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vendredi 22 mai 2020

L’INTRÉPIDE SIMONE DE BEAUVOIR

YAN HAMEL ADORE la marche au long cours dans les lieux isolés. Il aime vivre la lenteur, le contact avec soi dans des «rêveries de promeneur solitaire» comme l’a dit un certain monsieur Rousseau. Je ne savais pas cependant que Simone de Beauvoir s’enfonçait dans les montagnes, se lançait dans des excursions éprouvantes, difficiles même, prenant des risques inquiétants. Elle était une randonneuse redoutable qui allait au bout de ses forces et parvenait souvent à épuiser la plupart de ceux qui osaient lui emboîter le pas.  

Je ne connais pas beaucoup l’œuvre de Simone de Beauvoir, ses livres et ses réflexions. Pourquoi je suis passé à côté de cette grande écrivaine ? Mystère. Tout lecteur dissimule des carences et je me rassure en répétant que je vais m’y mettre un jour. J’ai fini par rattraper des noms importants en chemin. Don Quichotte de la Manche de Cervantès par exemple que j’ai lu il y a seulement deux ou trois ans. 
Pourtant, j’ai effleuré les œuvres de Jean-Paul Sartre à l’université que l’on associe à Simone de Beauvoir. Suis-je victime d’un certain machisme ? La question se pose. J’ai lu La nausée et tenté de traverser l’Être et le néant de Jean-Paul. Je ne suis jamais parvenu à aller au bout. Le sentier était trop abrupt. Et il y a James Joyce qui fait saliver bien des intellectuels. Ma seule incursion chez cet écrivain reste Gens de Dublin. Jamais je n’ai réussi à dompter son Ulysse malgré de nombreux efforts. Oui, j’ai parcouru James Joyce, l’Irlande, le Québec, les mots de Victor-Lévy Beaulieu avec un immense bonheur, y consacrant plus d’un mois. Bon! Cessons ces jérémiades! De quoi il est question dans En randonnée avec Simone de Beauvoir ?

LA GRANDE SIMONE

Simone de Beauvoir a eu beaucoup d’importance pour nombre de féministes. Hélène Pedneault parlait de sa rencontre avec cette célébrité comme d’une épiphanie et répétait que c’était l’un des beaux moments de sa trop courte vie. Ces heures en compagnie de l’auteure du Deuxième sexe ont conforté sa démarche et sa carrière de journaliste. 
Yan Hamel adopte un point de vue original pour s’approcher de la philosophe. Il suit la marcheuse, la téméraire et l’audacieuse. Je n’aurais jamais pu associer l’effort physique à Simone de Beauvoir que la rumeur confine aux cafés de Paris, aux séances d’écriture et de discussions dans la fumée des cigarettes, devant un verre de vin rouge. Je suis même allé m’asseoir à sa table au Café de Flore.
Simone de Beauvoir disparaissait régulièrement, sans planifier ses longues évasions, sans l’accoutrement adéquat qui accompagne normalement les marcheurs. Sartre l’a suivi au début, mais il préférait s’arrêter en chemin pour noircir les pages d’un carnet. L’écriture était toujours plus forte que tout chez ce philosophe. Madame Simone s’enfonçait dans les montagnes pour aller au bout d’elle comme si c’était une question de vie ou de mort.

Elle aurait fait preuve d’une invincible opiniâtreté, aurait abusé d’une énergie apparemment inépuisable. Dans un mélange d’admiration et d’incrédulité, le lecteur l’aurait vue franchir à plusieurs reprises, entre le levant et le couchant, plus de quarante kilomètres en des itinéraires déraisonnables où le difficile aurait maintes fois cédé la place au périlleux. (p.32)

Yan Hamel en s’intéressant à la marcheuse, fait découvrir l’écrivaine, la philosophe, celle qui réfléchissait et qui a rédigé ses mémoires. Une entreprise particulière où elle corrige sa vie et la montre peut-être comme elle aurait souhaité qu’elle soit.

L’auteure avait écrit les trois premiers tomes de ses mémoires pour reprendre le contrôle de son image publique, mais rien n’y fit. On voulait qu’elle fût un pot de chambre du sartrisme : Pour une morale de l’ambiguïté et ses autres livres avaient été écrits par Sartre; en femme docile et passive, Simone de Beauvoir avait reçu ses affligeantes convictions de son gourou existentialiste. (p.11)

Madame de Beauvoir cherchait peut-être à reconquérir son identité que Sartre a toujours obscurcie. Une femme pleine de contradictions. Qui n’en a pas ? Et des comportements avec ses étudiantes qui feraient scandale de nos jours. Yan Hamel ne dissimule rien, mais reste fasciné par la randonneuse, lui le marcheur impénitent qui a emprunté certains de ses parcours, a eu le courage et l’audace de suivre les sentiers qui happaient l’écrivaine.

CASSE-COU

Il fallait une bonne dose de témérité et être casse-cou pour s’aventurer comme elle le faisait sur les sentiers de montagne, de partir sans bagages, se fiant au hasard et aux gens qu’elle rencontrait. Yan Hamel croit qu’elle a pu être agressée sexuellement lors de ces excursions. Beaucoup de ses textes effleurent le sujet même si elle n’insiste jamais sur les dangers de la promenade en solitaire.

Tandis que les mémoires montrent une femme qui a su, par la randonnée, prendre le contrôle de sa propre vie, ils montrent aussi une écrivaine qui n’a pas su, dans ses récits de randonnée, dénoncer ce qui est aujourd’hui connu sous le nom de culture du viol. Il faudra attendre encore quelques décennies pour qu’une intellectuelle-randonneuse comme Rebecca Solnit puisse confier sans ambages que, à l’instar de la grande majorité des femmes, elle a rencontré trop de prédateurs pour ne pas avoir appris à penser comme une proie. (p.142)

Cela ne l’a jamais empêché de faire comme les hommes qui peuvent flâner, voyager sans risquer leur peau. Le mâle prédateur est toujours aux aguets devant une marcheuse solitaire qui devient une proie facile ou consentante. 

UNE PASSION

 J’ai vécu une expérience assez difficile quand, en voyage avec ma compagne, nous avons descendu le Grand Cayon et l’avons remonté en une journée. La Angel Trail. Nous avons croisé des imprudents au bord de l’épuisement. Et nous n’en menions pas large lorsque nous avons réussi à atteindre le point de départ. Un coup de tête, un risque fou, une belle insouciance. Le lendemain, j’avais l’impression d’avoir couru le marathon.
La marche peut devenir terriblement exigeante quand on se lance sans préparation comme le faisait madame de Beauvoir, quand elle fonçait pour passer à travers son corps. Elle a failli y laisser sa peau à quelques reprises.

Bien qu’elle ait frôlé la mort à quelques notables reprises, Simone de Beauvoir est toujours parvenue à reprendre son sac et à repartir vers quelque route où une voiture salvatrice se trouvait à passer… Après avoir cherché refuge dans un chalet, dans une auberge, elle pansait ses plaies, écrivait une lettre à Sartre en se disant sombrement qu’elle avait perdu une journée! Les plus durs coups du sort ne furent, pour elle, que désagréments légers. (p.188)

Un contact physique avec le pays, une région, une montagne, soi-même. Madame de Beauvoir n’était pas une pèlerine qui ressasse sa vie sur les chemins de Compostelle. Elle allait au bout de ses forces pour se prouver qu’elle pouvait tout, pour dompter son corps comme les hommes ont appris à le faire. 

ÉCRITURE

Comme on s’en doute, l’écrivaine suivait la marcheuse. Yan Hamel s’attarde à des textes où elle décrit un coin de pays, son contact intime avec la nature. Des pages magnifiques où elle s’abandonne au plaisir de voir, de sentir avec son corps et à être là. 
Simone de Beauvoir ne pourra plus partir seule à la fin de sa vie pour vivre l’aventure. Elle se contentera de voyages organisés, de ressasser des clichés dans Les mandarins par exemple, de reprendre la propagande des gouvernements quand elle ira en Chine et en Union soviétique.
Il y a aussi ces jours atroces dans un hôpital, ce que l’on nomme un CHSLD au Québec, le lot de misère et de pertes de soi qu’apporte la vieillesse.
Yan Hamel imagine plutôt une fin grandiose sur une crête ou encore dans un coin à l’ombre d’un gros rocher, dans l’une de ces randonnées où elle a cru être invincible. Une mort dans un col, un ravin, près d’une montagne qu’elle adorait. 
Un livre passionnant. 
J’ai emboîté le pas, suivi Yan Hamel et madame de Beauvoir et me suis familiarisé un peu avec une œuvre foisonnante et intrigante, contradictoire et souvent étonnante selon l’essayiste. Chose certaine, Hamel m’a donné l’envie de lire cette écrivaine originale et aventureuse. Une humaine qui allait au bout de soi, affrontait ses peurs et ses craintes, même quand le prix à payer était peut-être une agression et le viol. Une femme remarquable et fascinante.

HAMEL YAN, En randonnée avec Simone de Beauvoir, BORÉAL ÉDITEUR, 222 pages, 25,95 $.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/randonnee-avec-simone-beauvoir-2708.html