CATHERINE VOYER-LÉGER signe un récit particulier avec Prendre corps, un ensemble de textes
brefs qui partent d’un mot pour désigner une partie du corps. Elle affronte
ainsi ses craintes, ses malaises, son image, l’amour, la souffrance et la
maladie. Le corps, cet objet en soi et à soi, permet d’occuper un certain espace
et de se colletailler avec le temps. Un état « d’êtreté » dirait mon ami Carol
Lebel. Cet organisme qui nous permet de percevoir le monde, de ressentir le
chaud et le froid, de nous réfugier dans une sorte de bulle et de nous trouver
devant les autres, souvent pour le meilleur ou le pire. Le projet de madame
Voyer-Léger était d’abord un défi sur le web et les textes prennent ici la
forme d’un livre. Les fragments se suivent sans pagination, pour échapper à la chronologie et au temps peut-être qui malmène le vivant et le pousse dans
ses derniers retranchements.
Une sorte de dictionnaire personnel pour
s’aventurer sur toutes les surfaces du corps. Visage, épaule, ventre, sein et
doigts. Tout part de soi et y revient de toute façon. Ce corps donné qui
grandit, change, s’affirme, mute, se transforme avec les grandes étapes de la
vie que tout humain doit franchir.
« Oui parfaitement ! le corps inclut le
sens tout en étant le sens, l’intention principale, le corps inclut l’âme mais
n’est pas moins l’âme », écrivait Walt Whitman. L’être et la conscience, le
regard et la sensation de faire partie du grand tout. Et ces murs, ces
obstacles à franchir. L’adolescence, l’arrivée des seins chez les femmes et les
menstruations, les mutations si différentes chez les hommes. Je me souviens de
ces moments où je guettais l’apparition de la barbe sur mes joues, des poils
sous mes bras. J’étais convaincu que c’était par le poil que je deviendrais un homme.
Ce fut long et un matin j’ai deviné plus que vu, le fameux duvet qui allait
devenir ma barbe. Ce malaise aussi quand le regard de l’autre se pose sur soi,
ce jugement qui blesse souvent ou peut vous procurer le plus grand des bonheurs.
La chaleur insupportable de cette
chambre m’a réveillée. Bouche sèche. J’ai trainé ma nudité vers la fenêtre du
jour qui se levait pour laisser l’hiver entrer. Réalisant, dans un sursaut de
lucidité, qu’un voisin pourrait me voir, je n’ai eu pour moi-même qu’une
étrange pensée : la beauté de mes seins.
PROJET
L’entreprise de Catherine Voyer-Léger demande
de l’audace et de la franchise. Tous avons des hésitations, des aspects que
nous aimerions changer. Certains iront jusqu’à la chirurgie pour corriger un
nez, des seins ou une hanche. Pas facile d’aborder ces sujets sans se censurer.
Nous nous heurtons toujours à des pudeurs, des hésitations. Cela nous pousse à
taire certaines choses ou à éviter de discuter de certains aspects de notre
vie. Le corps est une mémoire aussi. Un doigt, le ventre, une épaule, une
cicatrice nous rappellent un moment de notre enfance ou de notre vie d’adulte.
La scène — aussi parce que reprise,
parodiée, moquée — a quelque chose de mythique. Peut-être qu’avoir douze ans à
l’automne 1991 oblige à garder un souvenir tout autre de l’accouplement des
chevaux. L’émoi vécu au quotidien par ce corps qui bouge trop vite. Le désir
qui s’installe sans qu’on sache trop qu’en faire. Quelques minutes de
télévision et la métaphore d’une jouissance anticipée, tension trop souvent
confondue avec le bonheur. La nuque d’Émilie Bordeleau.
Je pense à « ces aventures » ou
expériences dont je n’ai jamais parlé dans mes livres et mes récits même si je
m’efforce toujours de dire vrai et de ne jamais tricher.
APPARENCE
Pas facile d’aborder des problèmes de
poids et d’en parler avec justesse. Je comprends que ce peut être douloureux. L’écriture
devient de la témérité presque. Je me souviens trop du mal-être qui était le
mien quand j’ai commencé à fréquenter la petite école. J’étais affublé de
strabisme. Un beau mot pour édulcorer ma réalité. J’avais les yeux croches.
J’ai dû vivre avec ce handicap et affronter les sarcasmes de mes compagnons.
Heureusement, ma grande taille en imposait, et les garçons hésitaient avant de
me traiter de « coq-l’œil ». J’avais aussi une dentition effroyable. Deux
palettes d’écureuil à l’avant. J’ai appris à dissimuler mon sourire avec les
doigts pour cacher ces dents de rongeur. Une manie que j’ai encore même si les
palettes ont disparu depuis longtemps.
Prendre son corps à bras le corps, le
dire, l’explorer et l’apprivoiser. Ce corps où se gravent des moments de vie
comme les tatouages si à la mode de nos jours. La peau comme un parchemin que
l’on peut lire quand on prend la peine de se tourner vers soi. Il suffit de
fermer les yeux pour provoquer le déclic, revivre des expériences
négatives la plupart du temps.
J’ai refusé longtemps de porter un
soutien-gorge. Longtemps est relatif.
(Recommençons.) Je n’ai pas porté de soutien-gorge avant onze ans et demi. Il y
avait déjà un bon moment qu’on aurait dû m’y contraindre. J’étais dans le déni.
En regardant ailleurs, je tentais de faire de ma puberté précoce un détail. Ce n’était pas un
détail. Ni pour moi ni pour les autres. Ai-je cessé de regarder ailleurs ?
TABOUS
Catherine Voyer-Léger aborde des sujets que
je ne retrouve pas souvent dans les textes littéraires. Les menstruations chez
la femme, le sang qui coule chaque mois sans que rien ne puisse être fait
contre cette fatalité. Les maux de ventre, les douleurs qui s’expliquent mal. Elle
s’attarde aussi à son physique qui a tendance « à envahir l’espace ».
Plus le temps passe, plus l’idée de
retrouver un autre corps nu dans ma bulle, dans ce qu’on pourrait appeler
l’intimité, m’apparaît comme une étrangeté. C’est une forme de régression,
comme si le dégoût intrigué de l’enfant avait repris ses droits en moi.
Regarder des gens qui s’embrassent sur l’écran, sans envie particulière. Se
dire que tout ça est si étrange, simplement étrange. Et un peu dérangeant.
J’aime surtout les sensations que l’écrivaine
ressent quand elle bouscule certains mots. Les doigts, la main, l’épaule. Elle avoue
des choses terribles de vérité et de justesse, seulement en parlant du bras ou
d’un genou.
Toutes les sensations du vivant, du
temps qui vous transforme, ne cessent de vous pousser vers cette apparence que
vous aurez sur votre lit de mort. La beauté de la jeunesse qui s’en va, qui fait
que l’on surprend un étranger qui était soi à vingt ans sur une photo. La
mémoire ancrée dans la peau, les manies, les angoisses, les obsessions, le
désir d’avoir des enfants qui semble devenir de plus en plus improbable chez
elle. Elle interpelle les parents, les amis, d’autres femmes avec qui elle se
mesure forcément. Ce sont toujours des moments douloureux et souvent pénibles.
Se réveiller dans l’inconfort d’une
aube sèche. Chercher son air, le dos noué comme une souche. Chercher une balle
à glisser sous la blessure, creuser le nœud. Dans un demi-sommeil, se
raisonner. Tout cela est bénin, tout cela n’est rien. Se rendormir, couchée sur
le caoutchouc d’un massage maison en sachant qu’on ne mourra pas maintenant.
Mais douter de l’idée que mourir dans son sommeil puisse avoir quoi que ce soit
de paisible.
Une formidable aventure pour l’écrivaine
et essayiste que d’explorer la planète de son corps, de secouer des souvenirs
bons et moins bons, des émotions qui ne demandent qu’à ressurgir et à vous plonger
dans certains moments que le temps n’arrivera jamais à effacer. Des textes
touchants et émouvants.
Voilà surtout une exploration de
l’écriture qui part toujours de soi malgré les maquillages et les culbutes littéraires.
Un défit certainement que celui de vouloir tout dire sans tricher. Catherine
Voyer-Léger tente des poussées vers le passé, revient dans le présent, accepte
ce qu’elle est, la solitude et protège aussi des zones d’ombres. L’écriture
veut cela et tout dire est tâche impossible.
Et c’est tellement difficile d’accepter ce
que l’âge fait de vous. Nous devenons peu à peu des manuscrits aux pages
cornées, aux paragraphes flous, aux chapitres qui sont souvent illisibles. Il
reste l’essentiel pourtant, ces moments gravés en nous comme ces noms et prénoms
que l’on retrouve sur le granite des cimetières. C’est peut-être pourquoi
j’aime tant circuler dans ces lieux de silence où l’essence de la vie se tient
aux aguets. Là où des vies se croisent et se surveillent, font réfléchir au dur
métier de respirer.
Catherine Voyer-Léger dresse le profil
d’une femme qui doit combattre pour être, pour avancer dans le jour malgré
toutes les hésitations. Et Walt Whitman encore me souffle à l’oreille : «
J’applaudis à tous mes organes, mes attributs, comme à ceux de l’homme sain et
sympathique. Le moindre pouce carré de ma peau, fût-ce sa millième partie a sa
noblesse, mérite mon intimité. » Oui, chaque partie du corps est un roman à écrire.
PRENDRE CORPS, CATHERINE VOYER-LÉGER, Éditions
LA PEUPLADE.