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lundi 15 août 2016

Victor-Lévy Beaulieu sous la loupe des universitaires

Photo Pierre Demers
C’EST PLUTÔT RARE de trouver des études consacrées à un écrivain du Québec, surtout quand il est encore vivant et qu’il continue de nous étonner après quatre-vingts publications et plus. C’est le cas de Victor-Lévy Beaulieu qui a vu des chercheurs se regrouper sous l’impulsion de Jacques Pelletier, un spécialise de l’œuvre de l’écrivain de Trois-Pistoles, pour créer La société d’études beaulieusiennes à l’automne 2009. Ces femmes et ces hommes étudient différents volets de l’œuvre monumentale de cet écrivain. Je suis membre de cette société, parce que j’admire le travail de Beaulieu qui a été mon éditeur pendant de nombreuses années, sans pour autant participer à leurs recherches et leurs rencontres. Les cahiers en sont à la cinquième publication et c’est toujours un plaisir de s’attarder à ces textes qui ouvrent des portes et vous font mieux comprendre cette oeuvre gigantesque. Une belle manière de nous faire revenir sur certains ouvrages et mieux les saisir. Parce qu’il y a toujours une première lecture, un repérage, je dirais, et l’autre démarche où l’on prend la peine d’étudier un aspect en particulier, les personnages, les idées de l’écrivain, ses obsessions et son écriture.

Les spécialistes de Victor-Lévy Beaulieu cernent peu à peu ce véritable continent littéraire et leurs recherches donnent des outils précieux au lecteur qui ne se contente pas de surfer sur une histoire. Actualités de Victor-Lévy Beaulieu, Politiques de Victor-Lévy Beaulieu, Victor-Lévy Beaulieu en comparaison, Le sexe et le genre et enfin La clôture du texte à « l’épreuve des Voyageries ». Chacun des cahiers regroupe les réflexions de cinq ou six chercheurs qui s’attardent à un aspect particulier de l’œuvre de Beaulieu et publient aussi certaines recensions d’ouvrages récents. Les numéros ont été dirigés par Sophie Dubois et Michel Nareau, Alexis Lussier et Karine Bosso, Emmanuelle Tremblay, Isabelle Boisclair et Jacques Pelletier. Le dernier est sous la direction de Stéphane Inkel.
Cette « enquête » est loin d’être terminée et il faudra de la patience pour faire le tour de l’œuvre polyphonique de Beaulieu. Comment donner une vue juste de l’écrivain qui a écrit des dizaines de romans, des contes, des biographies, du théâtre et des milliers de pages de téléromans ? Il y a aussi ses missives aux médias et il ne faut pas oublier, depuis un certain temps, ses écrits dans les médias sociaux. Un touche-à-tout pas facile à cerner.

LE QUÉBEC

Dès ses premières publications, l’œuvre de Victor-Lévy Beaulieu s’est collée à l’histoire du Québec, au projet politique qui veut faire un pays de La Belle province. Une idée qui repose sur la grande et petite histoire, des figures incontournables comme celle de Papineau, des défaites, celle des Patriotes en 1837-1838, les hésitations et les soubresauts du Parti québécois avec la tenue de deux référendums qui se sont soldés par un échec. L’écrivain n’a jamais caché ses idées et il les a fait connaître par ses œuvres et ses nombreuses interventions dans les médias. Il prône l’indépendance et tout récemment encore, il donnait son appui à la candidate Martine Ouellet dans la course à la direction du Parti québécois.
Ce « Québec incertain » comme l’écrivait Jacques Ferron, ce Québec toujours en train de jongler avec des formules gagnantes hante l’écrivain et éditeur. À croire que les Québécois souhaitent devenir une nation sans prendre la décision tellement ils sont habitués à ce que l’on décide pour eux. Ce n’est pas pour satisfaire Beaulieu qui aime les choses claires, du moins de ce côté-là des choses, et qui n’a jamais caché son admiration pour l’approche d’un Jacques Parizeau.
Cette question porte son œuvre et marque particulièrement les principaux personnages qui sont touchés dans leur corps et leur tête. Ils sont souvent diminués, handicapés par ce manque d’être, guettés par la folie et la démence. Comment être en n’ayant pas d’identité ? Plusieurs romans sont difficiles parce que ces « débris humains » dans aBsalon-mOn-gArçon (il y a toute une histoire dans la présentation graphique de ce titre) ou Je m’ennuie de Michèle Viroly peuvent repousser. Les personnages deviennent de véritables bêtes qui ne savent que satisfaire leurs pulsions, roulant, rampant sur le sol comme le BOA que l’on trouve dans les lettres en majuscules du titre aBsalon-mOn-gArçon.
Que ce soit dans la Saga des Beauchemin, La Grande Tribu ou Les Voyageries, nous retrouvons cette défaillance héréditaire qui marque l’homo sapiens de Terre Québec.
Abel Beauchemin, le double de Beaulieu (intéressant la concordance des noms. Beau lieu et Beau chemin) l’écrivain cherche à faire surgir le pays dans sa pensée et la réalité. Il doit écrire la Grande Oeuvre, le Graal qui va secouer les piliers du « pays pas encore un pays ». La force de l’écriture parviendra alors à donner une cohérence au Québec qui s’affirmera dans « toutes ses grosseurs » et touchera enfin « la veine noire de sa destinée ».

CATHÉDRALE

Je n’ai qu’à regarder ma bibliothèque pour comprendre la place qu’occupe Victor-Lévy Beaulieu dans la littérature du Québec. Dans mon Pavillon d’écriture, qui sert aussi de bibliothèque, juste à la droite de ma table de travail, son œuvre occupe trois rayons des étagères. Une œuvre imposante par le nombre, la diversité et les différentes éditions. Pas un autre écrivain ne demande autant d’espace.
Beaulieu m’a marqué et influencé depuis ma première publication. J’ai fait de l’écrivain un personnage qui hante mon prochain roman Presquil qui couvre l’année 1980, l’année du premier référendum. Beaulieu est le modèle de mon personnage Presquil. Il ne cesse de relire l’essai-poulet portant sur Jack Kerouac, peut réciter le texte de la première à la dernière page. La connaissance du passé est particulièrement importante chez Beaulieu. Il combat la perte de mémoire dans son œuvre par tous les moyens, se moquant de la psychologie qui est là pour priver les personnages de leur passé et de leur révolte. Beaulieu est le héros de mon personnage, mais aussi celui qui fait obstacle à sa propre écriture.

AVENTURE

Les cahiers s’aventurent dans cette cathédrale et nous en dévoilent peu à peu les assises, des aspects méconnus et souvent passés inaperçus. C’est là un travail nécessaire et exemplaire pour qui aime la littérature, celle qui compte, qui veut réfléchir à une œuvre qui marque notre époque et qui est, sans aucun doute, la plus importante de notre littérature. L’oeuvre de Beaulieu n’est pas une œuvre de lecture, mais de relectures.

Cette double optique, à la fois bilan et ouverture (la question nationale, la construction d’une mythologie, l’œuvre impossible, l’invention langagière, la culture populaire, etc.) et de l’envisager selon des méthodes et des approches nouvelles (la génétique, le positionnement, la philosophie foulcadienne, etc.) (Carnet 1, p.12)

Et il y a cette part belle de son écriture, la plus aimée et la plus louangée, celle où Beaulieu va à la rencontre des écrivains qui ont marqué leur époque. Il montre ainsi sa grande érudition et sa passion pour les écrivains. Victor Hugo, Jack Kerouac, Herman Melville, James Joyce, Voltaire, Léon Tolstoï, Friedrich Nietzsche. Il faudra bientôt ajouter Mark Twain à cette liste. Au Québec, Jacques Ferron et Yves Thériault ont retenu son attention.
Beaulieu a toujours manifesté un immense respect envers l’œuvre de Jacques Ferron qu’il considère comme le grand écrivain du Québec, son père en littérature. Il faut lire l’essai de François Ouellet pour en savoir plus. Grandeur et misère de l’écrivain national explique bien les liens réels et imaginaires qui existent entre les deux écrivains. Les véritables modèles ou les pairs de Beaulieu échappent cependant, la plupart du temps, aux frontières du Québec et à l’enfermement des Québécois dans leur « fatigue culturelle ».
Il faut trouver le pas et la respiration des grands écrivains pour se hisser à leur hauteur, s’approprier leur génie, les dépasser peut-être, s’installer dans son corps, son esprit et la terre de ses origines.

Pour qu’il y ait un projet, il faut l’identification du soi avec la passion ; et quand les deux forment une paire indissociable, l’obsession devient un fouet qui te force au travail, à la patience du travail, à la persévérance du travail. Une seule idée suffit. (La Grande Tribu, p.409)

Pas étonnant de voir que ceux qui réussissent l’indépendance dans La Grande Tribu sont des éclopés, des lésionnaires, des perdus et des blessés. Tous les personnages de Beaulieu sont guettés par la folie, la démence, l’alcoolisme et les passions déviantes.

SEXE ET GENRE


J’ai beaucoup aimé le Cahier 4 portant sur « le sexe et le genre », le rôle de la femme dans l’œuvre de Beaulieu et la menace qu’elle représente pour le mâle, surtout du côté de la mère castratrice. Il en parle d’abondance dans James Joyce, l’Irlande, le Québec, les mots.

Comme être sexué, la femme représente pour l’homme une menace, un danger, en tant que figure d’une éventuelle trahison, répétant ainsi un crime mythique dont l’origine remonte à la nuit des temps et en tant aussi bien sur que potentielle castratrice pouvant le dépouiller de sa virilité. (Carnet  4, p.16)

La sexualité, le regard souvent misogyne de Beaulieu, malgré des propos qui peuvent sembler féministes et d’avant-garde, joue un rôle important. La femme est un témoin, un regard qui fait naître le monde. Elle est là pour accompagner Abel ou satisfaire les besoins sexuels du mâle reproducteur.
Samm, l’Indienne, la femme des origines, devient le regard « qui se pose sur toute chose » et qui fait le texte d’Abel. Parce que l’écriture de Beaulieu n’existe que s’il y a un témoin, une femme de préférence, qui souffle dans le cou de l’écrivain et lit les mots qui débordent sur les grandes feuilles de notaire. Elle donne une réalité au texte, je dirais. C’est aussi le rôle que la femme joue dans notre société en étant celle qui participe aux événements littéraires et qui lit les écrivains et les écrivaines. C’est elle aussi qui a porté l’éducation au Québec tout au long de notre histoire. Elle est celle qui « offre » pour ainsi dire le texte à l’écrivain. Figure d’ange, de diable, de sainte et de dévergondée, elle permet à l’œuvre de Beaulieu de venir au monde.

CAHIER 5

Le dernier cahier s’attarde à l’impossibilité d’écrire dans « un pays qui n’est toujours pas un pays ». Comme se dire quand nous sommes une absence sur la carte du monde et que nous nous recroquevillons dans un trou noir. Nous sommes des Canadiens sans l’être, des Québécois dans un pays inexistant, une province parmi d’autres, une société distincte qui ne sait comment se différencier. Un Non-Québec comme l’écrivait Jean-Pierre Guay. Être et ne pas être, voilà la terrible question.
Beaulieu, dans Le cycle des Voyageries, est écrasé par le poids de cette fatalité et n’arrive pas à esquisser l’œuvre englobante. Abel repousse constamment le projet de La Grande Tribu, incapable d’arriver à ses fins parce que pour réaliser son projet, il doit appartenir à un pays. Toute la série de volumes qu’il écrit sera des faux romans, des substituts qui empêchent la venue de l’œuvre totalisante qui ne peut s’écrire que dans un Québec devenu enfin un pays. Beaulieu croit qu’en mettant le Québec au cœur de son œuvre, il va finir par le faire exister. L’écriture est une sorte de Graal qui peut transformer la réalité.
L’écrivain, las de ces refus, s’abandonne et rêve la société selon le modèle d’Athènes. Ce sont les réfugiés du monde, les éclopés qui se retrouvent dans Antiterre pour fonder la nouvelle Terre promise, la démocratie totale sous l’œil de l’écrivain qui règne avec sa campagne Calixthe Béyala sur ses ouailles comme un sage. Il en sera de même dans 666 Friedrich Nietzsche où Beaulieu renonce à l’écriture et retrouve la parole première, l’oralité, le temps des légendes et des mythes. Il raconte Friedrich Nietzsche à Samm qui ne se tient plus derrière son épaule, mais devant. Là encore, dans le conte, il faut un témoin pour que le contact se fasse et que la parole soit. Une parole qui n’est pas entendue n’existe pas.

RENCONTRE

J’ai particulièrement aimé les œuvres à nulle autre pareille que sont Monsieur Melville, Jack Kerouac, James Joyce, le Québec et les mots et 666 Friedrich Nietzche. Des œuvres remarquables, démesurées, envoûtantes pour ne pas dire inimaginables. C’est un véritable défi de lecture que propose VLB dans ces rencontres.
Il faut lire les cahiers Victor-Lévy Beaulieu pour qui s’intéresse au plus grand écrivain québécois. L’œuvre de Beaulieu est comme ces métaux précieux qui gisent sous terre et que nous ne pouvons atteindre que par un travail sérieux et méthodique.
Je me promets toujours de le relire, mais il faudrait prendre une année sabbatique et mettre sa vie entre parenthèses. J’hésite, parce que je ne suis pas certain d’en revenir indemne. Et j’attends impatiemment son Mark Twain, une autre belle aventure avec un écrivain qu’il aime et qu’il a fréquenté, je n’en doute pas. Il est fort heureux que des enseignants et des chercheurs explorent cette oeuvre unique au Québec et si méconnue du grand public.

LES CAHIERS VICTOR-LÉVY BEAULIEU sont parus chez NOTA BENE.

PROCHAINE CHRONIQUE : ÉTRANGERS DE A À Z de DANIEL CASTILLO DURANTE paru chez Lévesque Éditeur. 

dimanche 7 décembre 2008

Pour mieux saisir la manière d’Hervé Bouchard

«Le paradoxe de l’écrivain» inaugure une nouvelle collection de La Peuplade qui entend nous faire mieux connaître certains créateurs contemporains. On ne peut qu’applaudir! Cet ouvrage, malgré ses limites, permet de mieux cerner l’univers d’Hervé Bouchard et sa façon de pratiquer l’écriture. Une belle manière de s’attarder un moment sur une littérature récente qui emprunte des sentiers originaux et déroutants.
Ceux et celles qui ont lu Hervé Bouchard ou assisté à la dernière production du Théâtre Cri de «Parents et amis sont invités à y assister» ont été surpris par un feu d’artifice verbal qui anime et porte tous les personnages, cet univers à la fois familier et étrange. Une aventure fabuleuse qui nous emporte même si Bouchard ne s’éloigne jamais de la vie d’une famille ordinaire dans «Mailloux histoires de novembre et de juin» et dans «Parents et amis sont invités à y assister». Ce n’est pas la trame narrative qui étonne, mais ses monologues qui se déploient comme des aurores boréales qui permutent souvent. Certaines allégories aussi, comme cette mère Beaumont enfermée dans une robe en bois après la mort de son mari.
«Cette suite scandée, à la manière d’un rap sauvage, envoûte rapidement. Pas de dialogues, malgré la forme théâtrale, mais un croisement de monologues. Une écriture de paroxysme, des trouvailles et des émotions qui vous laissent le motton dans la gorge», que j’écrivais à la parution de «Parents et amis sont invités à y assister»  en 2007.
Cette façon de dire soulève bien des questions et c’est sans doute ce qui a fasciné Stéphane Inkel, professeur et chercheur, auteur du «Paradoxe de l’écrivain». Mentionnons qu’il est plutôt rare qu’un universitaire se précipite ainsi vers un nouvel écrivain.

Originalité

Soliloques sans fin, phrases relancées constamment dans une sorte de halètement, chants incantatoires et hallucinatoires font perdre l’équilibre à celui qui voit ou entend. En quelques phrases, l’écrivain nous plonge dans une autre dimension.
Stéphane Inkel débusque les influences littéraires et les repères d’Hervé Bouchard. Une analyse d’une soixantaine de pages où il plante certaines balises. On y rencontre Samuel Beckett, Valère Novarina, Denis Diderot et Stéphane Mallarmé. L’essayiste n’hésite pas à établir des parallèles avec Sylvain Trudel, Gaétan Soucy ou Réjean Ducharme. Même Victor-Lévy Beaulieu surgit ici et là dans cette excursion.
J’avoue avoir sourcillé quand il est question du «James Joyce, l’Irlande, le Québec, les mots» de Beaulieu. Le chercheur emprunte des raccourcis. Victor-Lévy Beaulieu, quand il rencontre ses maîtres en écriture, que ce soit Herman Melville ou Jack Kérouac, n’est pas loin de la manière Bouchard, contrairement à ce qu’Inkel et l’auteur de «Parents et amis» laissent entendre. Il y a osmose chez les deux.

Entrevue

Le plus éclairant dans l’ouvrage de Inkel est cette entrevue réalisée sur la plage du parc de Pointe-Taillon. Hervé Bouchard se livre, parle de son écriture et de ses intentions, de ses références, de ses incursions dans certains textes qu’il s’approprie sans scrupule. Nous comprenons mieux cette manière de dire, de foncer à une vitesse vertigineuse en culbutant mots et phrases. On pourrait certainement faire un parallèle entre le désir des surréalistes et des dadaïstes qui voulaient «dire» un autre monde en ne refusant aucun détour, aucun excès et abattre toutes les frontières.
Espérons que cette nouvelle collection nous réservera d’autres belles surprises. Les écrivains Larry Tremblay et Daniel Danis, des créateurs comme Jean-Jules Soucy pourraient y avoir une place. Il va sans dire que La Peuplade n’entend pas se restreindre aux créateurs de la région. C’est fort heureux! Il faut chasser l’originalité où elle se cache, dans toutes les manières de vivre l’art.
Et il faudra bien un jour cerner la figure de l’enfant dans le roman québécois. Presque toujours une enfance idéalisée, triturée, bousculée qui a donné les œuvres les plus percutantes de notre littérature. Songeons à Marie-Claire Blais, Bruno Hébert, Réjean Ducharme, Guy Lalancette, Pierre Gobeil, Gaétan Soucy, Robert Lalonde et Lise Tremblay. La liste pourrait s’allonger. Emprunter la voie de l’enfance permet d’écosser la langue française et de bousculer le lecteur dans ses références et ses habitudes. Une belle exploration qui nous réserverait de grandes surprises.

«Le paradoxe de l’écrivain», entretien avec Hervé Bouchard par Stéphane Inkel, est paru aux Éditions La Peuplade.