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vendredi 24 juillet 2020

DERNIÈRE EXPÉDITION D’AUDUBON

LOUIS HAMELIN REVIENT au roman après une absence de quelques années, le temps de mener à terme un projet exigeant. Les crépuscules de la Yellowstone, un ouvrage de plus de 300 pages, pique la curiosité. La Yellowstone est un affluent du Missouri d’une longueur de 1085 kilomètres qui permet de se rendre aux Rocheuses, à la limite de l’Ouest américain. Hamelin nous fait entreprendre la dernière expédition de John James Audubon, le célèbre naturaliste, reconnu pour ses magnifiques dessins d’oiseaux. Son équipage remonte la rivière, explore un pays encore inconnu pour surprendre des animaux jamais recensés en Amérique et terminer un travail sur les quadrupèdes qu’il a amorcé depuis quelques années.

Nous sommes en 1843, Audubon a cinquante-huit ans. Il mourra en 1851. L’Ouest américain est à la veille de vivre un raz de marée. Les migrants vont découper le territoire et se livrer à l’agriculture, modifiant totalement l’environnement, éliminant à peu près toute la faune d’origine, repoussant les Autochtones sur les terres arides. Le bison qui occupait ces vastes plaines va disparaître après une guerre d’extermination. La bête mythique cédera sa place aux vaches et aux bœufs, aux clôtures et aux silos à grains. Auparavant, on a vidé les cours d’eau et les forêts, traqué jusqu’au dernier castor pour sa fourrure. Au moment où Audubon s’aventure dans ce territoire, les trappeurs s’amusent à abattre le bison et se livrent à de véritables massacres pour le plaisir de tuer. 
Louis Hamelin n’y va pas par quatre chemins. Tous les membres de l’expédition Audubon, des chasseurs et des coureurs de continent sont originaires du Québec, dont le fameux Étienne Provost. Ils vivent le fusil à la main, tirent sur tout ce qui bouge, juste pour la griserie de donner la mort. De terribles prédateurs insatiables. Il n’y a que les moustiques qui échappent à cette vendetta. Audubon lui-même, un fou de la gâchette, abat tout ce qu’il voit autour de lui.

Pour cette culture pionnière qui a conquis la vallée du Mississippi et s’apprête à déferler sur l’ouest du continent, le moindre gramme de chair comestible compte. Tout ce qui porte bec et plumes constitue une cible légitime. Les marchés regorgent de hérons, de grues, de merles d’Amérique vendu six cents et quart pièce. On y trouve aussi des pics, des hirondelles, et même des chapelets de parulines… Pièges, filets, rafales de grenaille : tous les coups sont permis et aucune espèce n’est encore visée par la moindre protection. (p.19)

Le naturaliste se livre à de véritables massacres jour après jour. C’est assez décevant pour un néophyte comme moi qui s’est souvent extasié devant les dessins magnifiques de son livre le plus connu, Les oiseaux d’Amérique. Ces planches font penser à des photos, comme si Audubon avait surpris ses sujets dans leurs activités quotidiennes. On sait maintenant qu’il fixait les oiseaux sur des cartons avec des épingles pour leur donner l’air vivant, tentant de reproduire les activités de ces bêtes dans leur quête de nourriture et leurs contacts avec leurs congénères. Quand on connaît la petite histoire de ces expéditions, nous avons un autre regard sur ces dessins d’une précision fabuleuse.

CHASSEUR

Le guide de cette expédition est le célèbre Étienne Provost, un coureur des bois né au Québec, à Chambly. Il a sillonné l’Ouest de long en large et semble avoir un sixième sens quand il chevauche sa mule et se perd dans la nature. 

Audubon avisa, plus loin, un gros bonhomme qui surveillait la manœuvre, et s’en approcha. L’homme était court sur pattes et rondouillard, sa panse rebondie le précédait, aussi massive que la bosse d’un bison. La peau de son visage avait la couleur de la brique et la consistance du vieux cuir, et il était coiffé d’un petit chapeau rond et mou rabattu sur les yeux. Une fois qu’ils ont dessoûlé, dit Audubon d’un air engageant, ces garçons deviennent presque décents, ma parole. D’un revers de main, le gros type releva le bord de son chapeau. C’est des bons travaillants, reconnut-il. Je suis John Audubon. Il lui tendit la main. Et vous devez être le fameux Étienne Provost, pas vrai? (p.48)

L’homme des grands espaces, des soûleries monumentales, ne déteste pas non plus s’approcher des jeunes Indiennes. Un individu qui semble inoffensif, mais possède un instinct de prédateur unique. Tous les trappeurs qui l’accompagnent sont sales, grossiers et boivent tout ce qu’ils peuvent trouver. De véritables obsédés. Le mythe des bons francophones qui se sont indianisés au contact de la nature en prend pour son rhume dans le roman d’Hamelin. 

HISTOIRE

L’auteur de Cowboy ne se contente pas de raconter le voyage d’Audubon de façon linéaire. L’écrivain entre en scène et part en expédition. Il se rend à Fort Union, le lieu de l’épiphanie de cette aventure où le naturaliste a fait la connaissance d’un couple fascinant. Le major Culbertson et son épouse Natawista, une Indienne d’une très grande beauté qui a troublé Audubon. Le responsable du poste, un militaire particulièrement doué pour la chasse, semblait plus à l’aise sur un cheval que sur ses deux pieds. 

À côté de Culbertson chevauchait sa compagne, Natawista Iksina, une fille de chef issue du peuple kainai (aussi appelé «Gens-du-Sang»), une des trois nations composant la Confédération des Pieds-Noirs. L’aspect du couple qu’ils formaient, leur élégance naturelle l’intelligence et l’énergie qu’ils dégageaient avaient d’emblée frappé Audubon. Le couple lui avait réservé un accueil chaleureux, avant d’entraîner son célèbre visiteur et ses amis à l’intérieur de l’enceinte fortifiée, puis dans la maison de la compagnie où un excellent porto leur avait été servi. (p.159)

Les pétrolières sont partout et pratiquent la fragmentation, saccagent la terre, l’air et l’eau. Le sol est éventré comme on le faisait naguère avec les carcasses de bison pour s’en nourrir ou pour prélever la peau. Mais cette fois, c’est la phase ultime, l’éviscération qui va laisser le territoire stérile, impropre à toute vie animale et humaine. Hamelin nous permet de vivre les derniers soubresauts de cet Ouest mythique qui a fait rêver des générations. L’avidité, l’argent, le profit immédiat portent un coup à la planète qui ne s’en remettra sans doute jamais. 

ÉCRIVAINS

Louis Hamelin, on le sait par ses chroniques dans le journal Le Devoir, est fasciné par les écrivains américains, particulièrement ceux de l’Ouest, ces hommes et ces femmes qui s’enfoncent dans la nature et vivent simplement. Je pense à Jim Harrison qui a choisi de s’installer en Arizona et Thomas McGuane qui lui a opté pour le Montana. Pas étonnant que Louis Hamelin dirige maintenant une nouvelle collection qui s’intitule L’œil américain chez Boréal où il présente des textes qui mettent en scène la vie sauvage. 
Lors de ce périple, il croise un auteur qui travaille comme guide de pêche, Carl Winkler. Il semble bien que le pays mythique de Jack Kerouac soit disparu et les folles randonnées se butent à des vallées qui puent l’essence et l’huile. 
Bien plus que l’aventure Audubon, Hamelin décrit des massacres, démontre la barbarie des conquérants qui cherchent à éliminer tout ce qui est vivant. Un regard lucide sur la race humaine, sa cupidité, sa rage, ses obsessions, ses folies et ses désirs de richesses. Même Audubon malgré son travail fantastique avait ce côté prédateur et pilleur. 
Un roman fascinant qui met en scène de véritables héros qui ont fait l’histoire et participé au saccage de l’Ouest américain. Une fiction terrible où Hamelin scande le nom des oiseaux qu’Audubon et ses compagnons abattent jour après jour. Une sorte de chant où ces espèces deviennent les témoins de ce qui a été et de ce qui n’est plus. Un leitmotiv, un cantique douloureux. Ça donne des frissons dans le dos tant de bêtise, de cupidité, d’aveuglement, de violence envers soi et la nature. Tout se terminera avec l’extraction de «ce pétrole sale» comme a dit François Legault. La dernière étape avant l’apocalypse qui va peut-être balayer l’être humain, le plus terrible des prédateurs à saccager la Terre.

HAMELIN LOUIS, Les crépuscules de la Yellowstone, Éditions du BORÉAL, 376 pages, 29,95 $.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/les-crepuscules-yellowstone-2727.html