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vendredi 24 mai 2024

STÉFANI MEUNIER RECHERCHE SON PÈRE

QUI SOMMES-NOUSC’est la question que je me suis posée en refermant Une carte postale de l’océan de Stéfani Meunier. L’écrivaine vit la mort de son père, un moment pénible et intense. Des images reviennent, des instants s’imposent et elle a l’impression d’avoir raté des occasions. Madame Meunier aimait beaucoup son paternel, un Français qui a choisi de venir au Québec et de muter alors qu’il était tout jeune. Une traversée de l’Atlantique en bateau, c’était moins dispendieux que prendre l’avion, et une fois à Montréal, avec 80 dollars en poche, il a amorcé la grande aventure américaine. Tous les métiers d’abord pour survivre, une rencontre, un amour et elle, sa fille. Un parcours unique comme celui de tous les migrants qui décident de changer de pays, de continent pour toutes les raisons que nous connaissons.

 

Un deuil se vit bien ou mal, cela dépend des liens qui nous unissent au disparu. Après la peine, les adieux, il faut revenir au quotidien, régler la succession, s’occuper des objets que les gens laissent derrière eux et qui n’ont guère d’importance pour les héritiers. Comme si les survivants avaient l’obligation d’éliminer à peu près toutes les traces de ceux qui ont fait leur chemin avant eux. 

Stéfani Meunier trouve une photo de son père qui l’intrigue. Il y est tout jeune et venait à peine de s’installer à Montréal, dans son nouveau pays. Il travaillait chez Berlitz alors comme professeur de français. Son premier emploi. Il se retrouve en compagnie d’hommes et de femmes que l’écrivaine ne connaît pas. Qui sont-ils? Quel rôle ont-ils joué dans la vie de son père? Sa mère ne sait plus très bien, la mémoire étant ce qu’elle est avec l’âge.

 

«Puis, une photo en noir et blanc. Mon père avec cinq personnes que je ne connais pas. Mon père y est très jeune. Il porte un complet. Ils sont tous très chics, robe noire pour les deux femmes sur la photo et complet pour les hommes. C’est ce sourire, c’est sur cette photo que mon père a le même sourire que l’homme du spectacle. Pas une ressemblance physique, pas vraiment. De la bonté, de la douceur, un sourire sur les lèvres et dans les yeux, un sourire d’ailleurs. 

Il fallait que je sache qui étaient les autres, ces gens qui étaient passés dans la vie de mon père et que je ne connaissais pas.» (p.17)

 

Avec le temps, les photos de famille perdent leur importance et leur signification. Surtout, quand il n’y a plus personne pour identifier les individus qui s’y trouvent. Lorsqu’il m’arrive de me pencher sur les clichés reçus en héritage, je ne reconnais personne. Tout ce passé qui est le mien est devenu celui de ces étrangers qui me regardent et m’en veulent peut-être. 

Qui était son père se demande Stéfani Meunier. Qui sont les gens qu’il a fréquentés et qui elle est, elle, l’auteure et mère de deux enfants? Qu’a-t-elle de cet homme qui jonglait avec les mots et écrivait de la poésie par pur plaisir? Quelle part de son père se retrouve en elle et qu’a-t-elle légué à ses enfants?

 

«Mes enfants sont tristes. Mes enfants ne le savent pas, mais ils sont tristes. Cette colère qu’ils ont tous les deux, bien ancrée dans leur code génétique, cette colère qui vient de leur père. Cette insécurité et ce manque de confiance qu’ils ont, bien ancrés dans leur code génétique, cette insécurité et ce manque de confiance qui viennent de moi. Mes enfants qui ne supportent pas la solitude, comme si la solitude était la preuve d’un rejet, mes enfants qui ne peuvent jamais s’arrêter, même en dormant.» (p.70)

 

Ces femmes et ces hommes possèdent des instants et des souvenirs qui sont également ceux de son père. Notre passé fait partie de la vie de ceux que nous avons croisés, aimés et qui se sont éloignés, on ne sait pourquoi. Malgré tous les méandres de l’existence, nous sommes aussi l’histoire des autres. 

 

ENQUÊTE

 


L’écrivaine entreprend des recherches, une sorte de filature pour retrouver ces femmes et ces hommes. Un couple : Jocelyne et Robert, de bons amis, des proches de ses parents.

 

«— Robert et Joyce? Ils se sont connus par correspondance. Tu imagines? Il était français, elle était belge. Ou suisse? Je ne sais plus trop. Ils ont émigré tous les deux ici, pour être ensemble sans jamais s’être vus avant.» (p.19)

 

Un échange épistolaire qui lance tout, un rêve pour les deux et une vie d’amoureux à Montréal. Une fin tragique, un accident d’avion. Jocelyne était enceinte. Une peine terrible qui s’est quasi effacée dans la mémoire de la mère de l’écrivaine. Que reste-t-il au bout de son parcours, qu’est-ce qui marque encore l’esprit? Nous avons là le cœur d’Une carte postale de l’océan de Stéfani Meunier.

Et cet autre migrant sur la photo : Jean Moretti. L’auteure ira le surprendre en Abitibi, sous le coup d’une impulsion. Il est toujours vivant. L’homme se raconte volontiers. Il aimait la fête, peut-être un peu trop. Alcoolique, il s’en est sorti avant de s’engager dans les mines. Un accident, une explosion et le voilà aveugle depuis, enfermé dans un petit appartement où il survit dans sa tête et ses souvenirs.

 

«J’avais besoin d’apprendre à créer des liens, avant d’y travailler. Et j’ai appris. Tout seul, mademoiselle, on n’est rien. C’est vrai dans la vie en général, ça l’est encore plus dans une mine. Même les gens avec qui on ne s’entendrait pas, dans la vie normale, ben sous terre, il ne faut pas nécessairement les aimer, mais ils sont liés à vous, et vous êtes lié à eux. Il ne faut nuire à personne. Pour survivre.» (p.50)

 

Il y a aussi Diane Wilcox, une artiste, une peintre toujours active et bien vivante qui deviendra l’amie de l’écrivaine et qui aidera beaucoup sa fille Emma. Une femme inventive, généreuse et qui tente de refaire le monde et la réalité. 

Et surtout le dernier homme, Yves Lessard. Un survivant, on peut dire. Plus là du tout. Avalé par son cerveau, égaré dans sa mémoire. Le naufrage total. Le fils Félix doit voir à tout. Une rencontre marquante, le début d’une histoire d’amour et des liens qui se tissent et se nouent au-delà des vies et des individus. Comme si nous étions tous réunis par des rhizomes qui nous attachent les uns aux autres malgré les distances et les époques.

 

LA VIE

 

C’est la vie que l’on cherche à cerner par la magie des mots et des images, des souvenirs et des histoires personnelles, des hantises qu’on lègue d’une génération à une autre. 

L’écrivaine tente de trouver qui elle est en se tournant vers ses parents et leurs amis, en se penchant sur ses enfants, retrouvant des traits de caractère et physiques qu’elle a reçus de ses géniteurs et qu’elle a transmis à sa progéniture. Pas uniquement ces liens directs, mais aussi un héritage social, je dirais, la part des proches qui marquent toute vie. Des gens qui font un bout de chemin avec vous et qui disparaissent dans d’autres lieux et de nouveaux mondes pour toutes les bonnes et mauvaises raisons que nous connaissons. Peu importe, tous m’ont touché et transformé. Tous m’ont donné des instants et leur attention et j’en ai fait tout autant, certainement. Je suis aussi ce que mes proches ont fait de moi.

Stéfani Meunier fascine dans ce roman en reconstituant la toile des amis de ses parents et en retrouvant des récits qui se recroquevillent et se recoupent. Notre existence prend racine dans un itinéraire plus ou moins lointain et nous la faisons glisser dans le présent et le futur. Les enfants deviennent les porteurs de cet héritage et des passeurs à leur tour. Comme quoi nous sommes faits des histoires de nos géniteurs et de nos ancêtres.

 

«Quand je pense à ces gens que je ne connaissais pas et qui maintenant font partie de moi et qui ont fait de ma vie une nouvelle vie, une vie différente, je me dis que mon père a laissé des liens invisibles entre tous ceux qui l’ont connu, des liens invisibles qui ont su me trouver, comme une œuvre cachée, un hidden track, comme il y en avait sur les disques et les CD, à une autre époque.» (p.131)

 

Peut-être que nous demeurerons des errants si nous ne prenons pas la peine de connaître notre propre récit et celui de nos proches. Un débat actuel et nécessaire qui se concrétise autour du musée de l’histoire nationale du Québec. Une part de notre identité, bien sûr, où tous ont leur place. Tous ceux que l’on croise dans l’aventure de la vie, qu’on le veuille ou non, marquent et modèlent les êtres que nous sommes. 

 

MEUNIER STÉFANI : Une carte postale de l’océan, Éditions Leméac, Montréal, 136 pages.

https://www.lemeac.com/livres/une-carte-postale-de-locean/

 

 

dimanche 3 février 2013

Stéfani Meunier met des mots sur l’absence


Stéfani Meunier nous guide dans un labyrinthe dans «On ne rentre jamais à la maison». L’écrivaine met des mots sur l’absence, la peur, la terrible angoisse de ne pas savoir et de ne pas être capable de franchir une frontière. Une écriture forte, bellement maîtrisée, un roman de pulsions, de douleurs, d’amours égarés et perdus, de rêves étiolés au sortir de l’enfance.

Charlie, la grande amie de Pierre-Paul, disparaît après un jeu particulier. Les inséparables tentent de se faufiler dans le rêve récurent du garçon où, par un passage secret, il débouche dans une pièce impossible à retrouver dans la réalité. Comme s’il y avait une dimension autre dans la demeure familiale, un grenier qui n’existe que dans son rêve. Y a-t-il un passage secret, un autre réel?
Pierre-Paul s’endort auprès de son amie et quand il ouvre l’œil, le lit est vide. Charlie est rentrée chez elle.
«Je ne l’ai jamais revue. C’est une partie du problème. Que ça soit arrivé ce jour-là. Le lendemain matin, je suis parti pour l’école avec une vague angoisse mêlée d’espoir, je me disais que je descendrais de l’autobus, que je marcherais quelques minutes et qu’elle serait là, à m’attendre, assise sur le muret de pierres de ce vieux bâtiment étrange qui nous faisait un peu peur parce qu’il ne ressemblait à rien ni à une maison ni à un commerce, à quelques mètres de l’école. Puis je me suis dit qu’elle ne serait pas là, ni ce matin ni un autre matin, puis je me suis dit voyons, c’est impossible.» (p.57)
De quoi traumatiser un garçon d’une douzaine d’années. Que dire des parents de la fillette et de son entourage? Tous devront vivre avec cette absence, le doute, leur imagination. Il y a une faille dans leur vie qu’ils ne peuvent expliquer.
«Comme si, entre douze et quinze ans, j’avais été éteint, engourdi. Je mangeais, je dormais, je faisais ce qu’on attendait de moi. J’avais des fourmis jusque dans le cerveau, jusqu’au fond du cœur.» (p.110)

La survie

Le père et la mère de Charlie s’étourdissent de paroles et d’alcool avec leurs nombreux invités. Ils ont une autre fille, Clara, mais elle ne peut faire oublier sa grande sœur. Elle ne peut non plus prendre sa place.
«Mes parents m’ont faite pour remplacer ma sœur. Alors, forcément, ils sont déçus. Depuis mon premier souffle jusqu’à ma dernière coupe de cheveux. Parce que je ne suis pas ma sœur. Il m’arrive de les détester de m’avoir faite. Je hais ce combat que je sens en eux tous les jours entre les sentiments qu’ils devraient normalement avoir pour moi et ce qui se trouve en réalité dans leur cœur. Cet espoir triste et méprisable. Méprisable parce qu’inutile.» (p.71)
Les parents de Charlie portent une blessure qui ne peut guérir. Clara le sait, le sent et doit s’affirmer pour être.

Scénarios

Pierre-Paul écrit des scénarios. Avec les comédiennes et dans ses relations amoureuses, il tente de retrouver la disparue. Son enfance ébréchée, il voudrait bien la colmater avec ses histoires.
«J’écris des films. J’écris des films pour Charlie. Les actrices qui sont choisies pour jouer dans mes films sont souvent bonnes. Parfois très. Mais elles ne sont pas Charlie. Jamais elles n’atteindront la perfection de ce mélange de fiction et de vérité, de peau et de fantasme qui vit avec moi, là, dans ma tête. Mes films, c’est comme si j’avais lu le livre avant. Et tout le monde sait que le livre est toujours meilleur.» (p.141)
Comment expliquer l’inexplicable? Tout tourne autour de cette absence, de cette blessure sans nom.
«On n’a jamais retrouvé Charlie vivante. On n’a jamais retrouvé Charlie morte. Peut-être a-t-elle été engloutie, peut-être son corps a-t-il été emporté jusqu’au fond de l’océan par une de ces vagues scélérates. Peut-être nage-t-elle avec les sirènes. Peut-être aussi qu’un jour on la verra tourner le coin d’une rue, toute grande, tout adulte, avec ses cheveux bouclés et ses yeux jaunes.» (p.153)
Prendre de l’âge c’est peut-être chercher à secouer des rêves, s’inventer des scénarios pour faire revivre l’enfance. Reste le regret, le sentiment de culpabilité, la honte peut-être d’être vivant et d’oublier pendant ces jours où il possible de croire au bonheur. Des personnages terriblement séduisants.

«On ne rentre jamais à la maison» de Stéfani Meunier est paru aux Éditions du Boréal.

jeudi 23 octobre 2008

Et si le bonheur était encore possible

Stéfani Meunier est une jeune écrivaine qui a su s’imposer rapidement avec des romans qui se présentent comme de grandes fresques qui évoquent des générations ou des époques bien particulières de notre société. «L’étrangère» et «Ce n’est pas une façon de dire adieu» paru en 2007 nous plongent dans des relations difficiles entre les hommes et les femmes, des ruptures qui surgissent quand personne ne peut le prévoir.
«Et je te demanderai la mer», son troisième roman ne fait pas exception. Stéfani Meunier s’intéresse avant tout aux humains. Ses titres tombent comme un fragment de récit qui donne envie d’aller plus loin.
Des amours naîssent, s’épanouissent et se fânent tout aussi rapidement. La passion se change en indifférence quand ce n’est pas en haine. La vie n’a jamais été facile mais en échappant aux balises du mariage, il faut emprunter d’autres avenues, regarder d’une autre manière ce désir des femmes et des hommes de se rencontrer et d’avoir des enfants. Il suffit de si peu pour que tout se brise. Les couples qui résistent à l’usure des années se font de plus en plus rares.

Ruptures

Dan a fui un ménage qui battait de l’aile. Il laisse tout derrière lui pour tenter de guérir sa blessure. Il achète un motel un peu délabré et croit pouvoir trouver la paix et la guérison en s’abrutissant de travail. Il a tout laissé à sa femme Rachel qui est terriblement angoissée par son fils Marco. Elle craint toujours le pire et s’empêche de vivre. Il n’avait pas prévu qu’une femme alcoolique et son fils loueraient une chambre. Léo s’attache à Dan et une belle amitié naît. Le jeune a besoin de Dan et lui a besoin de Léo pour oublier sa douleur et retrouver un fils peut-être. C’est cette longue poussée vers la lumière, le bonheur qui constitue la trame narrative de ce roman de résilience, d’accalmie et de paix.
Un ouvrage fort sympathique, bien mené, avec des personnages qui se transforment, habités qu’ils sont par un désir de bonheur, de chaleur et de contact humain. Une réconciliation difficile dans le cas de Marco et Léo, entre les pères et les fils, les mères et les fils. Tous finissent par dompter leurs démons pour vivre une certaine paix. Un peu idyllique peut-être, mais la fiction est là pour nous faire croire que tout est possible et qu’il n’y a pas que le malheur qui enfonce ses racines.

Léo

Le jeune Léo jouera un grand rôle dans cette histoire, devenant celui qui noue des intrigues, fait en sorte que les choses arrivent et se réalisent. Un passeur fort sympathique qui s’amuse à chercher les monstres au fond des océans. Il réussira surtout à apprivoiser les monstres qui se cachent dans chacun des personnages.
Au début, on est un peu surpris par le changement de narrateur mais le lecteur s’habitue rapidement à ce saut. Nous bondissons à la fois dans l’esprit des intervenants qui présentent chacun une facette de cette histoire. Nous nous habituons à cette gymnastique et on s’amuse de ce changement de point de vue.
Nous avons besoin d’un tel roman, de croire que les humains sont bons et gentils, et qu’ils finissent par dompteur leurs démons pour vivre sans blesser ou écraser les autres. Des personnages fort attachants, un roman qui glisse tout en douceur, nous entraîne vers cette paix tant convoitée.
Après des blessures qui duraient toute une vie dans ses romans précédents, Stéfani Meunier franchit une étape dans «Et je te demanderai la mer». Tout n’est pas terminé quand une vie se brise pour une raison ou une autre. La vie est coriace, particulièrement forte et elle finit toujours par cicatriser les plus incroyables blessures. Non, le malheur n’est pas une fatalité. Il suffit de prendre le temps, de croiser les bonnes personnes. Même les enfants peuvent aider les adultes à guérir tout comme les adultes le font.
C’est juste, beau, plein de santé. C’est plutôt rare dans notre littérature parce que les jeunes écrivains sont plutôt sombres et existentiels.

«Et je te demanderai la mer» de Stéfani Meunier est publié aux Éditions du Boréal.

jeudi 15 février 2007

Meunier bouscule hommes et femmes

Dans «Ce n’est pas une façon de se dire adieu», son troisième ouvrage, Stéfani Meunier entraîne le lecteur dans un triangle amoureux. Il faut un certain temps pour saisir la mécanique de ce récit. Les trois personnages prennent la parole tour à tour, présentent leur version des faits, fouillent leur passé avec un certain recul. Toute une époque défile aussi, celle des années soixante où l’on cherchait à suivre une liberté qui prenait toutes les directions, où l’on refusait le modèle traditionnel de la famille.
Ralf travaille dans un cimetière, possède un appartement à Brooklyn où toutes les rencontres et les complicités sont possibles. Sean, un musicien né à Montréal, rêve de chanter ses chansons, mais doit interpréter les succès de l’heure pour survivre. Héloïse souhaite devenir couturière et inventer ses collections. Elle surgit dans la vie de Ralf et l’amitié entre gars ne peut plus tourner autour des mêmes certitudes. Le bonheur s’installe, dans l’appartement de Brooklyn, entre Ralf et Héloïse jusqu’à ce que Sean rentre d’une tournée.
«Il a posé sa main sur ma taille Il a posé l’autre main dans mon cou. Ça a été comme une décharge électrique, ses doigts sur ma taille. Je sentais mes veines battre partout dans mon corps. Je savais qu’il n’aurait jamais dû me toucher, que je n’aurais jamais dû le laisser me toucher, que je ne pourrais pas reculer si je ne partais pas tout de suite. Il s’est penché vers moi et m’a embrassée. Sa bouche était chaude et sa langue douce comme je ne m’y attendais pas. Il n’y a jamais deux langues pareilles, la sienne était dans ma bouche et j’aurais voulu qu’elle y soit toujours, chaude et douce et à moi.» (p.165)
Tout s’accélère. Les amis sont emportés par un typhon amoureux. Personne ne veut blesser l’autre. C’est l’éclatement et la désintégration du triangle. Fuite dans l’alcool pour Héloïse, réclusion pour Sean dans une maison des Cantons de l’Est. Ralf s’accroche au quotidien, courbe l’échine et attend que la tourmente s’éloigne. Il faut du temps pour voir clair, pour reprendre pied et essayer de vivre sans trop souffrir. La passion est une bonbonne de kérosène qui souffle l’être quand elle s’enflamme.

Héritage

Chaque humain possède un héritage familial qui marque sa façon d’affronter la vie et de réagir. Des réflexes viennent de l’enfance et des parents. Pour beaucoup, la fuite reste la seule issue. S’éloigner d’une famille, d’habitudes, de manières de faire et de voir. Il faut pourtant, un jour ou l’autre, reprendre pied et revenir du côté des vivants.
Stéfani Meunier aime les situations limitrophes, les crêtes où tout peut glisser dans un sens comme dans l’autre. Héloïse et Sean sont des météorites qui s’attirent et se repoussent. Le pauvre Ralf ne fait guère le poids devant ces êtres incandescents qui ne demandent qu’à se consumer. Il se protège par la routine et les gestes répétés. Cette force d’inertie et de patience garde Héloïse dans son orbite et permet de limiter les dégâts.
«Je savais bien réagir au stress, au mouvement, mais j’avoue que j’étais complètement désemparée face au silence et à la solitude», explique Héloïse.
Ils parviendront à l’âge d’être adulte avec bien des blessures.
Un questionnement pertinent quand on sait que les amours se défont, entraînant une solitude de plus en plus difficile dans une société qui cherche des balises. Stéfani Meunier brosse, une fois de plus, un portrait humain attachant et tente d’emprunter de nouveaux sentiers. Avec son écriture vivante et belle d’énergie, marquée par un environnement sonore où les Beatles donnent la cadence, elle impose sa couleur et sollicite tous les sens. Une qualité rare.
Une écrivaine qui s’impose déjà, offre un regard particulier sur les femmes et les hommes, questionne, bouscule et tente de cerner des nouvelles valeurs. L’écrivain joue ainsi pleinement son rôle en bousculant la société.

«Ce n’est pas une façon de se dire adieu» de Stéfani Meunier est publié aux Éditions du Boréal.

vendredi 15 avril 2005

Stéfani Meunier réussit un très beau roman

Stefani Meunier signe un premier roman qui me fait penser à «L'étranger» d'Albert Camus. Qui a oublié Meursault, son détachement, son impossibilité à être du bord des humains? Une même ambiance dans le roman de Mme Meunier, un même sentiment d'être «étranger» aux autres. Sans la froideur et l’indifférence cependant.
Des prénoms ici et là, des hommes avec qui la jeune femme chemine, des rencontres et la solitude. La narratrice n’arrive pas à s'attacher aux gens, à s'enraciner et à vivre l'amour. Une solitaire heureuse et peut-être que c'est là son problème. Elle adore sa maison des Laurentides, son bord de lac, les promenades dans la forêt où la végétation s'ancre profondément dans la terre. Tout comme elle était bien dans son appartement de Montréal. Bien dans sa solitude.
Elle rencontre un musicien. Il a l'âge d’être son père. Elle pourrait être sa fille. Un instable, un survenant qui a toujours fuit. Il est musicien et chanteur. Il a fait carrière sans connaître la gloire, vécu l'amour sans s'accrocher. La narratrice voit peut-être en cet homme ce qu'elle sera dans quelques années. L'un et l'autre se confient, se questionnent et s'aident à devenir de meilleurs humains.
«Je croyais que je n'avais plus de coeur quand j'ai rencontré le vieil artiste. Peut-être qu'en effet, je n'en avais plus. Ou bien que j'avais voulu l'endormir, que je ne le savais pas mais qu'il était là, presque intact. C'était un vieil homme. C'est peut-être ce qui explique que je ne l'ai présenté à personne. Je n'aurais pas su comment le présenter. Je n'aurais pas su définir notre relation. C'était de l'amitié, et c'était peut-être autre chose. Mais je n'aurais pas voulu avoir à expliquer ce que c'était.» (p.11)
Les longues périodes de réclusion succèdent à ces moments où elle se noie dans la frénésie des bars. Dans ces aquariums, elle brille. Tous parlent, rient, dansent, jouent le jeu de la séduction, s'amusent et les rencontres, l'alcool aidant, deviennent possibles. La mécanique des amours fonctionne.

Intime

Dans l'intimité, la narratrice se referme comme une noix et après quelques émois, le désir d’être seule face à son lac, dans la forêt où les lièvres prennent la couleur de leur environnement, devient plus fort.
«Je me suis demandé pourquoi je me trouvais intéressante seulement quand j'étais seule. C'était peut-être parce que, quand j'étais seule, je ne jouais pas. Mais ce n'était sûrement pas ça. Depuis le temps que j'essayais d'être quelqu'un d'autre, peut-être que j'en étais venue à me jouer la comédie à moi-même, sans trop m'en rendre compte, comme ce clown qui n'a plus de visage. » (p.35)

Recherche

 L'auteure tente de mettre le doigt sur ce qui empêche la narratrice de toucher les gens qu’elle côtoie. Le vieux musicien va l’aider en témoignant. Elle va raconter la migration de son père venu de France qui a fait d'elle une étrangère, les déceptions amoureuses, cette voix de femme qu'elle idolâtre.
«Moi, mon premier amour, c'était une voix. Une voix de femme. C'était un amour si fort que je n'ai pu aimer que des voix d'hommes, par la suite. Il n'y aura jamais eu qu'une seule voix de femme. J'en suis tombée amoureuse un dimanche. Je m'en souviens, même si j'avais seulement six ans, parce qu'il y avait Les Beaux Dimanches à la télé.» (p.49)
Stéfani Meunier possède un grand pouvoir d’évocation et une écriture étonnante et originale. Un roman qui montre qu'il est de plus en plus difficile de se retrouver dans un monde fait de contacts furtifs, d'images et d'émotions préfabriquées. Une belle façon de secouer les clichés et de s'accrocher à ce pays de montagnes, de lacs et de forêts. Et quel bel hommage à Monique Leyrac. Un roman vrai, touchant. C’est dire peu et tout.

«L'étrangère» de Stéfani Meunier est paru aux Éditions du Boréal.