Nombre total de pages vues

vendredi 20 mars 2020

POUR SALUER UNE GRANDE DAME

LA PUBLICATION DE Anne Hébert, vivre pour écrire, une biographie signée par Marie-Andrée Lamontagne, permet de se tourner vers les premiers textes de cette grande écrivaine que nous oublions un peu. Malheureusement, l'avalanche des nouveautés nous fait négliger des auteurs importants qu’il faut fréquenter pour se rappeler d’où l’on vient et tous les chemins parcourus.

L’ouvrage imposant (560 pages) de madame Lamontagne permet de suivre Anne Hébert de sa naissance en 1916 à sa mort en l’an 2000. Ce travail remarquable, dont j’ai parlé en novembre 2019, m’a donné l’occasion de plonger dans ses romans et sa poésie que j’ai découverts au hasard des jours et de mes aventures de lecteur. Je suis devenu un fidèle qui attendait fébrilement ses publications à partir de Kamouraska, je crois. 
Madame Hébert s’est démarquée dans une époque où il était difficile de faire sa place, surtout pour une femme. Les écrivains et les écrivaines étaient rarissimes dans ce Québec qui secouait ses carcans religieux et qui s’épuisait dans les derniers soubresauts du régime de Maurice Duplessis. 
J’ai raconté ma plongée dans Le torrent à mon arrivée à Montréal en 1966, cette rencontre qui m’avait déstabilisé et fasciné dans un cours dispensé par Paul Chamberland qui était encore tout barbouillé de ses études universitaires. 
La relecture de son premier roman, Les chambres de bois, s’est imposée après avoir suivi Marie-Andrée Lamontagne.
Je n’avais que douze ans en 1958 et ignorais tout des livres même si les histoires me titillaient et que j’adorais les inventions de mes oncles et de nos voisins. Il faut dire aussi que les livres étaient rarissimes à la maison et se résumaient aux prix que nous rapportions de l’école en fin d’année. Oui, on donnait des livres alors pour prolonger le plaisir de la fiction. Bien plus, nous avions une période d’immersion chaque jour. J’attendais cette demi-heure quotidienne avec impatience pour retrouver les héros d’Une de perdue et deux de trouvées. Une aventure collective où nous lisions à tour de rôle devant nos camarades. 
Un bonheur incommensurable.
En 1958, nous sommes un an avant la publication de La belle bête de Marie-Claire Blais, une auteure qui marquera son époque. C’est l’année de la parution d’Agaguk d’Yves Thériault, un récit nordique qui collera au personnage et le propulsera sur la scène internationale. 
À la télévision de Radio-Canada, c’est le début de Marie-Didace, un téléroman écrit par Germaine Guèvremont. Une suite si l’on veut aux cent trente-huit épisodes du Survenant diffusés de 1954 à 1957 que j’ai regardé religieusement, ne ratant pas une émission. C’est également la création de la pièce Le temps des lilas de Marcel Dubé au Théâtre du Nouveau Monde. Anne Hébert reçoit le prix Ludger-Duvernay la même année. Michel Louvain, sur scène et à la radio, fait un succès de Lison, il faut nous séparer

PREMIER ROMAN

Les chambres de bois nous plonge dans l'histoire de deux femmes et d’un homme qui se confinent dans un appartement (ils ne fuient pas un virus), vivent dans une atmosphère étouffante, combattent des démons et des obsessions. Les trois arrivent mal à repousser une fatalité qui leur colle à la peau comme une tare génétique. Ce n’est pas sans rappeler Contes pour un homme seul d’Yves Thériault paru dix ans auparavant où les personnages sont souvent écrasés par un destin qu'ils ne peuvent contrecarrer. 
Nous sommes à Paris, je crois, même si le lieu n’est jamais nommé. Un appartement bourgeois, une servante, un frère et une sœur qui n’arrivent pas à respirer l’un sans l’autre, qui s’enfoncent dans leurs obsessions. La fuite de Catherine, certainement à Menton, sur les rives de la Méditerranée, lieu que fréquentera Anne Hébert pendant des années, lui permet de refaire surface. 
Catherine et Michel forment un couple désassorti. La jeune femme l’a épousé pour secouer la grisaille de sa vie et échapper à son monde de misère. Lia et Michel, la sœur et le frère, sont incapables de s’affirmer l’un sans l’autre, possédés qu’ils sont par un amour obsessionnel qui n’ira jamais jusqu'aux contacts physiques. 
Le prénom de Catherine n’est pas innocent non plus. Je pense à Sainte-Catherine-de-Fossambault où Anne Hébert est née. Elle y a séjourné à maintes reprises, confinée dans une chambre lors de la longue réclusion où elle a combattu une maladie qui s’est avérée un faux diagnostic du médecin. Lieu d’enfermement, d’attente et de rêves, de fuites dans les lectures.

ENFERMEMENT

Catherine devient évanescente, transparente presque jusqu’au jour où elle s’enfuit au soleil, découvre la mer et le regard d’un homme qui lui donne une consistance. Beaucoup de commentateurs ont fait le lien entre la réclusion de Catherine et celle d'Anne Hébert au Québec, son départ pour la France, son apprentissage de l’autonomie et de l’écriture. 
Nous effleurons ici les grands thèmes qui hanteront l’œuvre de madame Hébert, particulièrement Les fous de Bassan qui paraît en 1982. L’isolement près de la mer et d’un fleuve, les amours tourmentés, obsédés qui poussent vers la mort. Les passions maudites de Kamouraska publié en 1970 et dont Claude Jutra tirera un film magnifique en 1973. 

EXPÉRIENCE

Expérience troublante que celle de relire Les chambres de bois, que de s’attarder à ce trio plus « conceptuel » que fait de chair et de sang. Michel, un musicien hypersensible, un marginal et créateur romantique, n’approche sa femme Catherine qu’en trahissant sa sœur Lia, la noire, la sombre qui s’étourdit dans la fumée de ses cigarettes. Une passionnée qui revient amochée de ses escapades, comme un chat de ruelle qui se bat contre le monde entier quand il cède à ses pulsions.
L’impossibilité de communiquer chez Anne Hébert reste l’un des grands thèmes qui la suivra tout au long de sa carrière. L’incapacité si typique des Québécois à secouer les phrases pour dire leurs frustrations et leurs émotions. Steven grogne comme une bête dans Les fous de Bassan. Il ne peut que tuer ceux qu’il approche. J’ai pensé, bien sûr, à Des souris et des hommes de John Steinbeck paru en 1937. Lennie Small n’a pas de mots et cette carence provoque des catastrophes. Tout comme Nicole Houde reprendra l’allégorie dans La maison du remous. Gertrude, un peu lente, cache des souris dans un placard et finit par les étouffer par amour. 
La passion tue chez les contemporains d’Anne Hébert. Dans les premières œuvres de Marie-Claire Blais ou dans les fictions d’Yves Thériault, le lecteur affronte ce dilemme existentiel. Difficile d’échapper aux archétypes et de les plier à sa manière et son regard. 
Les chambres de bois offre des moments de fulgurance, d’une beauté émouvante, d’une justesse qui montre la grande romancière et poète qui s’imposera. C’est tout l’art d’Anne Hébert que l’on retrouve dans ce premier ouvrage qui demeure fascinant. Un flou, une ambiance. Le séjour de Catherine au soleil, dans le Sud, m’a fait penser à L’étranger d’Albert Camus où la chaleur, l’excès de lumière mélange le réel et le fantasme.

Une version de cette chronique est parue dans le numéro 177 de Lettres québécoises, numéro intitulé La dérive des capitaux, les écrivains et l’argent.

Anne Hébert, Les chambres de bois, Paris, Seuil, coll. Points, 1958, 1996, 190 pages.
Marie-Andrée Lamontagne, Anne Hébert, vivre pour écrire, Montréal, Boréal, 2019, 560 pages.

lundi 16 mars 2020

SOPHIE LÉTOURNEAU EN CHASSE

JE ME SUIS RAPIDEMENT ATTACHÉ à cette narratrice qui, pour trouver l’âme sœur prend tous les moyens, consulte même une voyante qui indique le chemin à parcourir. Et en même temps, j’ai toujours eu l’impression d’être à côté du vrai récit qui nous pousse comme une vague vers l’écriture, une manière de secouer la vie qui ne cesse de fuir en faisant des bonds ? La littérature est-elle le fruit du présent, du passé qui parvient à modeler l’avenir ? La question m’a hanté tout au long de la lecture de Chasse à l’homme de Sophie Létourneau.

Le titre de ce récit n’est pas banal, peut provoquer des quiproquos ou des attentes. Une battue symbolique bien sûr, pour croiser l’amoureux qui va tout changer. Sophie Létourneau l’imagine tel un personnage de roman. Il est Français et elle devra s’exiler à Paris pour connaître la grande aventure. C’est ce qui m’a fasciné dans ces fragments qui m’ont fait penser à des papiers que l’on colle à un tableau pour se faufiler dans une fiction. Non pas que le texte soit tortueux, mais un mot, une phrase vous arrête, une empreinte révèle la présence d’un être vivant qui vous suit peut-être depuis un bon moment. La vie est comme ça. Un bond à gauche, un autre à droite et souvent des reculs.

Comme l’amour, l’avenir est d’abord une histoire que l’on se raconte. Une projection vers l’avant. À vingt-huit ans, ces deux dispositions dont je m’étais coupée - l’amour et l’avenir -, j’en suis devenue curieuse. (p.13)

Ce texte oscille entre la réflexion, la lecture de certains ouvrages, la vie avec ses références à des personnes réelles. La trame est là, mais il y a toujours ce retour sur soi, comme si l’auteure regardait dans un rétroviseur où défile son vécu, tout en fonçant vers demain. Un récit, un journal, une fiction avec cette voyante qui tire les rideaux pour montrer la direction à prendre. Et me voilà tout méfiant, sur mes gardes. Ce n’est peut-être que l’entreprise d’une lectrice qui se projette dans l’espace pour mieux cerner son histoire. Comment savoir ? Des fragments, des réflexions ciselées comme des bracelets qui tintent au moindre geste. Regard sur l’amour, la mort, les études et l’acte d’ancrage qu’est la plongée dans la littérature.
Drôlement intelligent.
Souvent, j’ai eu l’impression de frôler des aphorismes, un moment de vie qui se referme tout doucement. Ce qui m’a fasciné dans cette entreprise, c’est le mélange de quête fictive et un réalisme qui nous fait rencontrer des écrivains, participer à des événements. La certitude que j’aurais pu être à un lancement au Port de tête et de boire un verre avec l’auteure.

Dans mon journal, on lit : Je veux écrire un livre sérieusement frivole. Me saisir d’une thématique loin de moi, éperdue. D’un cliché, une femme qui cherche l’amour à Paris, faire un livre bizarre. Un album aux entrées multiples, quelques artéfacts, anecdotes disparates, portraits et objets trouvés. Montrer l’intelligence derrière le désir d’être aimée. (p.30)

Sophie Létourneau réussit parfaitement cette entreprise déstabilisante. Et comment ne pas être séduit par les images, cette parole, ce regard qui transforme une vie et vous pousse dans des directions imprévues.

À Montréal, je ne t’ai pas cherché. J’étais amoureuse du petit japonais. Mais je craignais aussi le pouvoir de l’écriture. Wajdi Mouawad m’avait dit que j’étais une sorcière. Pierre Bayard avait confirmé que la vie de beaucoup d’écrivains s’inspirait de leurs livres. Et je n’étais pas prête, dans ma vie comme dans mon travail, à me lancer dans une nouvelle histoire. (p.136)

Rien n’est banal dans ce récit malgré les apparences. Un ouvrage intriguant, qui bouscule comme tous les bons livres savent le faire.
Sophie Létourneau nous plonge au cœur de l’existence et de l’amour. Un manuel de survie en quelque sorte que l’on garde près de soi pour se retrouver dans un recoin du jour, à caresser les mots de cette magicienne qui invente des chemins qu’il ne faut jamais négliger.
Un livre qui nous pousse hors des sentiers battus et fait oublier les balises. L’impression de devenir le confident de cette femme, de la suivre dans ses questionnements et ses pérégrinations.
Fascinant, audacieux et envoûtant.


LÉTOURNEAU SOPHIE ; Chasse à l’homme, Éditions LA PEUPLADE, 216 pages, 21,95 $.

http://lapeuplade.com/livres/chasse/