. Il a fini par
connaître ces véhicules mieux qui quiconque.
«J’étais
adolescent, atteint d’une douce folie. L’autobus avait autant d’importance dans
mon éducation que l’histoire de Rome ou la grammaire grecque. Je classais,
retenais, observais, je huilais et nourrissais mon cerveau avec de la matière
aussi impossible qu’improbable: trois heures par jour à organiser une sorte
d’univers mental que je ne pouvais partager avec personne. Mais quel bonheur,
que de paix, que de consolations!» (p.31)
Le temps
Serge
Bouchard aime prendre son temps, ce qui manque le plus aux gens de maintenant
qui ne savent que s’étourdir en se branchant à tous les gadgets comme à un
respirateur.
«Je
suis un grand-père du temps des mammouths laineux, je suis d’une race lourde et
lente, éteinte depuis longtemps. Et c’est miracle que je puisse encore parler
la même langue que vous, apercevoir vos beaux yeux écarquillés et vos minois
surpris, votre étonnement devant pareilles révélations. Cela a existé, un temps
passé où rien ne se passait.» (p.20)
Une
méditation sur la nature que l’on cesse de regarder faute d’intérêt. Le monde est
de plus en plus comprimé dans les ordinateurs, les IPad, les IPod et autres bidules
dits intelligents.
Voir
le temps passer, scruter le passé pour mieux comprendre ce que nous sommes, cette
Amérique qui le fascine tant, ces peuples disparus ou presque que l’on a
méprisés. Une bien triste histoire. Serge Bouchard n’est guère tendre avec
Christophe Colomb.
«Christophe
Colomb était un marin médiocre, grand mythomane, grand parleur, menteur,
peut-être le plus perdu des hommes de son temps, égaré dans sa tête, écarté
dans ses voyages.» (p.132)
«L’Amérique
n’a pas été découverte, elle a été tuée. Elle a été assassinée, torturée,
violée.» (p.133)
De
quoi avaler un peu de travers.
Intime
Le
chroniqueur sait aussi devenir touchant quand il raconte la lutte de sa femme
contre le cancer pendant des années. Sa mère aussi, une femme fière qu’il voit
vieillir.
«Juste
à respirer, ma mère pose le problème de la vieillesse dans sa totale absurdité.
Elle n’est ni sénile, ni débile, dans le sens d’être retombée en enfance. Elle souffre
plutôt de la malédiction provoquée par ce mal dont on dit trop vite que c’est
un bien: elle a encore toute sa tête! Mais qui donc voudrait avoir toute sa
tête, alors que l’échéance approche sans vraiment s’approcher, alors que toutes
ses fonctions vitales, les unes après les autres, commencent à faire défaut? La
conscience aiguisée ne s’avère pas toujours une bonne façon de voir. Celui qui
ne meurt pas se condamne à vieillir, et dans les affaires humaines la longue
durée n’a pas de valeur en soi.» (p.111)
Particulièrement
juste et émouvant quand il rend hommage à son ami Bernard Arcand disparu trop
rapidement.
Serge
Bouchard est l’homme des voyages, des légendes et des mythologies
amérindiennes, des longs périples sur les routes qui deviennent des méditations
sur la vie, la mort, le temps qui s’ouvre devant soi et s’éloigne dans le
rétroviseur.
Lire
ces chroniques, c’est prendre la décision de penser à soi, redécouvrir l’Amérique
et ses peuples, celle d’avant la Conquête et l’hégémonie anglophone. C’est
s’attarder auprès d’hommes et de femmes qui ont connu des destins fabuleux. Peut-être
aussi, et c’est le plus important, apprendre à voir et à regarder pour trouver un
sens à la vie.
«C’était au temps des
mammouths laineux» de Serge Bouchard est paru aux Éditions du Boréal.