BERTRAND LAVERDURE fait preuve d’une empathie étonnante
dans La chambre Neptune. L’écrivain
nous laisse souvent sans mot, dans une hésitation, un silence entre deux
battements de coeur où nous ressentons le poids incroyable de la vie, de sa
terrible fragilité. J’ai souvent retardé ma lecture pour juste être là, me
laisser envahir par une phrase qui vous submerge, vous fait prendre conscience de la
chance incroyable d’être un vivant, quelque part sur la Terre, dans un lieu où
il est possible de respirer et de rêver. Être tout dans un instant, un mot,
devant un chat qui vous examine en ronronnant comme si vous étiez la merveille
du monde. Respirer en étant tout là. De corps et d’âme. Quel roman attachant ! Percutant. Une réflexion sur la vie,
le corps présent dans un espace parce qu’il y a la mort, celle que l’on ne veut
surtout pas nommer. Comment dire ? Comme si l’existence d’un homme et d’une
femme était la rencontre de ces forces contraires.
Le sujet ne fait pas souvent les manchettes. La mort, cette mort
occultée, cachée, dissimulée n’attire guère les regards. Les médias s’en
occupent quand il y a drame, tragédie, violence et horreur. Les vieux à la
télévision se déguisent en adolescents qui s’inventent un paradis de plaisirs, avancent
dans la retraite avec l’éternité devant eux. Ils ne connaissent pas la
marchette, les tremblements et la douleur, l’arthrite ou les problèmes
respiratoires. Jamais on ne va les voir dans une salle d’attente à l’hôpital où
tous les ratés corporels attendent d’être soulagés.
Et il y a les enfants frappés par le cancer, juste au moment où ils
atteignent la première marche de l’adolescence. Des fondations font des
campagnes de financement pour permettre un dernier rêve, un voyage, demande aux
gens de se raser le crâne, mais on ignore à peu près tout de ces jeunes qui dansent
devant la mort. Une vie écourtée dans un monde où des centenaires pratiquent le
jogging, pilotent des avions et semblent se griser à la fontaine de Jouvence. Ça
fait mal juste de penser que des jeunes souffrent d’un cancer ou d’une
leucémie.
Ce mal a fait de grands trous dans ma famille. Véritable épidémie,
fléau, je ne sais comment qualifier ce rongeur qui frappe au corps. Plusieurs
de mes frères et ma sœur ont vu leur vie écourter ainsi. Et les moments que
j’ai passés avec eux quand ils savaient que l’avenir était un mur sans portes ni
fenêtres. Ils disaient des choses que nous ne disions pas habituellement.
Ils étaient vrais, totalement là, dans leur émotion, dans leur peur aussi.
Beaux et tellement fragiles. Ma sœur particulièrement. L’impression après une
journée avec eux d’échapper à une malédiction. Et une certaine culpabilité. Pourquoi
avais-je le droit de sortir et d’avoir un avenir sans eux ? Et ces traitements qui
les retournaient. Comme si on utilisait un lance-flamme pour tuer une fourmi. Comment
oublier les confidences de ma sœur Gisèle et de mon frère Paul ? Ils voulaient
la vie, s’y agrippaient, mais leur corps ne suivait plus.
ENFANTS
Une maison pour les jeunes atteints d’un cancer, pour adoucir les
derniers jours. La mort peut-elle être facile ? Un personnel attentif,
consciencieux, empathique accompagne ces naufragés qui vont vers le moment
inéluctable avec un courage admirable.
Ce lieu permet à l’écrivain de questionner la vie, la santé
physique et mentale, la médecine et peut-être tout simplement le miracle d’être
un vivant.
La chambre Neptune - son nom évoque les profondeurs
mythologiques des océans - est destinée aux enfants qui vont bientôt cesser de
souffrir. Chaleureux, muni d’un lit d’appoint pour la famille, cet espace fait
office de dernière chrysalide. Délicatesse, supervision, retraite dans un
environnement qui nous parle de vacances, cette ultime translation annonce une
fin vécue dans des conditions optimales. Évelyne s’apprête à accompagner sa
nièce. L’agonie va commencer. (p.53)
Neptune dans la mythologie romaine est le dieu des eaux vives et
des sources. Autrement dit de l’existence. L’eau, on le sait, permet la vie sur
notre planète et ailleurs, quelque part dans le cosmos. Le médecin responsable
répond au nom étrange de Tirésias. On dit beaucoup de choses de Tirésias. Il
aurait été un devin aveugle qui a gardé son esprit au-delà de la mort. Il aurait
aussi été transformé en homme et en femme selon les années. Le médecin du roman
est à la fois mâle et femelle, se fait passeur
pour ces jeunes en sachant qu’il ne détient pas les secrets de l’immortalité.
Il mute dans son corps, s’enfonce dans le doute devant Sandrine qui, malgré
sa courte vie, possède une sagesse et un courage étonnants. Il est ébranlé dans son être. Un enfant se meurt. La vie a-t-elle un sens ? Est-ce l’euphorie
du météorite qui s’enflamme avant de disparaître ? Une cellule dans la galaxie du
vivant, un moment de lumière avant le noir sidéral ? Que dire de la vie et de
la mort ? Ce sujet me touche particulièrement parce qu’il se glisse au cœur de
mon prochain roman Presquil.
REGARD
La mort d’un enfant est difficile à concevoir. Tout comme celle
d’un homme, père de Sandrine, époux attentif dans la quarantaine qui meurt d’un
anévrisme. La mère Ninelle Côté, une magnifique musicienne, bascule dans la
folie parce que la vie devient impossible. Oui, on peut mourir mentalement. La
mort n’est pas que celle du corps…
Sandrine devrait s’occuper à des jeux et rêver au monde adulte. Si
jeune et avoir toute une vie derrière soi. Tirésias est poussé dans ses doutes
et ses croyances. « Les promesses n’ont plus de poids pour les gens qui
meurent. » La jeune fille le met devant sa fragilité et sa vanité peut-être,
à réfléchir s’il se joue du monde.
Sandrine, il n’y a pas de Dieu, il n’y a pas d’âme. Nous cachons
tous mille plantes, cent mille tiges qui naissent, se fanent et meurent. Les
abeilles militantes du moi se perdent souvent dans la cohue de notre jardin.
Certaines oublient de polliniser leur choix. Notre coin de terre retourne à
l’humus avec une détermination qui nous échappe toujours. Tu es mille milliards
de cellules qui cherchent la lumière, une colonie d’êtres organiques qui
s’essoufflent, vivent, s’étiolent dans les champs et se recroquevillent déjà
sous la pression de l’usure. Le soleil est cette éruption qui nous destine à la
fin. (p.56)
Curieusement, il semble que les enfants sont conscients de la mort
et qu’ils peuvent connaître l’angoisse. J’ai connu les peurs et les tremblements à l’âge de douze ans jusqu’à ne plus
vouloir dormir. Je m’attarde à ce moment « fou de conscience » dans L’enfant qui ne voulait plus dormir. Je vivais
dans une peur viscérale, celle que peut ressentir une personne d’un grand âge. La
mort fait peur, la mort fascine. Pas pour rien que nous avons inventé des
mythes, des légendes, des croyances où la vie mute et continue. Nous
n’acceptons pas la disparition du moi. Les religions devraient nous rassurer, mais
n’y arrivent guère.
NÉGATION
La société actuelle escamote les rituels de deuil et nous nous
retrouvons rarement en présence des mourants. Tout est propre, efficace, conçu
pour les agissants, ceux qui partent sur des voiliers et rient comme des
adolescents à quatre-vingts ans. Une vie d’étourdissements pour ne jamais
penser au grand rendez-vous qui vous aspire le corps et l’esprit.
Tirésias, le médecin, tente de soulager Sandrine, de rendre ses
jours moins difficiles. Soins, médicaments pour chasser la douleur, offrir
peut-être une douce euphorie avec les drogues. Il est étouffé dans son être, jeté
hors de ses connaissances. La vie a-t-elle un sens, une raison ? Les préoccupations
intellectuelles et physiques servent à quoi quand tout bascule ? Tirésias,
comme l’être de la mythologie, décroche et retrouve l’élément premier, l’eau,
garde sa conscience dans les profondeurs du Saint-Laurent. Parce que la vie s’appuie
sur la mort pour se maintenir dans la grande mouvance. Il faut mourir
individuellement pour survivre collectivement. Comme nous restons en vie par le
remplacement constant de nos cellules. Nous sommes nos pères et mères et nos
enfants.
Nous sommes si peu, si confinés, si attardés par la vivisection
de nos particularismes qu’on en évacue trop souvent notre beauté commune. Ce
qui nous unit à la nature en général. Ce qui fait de nous un élément de la
nature. Nous sommes Gaïa. Le continu est en nous, insistant, persistant, sans
victoires ni défaites, toujours en action dans l’illusion temporelle, la fougue
imaginée, redistribuant nos poussières sur la surface du monde. (p.192)
Une écriture magnifique, des images qui tintent comme une cloche dans
le matin. Difficile de se séparer de La
chambre Neptune. On y revient, on aime s’y attarder dans la gravité et le silence. Un livre de méditation sur la grande aventure du présent
et l’être, le temps et les limites de la médecine, l’héroïsme de certaines
personnes qui accompagnent des jeunes qui s’en vont avant d’explorer les
frontières du monde adulte. Un livre rare.
La chambre Neptune de Bertrand Laverdure est paru à La Peuplade, 234 pages, 22,95 $.
PROCHAINE
CHRONIQUE : Autobiographie
de l’enfance
de SINA QUEYRAS publié chez HAMAC.