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vendredi 19 juillet 2024

MATHIEU ROLLAND M'A ENCORE SUBJUGUÉ

J’AI BEAUCOUP aimé Souvenir de Night de Mathieu Rolland. «Une sorte de blues lancinant qui traverse la nuit et vous aspire», que j’écrivais lors de la parution de ce premier roman en 2020. Trois ans plus tard, il revient avec De grandes personnes, un ouvrage tout aussi exceptionnel où le comportement de ses héros est remis en question après une tragédie. Une famille : Sophie, Benoit et Tom, le fils. Des surdoués que la vie bouscule et force à muter.

 

Je ne sais pourquoi, mais j’ai parcouru les 213 pages de ce texte en retenant mon souffle, ressentant une appréhension au bout de chaque paragraphe comme si tout pouvait s’écrouler, se défaire et emporter le trio qui me semblait des proches après quelques chapitres. Une tension dans l’écriture de Mathieu Rolland vous happe constamment. 

Une histoire qui échappe aux sentiers battus en est la cause, certainement. L’originalité des personnages, les dialogues qui sonnent autrement et les agissements du couple étonnent. Et Tom, un petit garçon doué, un solitaire insomniaque (c’est rare chez un enfant) doit apprendre la vie et sortir de sa bulle.

Des intimes, presque. Je ne leur souhaitais que du bien.

 

VEDETTE

 

Sophie d’abord. Une athlète de haut niveau qui s’est illustrée en natation aux Jeux olympiques où elle a remporté des médailles. Une vedette que tout le monde connaît à cause de son sourire, sa personnalité attachante et sa simplicité. Une volontaire, une perfectionniste qui a l’habitude de tout contrôler dans la piscine. Elle a passé des heures et des heures à s’entraîner, à étudier ses mouvements pour que sa nage soit parfaitement fluide.

Et arrive cet accident d’auto, le feu qui souffle le véhicule. Sophie survit par miracle, touchée au visage et à un bras. La grande brûlée qu’elle est maintenant doit entreprendre son plus terrible combat, subir des greffes de peau et apprivoiser ce nouveau visage et une autre apparence. Elle n’a plus rien de l’athlète adorée qui faisait les manchettes et a du mal à se reconnaître quand elle se retrouve devant un miroir. 

 

«Elle entrait dans la période de sevrage, on allait commencer à diminuer la morphine, elle restait éveillée plus longtemps, son esprit s’éclaircissait.

Des inconnus s’étaient mis à se succéder pour la manipuler, l’observer, la noter, pour mesurer, calculer, imposer à son corps des exercices, son cou, ses bras, ses jambes, le mouvement qu’ils s’efforçaient de lui apprendre, de rendre naturels, de quatre à cinq heures par jour. Une discipline. Avec sa nouvelle peau, elle devait tout réapprendre.

Bouger les doigts, tenir un verre d’eau, une balle, un crayon. 

Parler, tirer la langue, fermer les yeux, les ouvrir, et sourire. 

On saluait la vitesse à laquelle elle se rétablissait.» (p.74)

 

Sa peau peut s’infecter et elle doit se protéger, éviter de s’exposer au soleil. Elle qui filait comme une torpille dans les couloirs de la piscine doit apprendre à être dans cet état de fragilité.

L’athlète de haut niveau entreprend une terrible bataille pour s’installer dans une nouvelle vie. Benoit, son mari, celui qui manipule les chiffres et les statistiques qui expliquent tout, l’aide dans ses efforts même s’il a du mal à reconnaître celle qu’il aime. Tout oscille et peut basculer au moindre souffle. 

 

«Alors que Benoit s’approchait d’elle en voiture et que les phares éclairaient Sophie, debout au milieu du stationnement dans son manteau d’hiver trop grand, il prenait conscience, d’une manière dont il n’avait pas été capable avant, qu’elle n’était pas morte.» (p.105)

 

Il se trouve dépourvu et sans mots devant cette nouvelle Sophie qui est devenue une étrangère qu’il doit apprendre à connaître et apprivoiser. Tout comme Tom doit le faire. Des moments particulièrement touchants.

 

«Sophie les attendait dans l’entrée, la tête emmitouflée dans son foulard. Tom est apparu, s’est arrêté net en l’apercevant, penché contre Benoit. 

Elle l’a salué, en l’appelant son petit Tom.

— Tu as froid?

— Je peux enlever le foulard?

— Oui, mais garde-le si tu as froid.

Il s’est approché et elle aussi. Son foulard désormais autour de son cou, elle s’est agenouillée devant lui. Il a analysé son masque, puis sa main gantée.

— Tu as mal?

— C’est sensible.

— Mais je peux toucher?

— Oui, oui, doucement.

Il a pris le visage de sa mère de ses deux mains, tenant ses joues entre ses paumes encore trop petites pour les recouvrir complètement. Il pouvait voir ses yeux derrière le masque, le bleu de ses yeux, le même que les siens, et il l’a embrassée sur la bouche. Elle l’a pris dans ses bras pour le serrer au plus fort. 

Elle était à la maison. Ils seraient ensemble.» (p.107)

 

Des instants où tout peut s’écrouler dans un battement de paupières. Un geste, un hochement de la tête. Des moments intenses et troublants. Chaque seconde devient un suspense.

 

DÉMARCHE

 

Tom, malgré sa belle intelligence, a du mal à s’intégrer à l’école spéciale où il est inscrit. Il est fasciné par les vidéos et un comédien qui joue dans des séries très violentes. L’enfant solitaire qui a vécu avec des adultes jusqu’à maintenant doit se familiariser avec la société et ses semblables. Il dort peu ou pas, est happé par les écrans comme bien des jeunes de nos jours. 

 

«L’insomnie de Tom l’avait toujours inquiété. 

Un bébé qui ne faisait pas ses nuits et, même si les cris et les pleurs avaient cessé avec le temps, le sommeil, lui, n’était jamais venu. Benoit se levait souvent, par réflexe, par habitude, par peur, pour se rendre à la chambre de Tom et s’assurer qu’il était bel et bien endormi. Il le trouvait presque toujours au sol, jouet ou crayon à la main, dans le noir, murmurant des mots qu’il ne maîtrisait pas encore, puis plus tard, plus vieux, noyé de lumière blanche, celle des écrans.» (p.61)

 

Tous les trois, peu importe leur intelligence, s’installent dans une autre vie et font face à la réalité. Muter, plonger dans une existence tellement différente dans le cas de Sophie, se battre cette fois pour être juste une femme dans son quotidien. Benoit s’adapte et ressent l’émotion et l’empathie. Du nouveau chez lui.

Tom, le surdoué, change d’école pour crever sa bulle, s’approcher de ses camarades et établir de vrais contacts. 

C’est éprouvant pour Sophie qui doit réapprendre à bouger et accepter celle qu’elle est devenue, se reconnaître dans ce visage qui lui est étranger. Benoit prend conscience de ses façons de faire et doit muter avec son fils. Un combat tout aussi exigeant et difficile.

 

FASCINANT

 

Des personnages originaux, attachants et des dialogues qui échappent aux clichés rassurants. 

C’est magnifique.

La petite famille doit se repenser et se réorienter pour demeurer ensemble. Que ce soit au travail, dans l’intimité, il y a toujours celui ou celle que l’on doit devenir qui attend derrière une porte que l’on ouvre avec appréhension. 

Un ouvrage remarquable d’intelligence et de questionnement sur la vie et la société qui nous pousse vers la performance et nous laisse souvent tel un inadapté social. Oui, la vie est un combat de tous les instants. Plus que jamais.

 

ROLLAND MATHIEU : De grandes personnes, Éditions du Boréal, Montréal, 216 pages. 

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/grandes-personnes-3991.html

vendredi 23 avril 2021

VOYAGE AU CŒUR DE LA NUIT

MATHIEU ROLLAND PRÉSENTE un premier roman après des études en «traductologie» à l’Université Concordia. J’imagine qu’il s’est penché sur l’art de faire passer un texte d’une langue à une autre avec toutes les difficultés que l’entreprise comporte. Comment respecter la musique de l’auteur dans une mouture différente ou un souffle venu d’ailleurs? Il s’est intéressé alors à l’œuvre de Yukio Mishima, un prosateur exceptionnel.

 

Étourdissant le nombre de nouveaux écrivains qui se manifestent actuellement. Depuis le temps qu’on nous rabâche les oreilles avec la relève, et bien elle est là, cette génération. Souvenir de Night, un titre étonnant, vous aspire rapidement et m’a rendu un peu obsessif. 

«Il s’appelait Nigel, mais je l’appelais Night, comme la nuit.» Tout est dit ou presque. L’écrivain nous entraîne dans un monde où rien ne peut être semblable à la vie que nous connaissons. Un homme, une femme insomniaque et esseulée, une chambre d’hôtel. Ce nom et le titre sonnent comme un accord que l’on plaque sur un piano et qui reste longtemps dans l’oreille. Un prélude à la passion en quelque sorte, une sorte d’évocation à la Marguerite Duras. 

 

VOYAGE

 

La narratrice raconte ses nuits, quand la cité dévoile son envers, que les fantasmes naissent et se concrétisent comme des feux qu’on allume dans les poubelles. Un espace où l’on plonge dans ce que l’on dissimule en plein jour, dans la lumière crue du midi, alors que tout est trop présent sur les terrasses et dans les restaurants.

Isabelle, une femme d’affaires, court devant son succès. Elle va d’une ville à l’autre, d’un pays à un autre, en ayant l’impression de ne jamais se déplacer, se retrouvant à peu près toujours dans la même chambre anonyme, partout où elle vient reprendre son souffle. Le lieu n’est jamais nommé. C’est peut-être la Chine, c’est sans importance. Tous les hôtels sont pareils et neutres. Un endroit où l’on pose sa valise et tente de se faire un chez-soi pendant un jour ou plus. La narratrice souffre d’insomnie. Peut-être à cause du décalage horaire, des déplacements, des bousculades qui la poussent toujours vers un ailleurs. 

 

D’aussi loin que je me souvienne, je n’ai jamais dormi. L’alcool sur les lèvres, les infusions, les su0ppléments, puis, finalement, les somnifères. Pilules, ovales et blanches, marquées d’un trait au centre. Une dose adaptée à ma physiologie, qui m’est propre. À moi. Une ou deux pilules. Laissées trop longtemps sur la langue, elles ont un goût de soufre. Sur leur étiquette, elles promettent un sommeil plus près du sommeil naturel, un semblant de réalité. (p.37)

 

Problème de notre époque que l’insomnie et le manque de sommeil. On connaît les conséquences. Fatigue, nervosité, irritabilité, impatience et dans les cas extrêmes, hallucinations et troubles mentaux. 

 

RENCONTRE

 

Isabelle croise Nigel dans un restaurant. Elle a l’habitude des hommes et les consomme rapidement, avec ses petites pilules. L’amour physique, simplement, pour l’exercice et, peut-être, oublier son soi pendant une heure ou deux. Elle le revoit, s’attache. Le professionnel exige son argent et disparaît dans la nuit, loin, pour d’autres rendez-vous, d’autres rencontres éphémères. Il ne sait rien d’elle et le contraire est aussi vrai. Ils s’entendent physiquement et se donnent du plaisir. 

C’est tout.

 

SOUVENIRS

 

Mathieu Rolland nous fait osciller entre les souvenirs de la petite fille et sa vie présente. La mère d’Isabelle, écrivaine, n’avait guère d’attention pour son enfant, pas de temps pour la tendresse, les mots rassurants, les histoires qu’elle éparpillait peut-être dans ses romans. Elle vivait des aventures avec des hommes interchangeables. Isabelle la suivait comme un caniche que l’on traîne au bout d'une laisse. 

Sa vie de femme d’affaires et ses succès n’ont rien modifié. Elle était partout et nulle part, ailleurs et ici, entre deux sauts, les amants de sa mère, les séances de signatures qui finissent par se répéter. 

Un monde étrange, au cœur de la ville qui bat tel un tambour sauvage. Une chambre, la douche et le restaurant tout près. Des lieux loués avec le corps de Night qu’elle s’offre avec gourmandise, comme un bon vin ou un repas. Toujours en décalage, entre deux envols et deux espoirs. Des semaines de dérives et de succès, une solitude qui frappe en pleine poitrine, laisse pantois. Incapable de s’ancrer ou de s’installer dans une forme de paix et de bien-être, elle s’étourdit avec obstination. 

 

Je me suis assise sur le lit. Laissée tomber. La tempête avait cessé, et bientôt il allait faire jour. Je souhaitais attendre la lumière ainsi, vêtue ainsi, me surexposer à mon espérance, mais j’ai été stoppée. On a congé à la porte. Je suis allée ouvrir au ralenti, presque à reculons, malgré moi. Le service aux chambres. Mon goût du matin était déjà loin. (p.53)

 

Ici, la femme dicte la marche, provoque les choses contrairement à l’héroïne de L’amant de Duras qui subit l’homme. Isabelle s’achète un corps, un mâle, des caresses et de la tendresse, un moment où elle triche avec sa solitude. 

 

Night me tenait par la main, et j’avais confiance. Je n’avais pas demandé où nous allions. Pas besoin. À contre-courant, au cœur de la ville, j’avançais, enivrée de lumières comme dans les films et les photos et les images des livres. Sur les immeubles, les tours, un nageur d’écran en écran, de mur en mur, et son mouvement qui guidait la musique, un baume après rasage, une femme et son sourire, une brosse à dents, des éclairs et des explosions, des nouilles et des soupes, une balle, un jeu, une voiture, un voyage, un cadeau, une sortie en amoureux, entre amis, le dernier film en salle, la nouvelle technologie, le dernier cri, et tellement de bruit. (p.80)

 

Comment briser ce cercle qui étouffe de plus en plus? Comment s’attarder à l’autre et le faire naître dans son désir et ses caresses? Elle s’accroche à la gestuelle de l’amour, à Night qui sait les chemins du plaisir et s’éloigne après, avec quelques dollars. Pas de place pour les sentiments dans ces rencontres furtives, d’abandon et de confidences. Impossible d’aller au-delà, de créer une complicité, une communication exceptionnelle. Dans Souvenir de Night, tout est faux, rapide et prédation. 

 

VOYAGE

 

Roman troublant de désirs et de pulsions, de détresse aussi. Une écriture hachurée qui marque le rythme, la cadence, la palpitation de la ville et des voyages qui se répètent comme le jeu d’un percussionniste qui étourdit tout le monde. C’est haletant, malsain, enivrant et l’auteur nous abandonne souvent dans la désespérance de cette femme désertée après les ébats sexuels, rejetée dans une chambre anonyme.

Une plongée dans des pulsions, un certain désir où les corps tentent de s’apprivoiser. Une solitude intolérable, peut-être celle de la vie moderne et de la réussite. 

Ce roman touche l’être, bouscule nos rêves peut-être, ce que nous sacrifions dans les illusions du succès. 

 

La lumière inondait la chambre. J’ai soulevé la tête de Night pour nous regarder. Night, Night. Mais je n’ai rien trouvé dans ses yeux, aucune réponse. Le vide. Un noir plus profond que la somme de toutes nos nuits. (p.167)

 

Un premier roman fort et une écriture sculptée au couteau, marquée par les percussions. Une sorte de blues lancinant qui traverse la nuit et vous aspire.

 

ROLLAND MATHIEUSouvenir de Night, Éditions du BORÉAL, Montréal, 176 pages, 20,95 $.

 https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/souvenir-night-2745.html