Nombre total de pages vues

Aucun message portant le libellé Massé Carole. Afficher tous les messages
Aucun message portant le libellé Massé Carole. Afficher tous les messages

mardi 4 juin 2024

CAROLE MASSÉ SE TOURNE VERS LA VIE

Jean-Yves Soucy est décédé le 6 octobre 2017. Dire que ce fut un drame pour sa compagne, Carole Massé, est un euphémisme. On ne s’habitue pas à la perte d’un être proche même quand on sait que la fin est là et qu’il n’y a pas d’autre issue. J’ai connu ces heures de flottement à quelques reprises avec la mort de ma mère et de mon père, de plusieurs de mes frères et de ma sœur. Le cancer a fait des ravages parmi les miens. C’est encore plus difficile et souffrant si on vit une relation fusionnelle comme ce fut le cas de Jean-Yves Soucy et de Carole Massé. Une aventure d’amoureux et d’écriture, des moments uniques pour aller plus loin dans sa quête d’être pleinement. Pour la rescapée qu’est devenue Carole Massé, après la fin de son monde, il y a eu le retour à soi et à la couleur des saisons.

 

Journal d’un dernier voyage nous pousse devant la mort et le deuil. Apprendre qu’une maladie incurable s’est installée dans le corps de Jean-Yves fut tout un bouleversement pour sa compagne et complice, sa fin inévitable et pour la survivante, celle qui bascule dans la plus terrible des solitudes, se retrouver hors de soi et de tout ce qui faisait leur existence. 

La Terre avait perdu sa direction et tournait tout de travers. Les jours se tordaient pour ne pas dire autre chose. Pourtant… La vie était là et elle pouvait faire des siennes. Carole Massé est remontée à la surface après avoir sombré dans les profondeurs où il n’y a rien d’autre que la douleur. «Je veux mourir», répétera-t-elle en triturant les trois mots de toutes les façons possibles et imaginables. 

J’ai eu l’impression en lisant ce recueil de tenir la main de l’écrivaine, de sentir sa respiration, de voir ses larmes couler dans le silence de son appartement devenu vaste comme un continent. Toujours là, tout près, quand elle esquissait un geste vers l’absent, tentait un appel qui restait bloqué dans sa gorge et dans ses tremblements d’être. Comment rejoindre ce complice qui a tout emporté dans le plus terrible des voyages? Comment reprendre le chemin de la vie lorsque tout a été dévasté?

 

«J’étais en toi comme un autre toi

   comme toi en moi    un autre moi

   indissociable de ton sang

   couverte de la même peau

   enchevêtrée à tes nerfs.» (p.14)

 

Comment réagir face à la perte de celui qui était la planète autour de laquelle Carole Massé gravitait et qui donnait sens à chacun de leurs jours? Ces lieux que hantait Jean-Yves, toujours, encore là dans l’appartement, dans son bureau où il passait des heures à lire et à travailler. Cet espace habité et déserté. Là dans un livre laissé sur une petite table, une sculpture, une photo de famille accrochée au mur, dans l’ombre de la fenêtre et des rideaux qui bougent.

 

«Tu es vivant dans la pièce d’à côté.

 

   Je me lève de la causeuse

   sors du salon

   m’arrête près de ton bureau.

   Écouter ton souffle.

   Accorder ma respiration à la tienne.

   Me fondre à ton haleine.

 

   Je retourne m’asseoir, reste immobile

   et tends de nouveau l’oreille vers toi

   rien d’autre.

 

   Tu es vivant dans la pièce d’à côté.» (p.27) 

 

Quel moment terrible que celui où tout bascule sans pouvoir retenir ou accrocher quoi que ce soit! Cet instant où deux existences s’écartent à jamais, ce glissement de vie qui avale tout. Un soupir, le tremblement de la main, la poitrine qui s’affaisse et qui ne remonte plus, le cœur qui s’immobilise, au bout de sa patience. Et le corps à la dérive, avec l’eau de la rivière qui n’arrête jamais d’aller vers la cascade et les remous que Jean-Yves aimait tant. Encore et toujours la conscience de l’abandon, de la seconde qui l’a propulsé hors de la course.

 

         «Yeux clos

 

           si loin parti déjà.

 

           Soudain tes doigts

           par trois fois 

           pressent les miens.

 

           Tu m’entends!

 

          Puis tu ouvres la bouche

          et te donne entièrement à moi

          en exhalant tes derniers respirs… 

 

          Ton cœur s’est arrêté.

 

          TOUT s’est arrêté.» (p.45)

 

Cet instant si redouté par les vivants qui respirent. Cette impuissance devant la mort tout en étant ancrée dans le plein du quotidien. Tout ce qui les liait se rompt. Le souffle s’affaisse et ne revient plus et sa propre respiration monte et descend, repart et redescend quand celle de l’être aimé, sur le lit, s’est figée. 

Deux vies se séparent. 

L’une emportée dans une folle dérive et l’autre, la survivante qui n’a que des gestes et des larmes.

 

     «Ma paume sur les draps, lentement je suis la forme de 

       ton corps

        de tes épaules à tes pieds

        puis je recommence…

        (je n’en ai jamais assez de toi!)

 

        Jusqu’à ce que la chaleur de ton sang t’ait déserté

         et que le froid de l’ailleurs t’ait envahi.» (p.48)

 

La main pour graver cet amour dans sa mémoire. Ces effleurements pour retenir ce qui s’en va si loin et si près. Pour lutter contre le trou noir qui s’est ouvert une fraction de seconde pour se refermer tout aussi rapidement. Ce flottement, cette errance dans sa tête et partout dans son corps, la perte de son équilibre avec l’autre. N’être plus qu’une étrangère ou une témoin qui s’égare dans ses gestes et ses soupirs. Et le quotidien qui la happe et l’emporte encore si près et si loin. Comment ne pas se tourner vers la vie quand elle respire et voit?

 

RETOUR

 

Carole Massé retrouve les chemins de l’écriture. Difficilement d’abord, comme si elle ne savait plus la main des lettres pour glisser dans les mots. Son stylo n’est qu’un stylet qui perce le papier et peut-être aussi son âme. Une écrivaine respire et n’est que dans le pays des phrases. Ces mots devenus étrangers et un peu hostiles, elle devra les réapprivoiser parce qu’ils se présentent durs et lisses comme des cailloux ramassés sur un sentier. 


«Quand je retrouvais forme humaine

   j’étais penchée à ma table d’écriture

   à la recherche désespérée de mots.

 

   Tous me fuyaient

   comme ces poissons qu’on tente d’attraper

   entre ses mains.

 

   Je n’en saisissais jamais un

   sans m’immerger entière

   et faillir couler à pic avec.

 

   Mais je persistais.

   Ces signes tracés sur papier

   étaient les ballons d’oxygène d’une noyée.» (p.93)

 

L’amoureuse survit d’abord dans le noir et le silence de l’appartement refermé sur elle comme une coquille. Tout ce gris dans ces jours feutrés et longtemps après, la couleur des choses qui l’éblouit. Il y a toujours le dehors et la danse des humains dans la rue. Autant déménager pour s’éloigner d’un fantôme et des débris de bonheur qui flottent partout. Elle s’installe dans un nouvel espace à «habiter», une page blanche qu’elle apprivoisera et fera sienne. 

Un recueil saisissant. Je me suis accroché à un mot de Carole Massé, à un cri de douleur et de vie, de colère peut-être et de désespoir sûrement. Tout dans l’élan du poème, un bout de phrase qui gigote sur le papier et blesse. Magnifique, ce retour dans le monde de la couleur, sur la pointe des pieds et de trouver le soleil sur la peau de ses bras et de son visage encore une fois, pour surprendre l’opulence de l’automne qui explose dans toutes ses extravagances. Ce sera pour la prochaine saison peut-être parce qu’elle ne sait pas voir encore. Elle n’a pas retrouvé ses yeux d’émerveillement et les mots dans ses efforts d’écriture. La mort, mais aussi un splendide psaume à la vie que ce Journal d’un dernier voyage, une résurrection avec tout ce que cela a de beau et de fascinant.

 

MASSÉ CAROLE : Journal d’un dernier voyage, Éditions Écrits des Forges, Trois-Rivières, 112 pages.

 https://www.ecritsdesforges.com/produit/journal-dun-dernier-voyage/

   

 

 

mercredi 30 novembre 2016

Carole Massé envoûte avec Estelle et Gloria


ESTELLE RENCONTRE Gloria près de la rivière La Gouffre à Baie-Saint-Paul en 1951. La jeune femme rêve de cinéma, de danse, de Hollywood et de devenir une comédienne que l’on reconnaît et admire. Une femme qui échappe à tout ce que l’adolescente de 14 ans connaît. L’étrangère devient son idole, son modèle, celle qu’elle veut imiter pendant cet été de tous les enchantements. Elle découvre surtout des secrets sur la nature humaine qui emprunte des chemins étonnants. Elle se heurte à la dure réalité des femmes et les pièges de l’amour. Qui est Gloria, où logent la vérité et le mensonge ? Estelle fait l’apprentissage de la liberté, du corps et ressent des pulsions surprenantes

Estelle vit une époque où tout se bouscule. Le Québec s’ouvre au monde et penche vers la modernité. Une période charnière où les traditions s’accrochent malgré les vents du changement qui viennent de toutes les directions. Certaines sont des aventurières comme Gloria qui gagne sa liberté en risquant tout, misant sur son charme, son corps pour arriver à ses fins.
La jeune fille ressent d’étranges pulsions qui la font voir, monsieur Louis, comme elle ne l’a jamais vu avant. Et Gloria l’enchanteresse, la magicienne, l’insaisissable l’emporte dans ses rêves et transforme la maison de ferme en lieu de toutes les découvertes.
Pourquoi cette danseuse est venue travailler comme cuisinière ? Pourquoi on la tolère quand elle joue à la vedette, chante, danse, se fait bronzer au soleil pendant que les autres suent dans les champs ? Jacquot la vénère et Émile pardonne tout à la survenante qui est capable de toutes les métamorphoses et de toutes les audaces malgré les haines qu’elle soulève.

Il n’y a pas plus indépendant que moi dans la vie ! Et j’aime pas qu’on insinue le contraire. Je suis rendue là où je suis rendue parce que l’ai voulu, moi, et personne d’autre ! D’ailleurs les femmes me le pardonnent pas, parce qu’elles m’envient ça secrètement, ma force, mon audace, ma liberté. Ouais, si tu savais comme elles me détestent. (p.35)

Gloria joue un jeu dangereux, mais elle sait à quoi s’attendre et son rêve est plus fort que tout. Le monde d’Hollywood l’attire comme les flammes subjuguent les papillons. Elle va partir, faire son chemin dans cette société où les femmes échappent à toutes les contraintes, font tourner les têtes et captent tous les regards. Elle veut devenir le centre, le soleil qui éclaire tout.

À ce moment-là, mes yeux tombèrent sur l’étiquette du tube bronzant qu’elle avait déposé à ses côtés et lurent : Legstick d’Helena Rubinstein. Et je pensai que ces mots-là : Helena Rubinstein, Rita Hayworth, Ali Khan, Guilda, Copacabana, chorus line et d’autres que Gloria me faisait connaître, ils valaient bien les efforts que je fournissais pour la satisfaire. Les mots de chez moi, montagne, vallées, rivières, arbres ou encore couture anglaise, couture plate, couture à bord étaient banals en comparaison. Gloria participait de l’univers des oiseaux, libres et voyageurs, alors que j’appartenais au reste, cloué au sol. (p.40)

Gloria est belle et le sait, joue sa vie, doit surtout éviter les pièges de l’amour qui a presque tué sa mère qui élève sa famille nombreuse et ne connaît que le travail et la misère.

TOURNANT

Tout bascule au Québec pendant les années d’après-guerre. Les idées nouvelles secouent la poussière et tous peuvent relever la tête, penser et voir autrement. Estelle a grandi avec ses tantes, des femmes indépendantes, capables de subvenir à leurs besoins, des marginales en somme dans la petite société de Charlevoix. Elles font de la couture et Estelle y apprend un métier qui lui permettra d’acquérir son indépendance. À quatorze ans, elle touche la fin de l’enfance et bascule dans le monde des adultes avec ses charmes et ses horreurs. Surtout, elle sait d’instinct que le monde peut être différent de ce qu’on lui enseigne à l’école. Elle est subjuguée par l’oiseau multicolore nommé Gloria, découvre la musique, la danse, la sensualité et que le corps d’un homme et d’une femme peut faire autre chose que répéter les gestes du quotidien et du travail.

MYSTÈRE

Que fait Gloria près de la rivière la Gouffre à Baie-Saint-Paul ? Dit-elle la vérité en répétant qu’elle a dansé au El Morocco, le cabaret le plus couru de Montréal, celui où les plus belles filles s’exhibent ? Pourquoi elle disparaît dans les bois comme une bohémienne, revient les cheveux en bataille et la robe pleine d’aiguilles de pin ? Pourquoi s’attarde-t-elle dans la maison d’Émile où monsieur Louis la déteste ?
Estelle découvre qu’il ne faut jamais se fier aux apparences. La nuit révèle des secrets à ceux qui savent veiller tard.

À distance d’une main, une lueur s’écoulait d’un bref interstice entre deux planches… J’approchai mon œil de la fente. Au fond, sur un vague écran de blancheur, se déroulait une étrange séquence… Un homme montait et descendait sur une femme. Tous les deux étaient nus. Elle, cuisses écartées, reins cambrés. Lui, musculeux, tendu, acharné sur sa proie. L’« écran de blancheur » : une couche recouverte de draps blancs. Le lit de Louis dans la chambre à coucher de Louis. Un silence de mort baignait la Scène…(pp. 176-177)

La jeune fille surprend les amours de Louis et Gloria comme si elle était au cinéma. Elle n’a jamais imaginé qu’un homme et une femme puissent poser des gestes semblables. Elle est profondément troublée, perturbée, dérangée. Y a-t-il une autre réalité ? Des choses qu’elle n’a su voir jusqu’à maintenant…

ATROCITÉ

Gloria se fait violer par des garçons du village. Estelle la défend comme une tigresse. Une scène brutale, un secret qu’elles partageront parce que les femmes qui s’enfoncent dans les bois n’attirent l’empathie de personne. Gloria joue, a toujours joué. Elle part avec un riche Américain, va à Hollywood pour danser et concrétiser son rêve. Estelle apprendra bien plus tard qu’elle aura eu une petite place dans ce monde où la réalité n'est pas celle que l'on connaît.

Encadrant l’article, des photographies de Gloria tirées de scènes tournées pour le cinéma ou pour la télévision. Je m’attarde sur un gros plan… Sensation étrange… Nos destins nous séparent maintenant et pourtant, en cette seconde, les trente-quatre années entre nous se résument à une liste de dates… Oui, mon monde d’adulte — plein, riche, créateur — tiendrait soudain en quelques pages dans un roman, alors que mes yeux suivent le tracé du visage tant aimé de Gloria et revoient trois mois d’un lointain été, comme les seuls chapitres de mon existence. Une vie est une étoile filante. (p.374)

Personne ne pourra oublier. Gloria a été celle qui montre la voie en risquant tout pour atteindre son rêve. Elle n’est certainement pas étrangère à la démarche d’Estelle qui a tout fait pour éviter les pièges que la vie pouvait lui tendre.

LIBÉRATION

Roman de libération, du rêve qui s’impose et emporte tout le monde dans une tornade de désirs et de fantasmes. Une page d’histoire, une fresque qui nous plonge dans ces années où le Québec ouvre des fenêtres pour respirer l’air du large, découvre les plaisirs de l’esprit et du corps, entend l’appel de l’Amérique. Gloria paie cher sa liberté et son rêve. Tout comme Alys Roby, cette étoile née trop tôt, que le milieu a brisée. Une page de notre histoire comme si on la voyait sur un grand écran. La vie d’Estelle, mais surtout un moment du Québec qui cherche à s’affirmer et qui arrive mal à assumer sa liberté et ses rêves. Un roman d’apprentissage qui nous emporte dans les volutes des cigarettes de Gloria, du rêve américain qui a séduit Céline Dion et fait toujours rêver ceux et celles qui ne se contentent pas du quotidien.

La GOUFFRE de CAROLE MASSÉ est publié chez XYZ ÉDITEUR.


PROCHAINE CHRONIQUE : Prague de MAUDE VEILLEUX, paru chez HAMAC ÉDITEUR.


dimanche 28 mars 2010

Carole Massé fouille l’âme humaine

«L’arrivée au monde» de Carole Massé présente la vie dans ce qu’elle a de plus terrible et de plus déroutant. Une fable tragique poussée à son paroxysme.
Ce texte m’a souvent fait penser à «La petite fille qui aimait trop les allumettes» de Gaétan Soucy par son univers, la manière de voir et de penser de ces enfants qui doivent réinventer le monde pour se protéger de la folie du père.
L’écriture est réduite à l’essentiel. Chacun des mots compte et garde tout son poids. Les phrases sont ciselées telle des strophes et se transforment en chant envoûtant. Un arrêt sur l’enfance qui oriente toute l’existence et marque la vie adulte. «L’arrivée au monde» n’est pas la même pour tous. 

Prisonnière

Une femme n’en peut plus. Jaloux, possessif, son mari la séquestre dans une maison de campagne.
«À cette époque, le jour, elle nous courrait après pour nous engouffrer entre ses bras en pleurant de joie. Le soir, le serrurier courait après elle pour l’emprisonner contre lui en riant aux larmes. Il lui interdisait de sortir.» (p.19)
Elle réussit à s’enfuir en promettant de revenir chercher les enfants. Ils attendent, espèrent, subissent les ordres du père sans trop comprendre ce qui arrive.
«C’est au retour de l’homme, le soir, que notre père actuel est né. Glacial, distant, impitoyable. Il changea la serrure et porta la nouvelle clé en pendentif. Déchira sous nos yeux, une à une, les photos de notre mère.» (p.20)
Il quitte le matin, après les avoir enfermés dans la grande maison, ne revient que tard le soir. Ils courent d’un étage à l’autre, sans pouvoir s’arrêter. Des écureuils qui se débattent dans une cage sans jamais aller nulle part.
«Ainsi courons-nous nus dans un espace sans frontière, accessibles au regard mais protégés, selon notre père, des voleurs, menteurs, dissimulateurs de tout acabit.» (p.25)
Il les écrase, les étouffe et les coupe de tout.

Le rêve

Le père s’enfonce dans sa folie et l’alcool à tous les soirs. Les enfants décident de faire quelque chose. Leur survie est en jeu. Ils le savent d’instinct. Il faut mettre hors d’état de nuire cette bête dangereuse.
«Aussitôt Jade, José et moi nous retirons dans notre chambre et complotons son exécution. Nous fixons le moment : quand il sera trempé de larmes, rempli d’alcool, ronflant dans son caca.» (p.33)
Le geôlier est proprement exécuté. Ils se débarrassent du corps au fond du lac et personne ne les embête.
«Nous fixons l’onde où la momie sombre lentement. Ni prières ni pleurs de notre part. Nous ne croyons plus en Dieu. Nous ne croyons plus en la Vérité. Nous ne croyons plus en l’innocence de l’Homme. Nous connaissons le mal.» (p.41)
C’est ainsi quand on vit en marge du monde, au-delà du bien et du mal.
Découverte

José et la narratrice partent découvrir l’extérieur qu’ils connaissent si mal. Jade refuse de quitter la maison. Elle a trop désiré ce départ pour le vivre réellement. Surtout, elle se sait marquée dans sa chair et dans son esprit.
«À notre tour, nous leur ferons porter nos misères passées, notre enfance assassinée. Jusqu’à ce que, devenus invivables, nous recevions d’eux ce baiser traître et vengeur que nous avons donné à notre père. Alors je préfère rester. Et avec un pâle sourire aux lèvres, elle referme doucement la Porte entre elle et son futur.» (p.43)
José rencontre une femme. Il est si affamé d’amour ce garçon qu’il ne peut subir un autre abandon. Il préfère le suicide.
«Sur le plancher, froissée, une lettre de rupture de Stella. Sous le drap qui recouvre le lit, le corps nu de mon frère, les bras lacérés de coups de canif qu’il s’est donnés sans retenue. Il s’est vidé de son sang. Sur son oreiller, un message pour Jade et moi.» (p.46)
La narratrice réussira à faire une vie à peu près normale. Elle retrouve sa mère, écrit à sa sœur, n’arrive pas à s’ancrer vraiment dans son existence. Elle survivra grâce à l’écriture peut-être… Mais que peuvent les mots devant une enfance qui a été broyée?
Un drame impossible et pourtant tellement vrai. Un récit tragique et bouleversant. Magnifique!

«L’arrivée au monde» de Carole Massé est publié chez VLB Éditeur. 
http://www.edvlb.com/carole-masse/auteur/mass1063

jeudi 5 avril 2007

Une histoire de passion amoureuse

Certains événements peuvent échapper à la conscience. Il suffit d’un choc, d’un traumatisme ou d’une émotion extrême pour qu’un trou noir vrille la mémoire. Une trop forte douleur peut, en quelque sorte, masquer une partie du vécu même si la «victime» continue de vaquer à ses occupations. Comme si toute une couche de souvenirs s’effaçait. Pourtant, ces faits subsistent dans les méandres du cerveau et peuvent être ramenés à la conscience.
Carole Massé, dans «Secrets et pardons», entraîne le lecteur dans une histoire de passion amoureuse. Alice et Jude, à l’instar de Roméo et Juliette, s’aiment dès la plus tendre enfance. Ce sont des inséparables, des êtres qui ne peuvent que s’aimer. Et, comme chez Shakespeare, la vie les sépare même si les classes sociales, dans les années 1885 à Montréal, sont moins hermétiques que chez les Capulet et les Montaigu.
Jude est pauvre, fils de couturière, tandis qu’Alice est fille d’un avocat qui joue au seigneur et dirige ses domestiques d’une main de fer. Il se targue de constituer la petite élite qui émerge à Montréal en cette fin du XIXe siècle.

Trou de mémoire

Les parents, tout comme les domestiques, n’apprécient guère cette connivence entre des adolescents qui s’attirent comme des aimants.
Et quand la passion devient physique, connue de tous, le jeune homme est chassé. Après une sévère correction, Alice se retrouve au pensionnat où elle veut mourir. Frappée par une forme d’amnésie globale transitoire, elle oublie Jude, épouse un marchand plus vieux qu’elle et se plaît à effectuer des observations scientifiques dans ses loisirs. Personne ne veut lui rappeler cet amour de jeunesse.
Quelques années plus tard, Jude rentre d’un long périple aux États-Unis. Il croit qu’Alice l’a trahi et maîtrise mal sa rancune. Il a beau se noyer dans la violence et s’épuiser dans son travail de sculpteur, il n’arrive pas à l’oublier dans les bras de Marie. Le hasard les met en contact et Alice, femme mariée et mère de famille, est perturbée.
En suivant des cours de peinture, Alice voit des formes surgir sur sa toile, retrouve peu à peu sa mémoire, un amour qui flambe à nouveau.
«Alice n’écoute pas et revient à sa toile. Dans un geste rapide et nerveux, elle agrandit le point noir, puis termine le feuillage. En examinant ce qu’elle vient de faire, elle doit reconnaître que sa touche est plus vibrante et énergique qu’avant, même que la ramure a acquis du volume. Tout à coup, elle tressaille, n’en croit pas ses yeux ! Ce point au centre, la « prunelle », comme elle l’appelle, mais… c’est un tronc d’arbre ! Elle le voit ! Elle le voit avec netteté!» (p.268)

Modernité

Le lecteur avance en aveugle dans ce roman de fin de siècle qui annonce la modernité et l’éveil des francophones de Montréal. Carole Massé navigue entre des courants de pensée qui s’affirment, les idées des Patriotes qui n’ont pas été oubliées. Une petite bourgeoisie naît, certains individus se distinguent à force de talent et de travail. Plusieurs professions éloignent aussi du travail de la terre et de la domesticité. La culture, l’éducation et les arts permettent d’esquisser le profil d’une nation, d’une collectivité qui doit assumer son passé pour se tourner avec confiance vers l’avenir. Il y a aussi des Arthur Roy, l’époux d’Alice, qui sacrifie tout pour s’infiltrer dans le monde anglophone de la haute finance.
L’écrivaine brosse une véritable fresque de la société montréalaise de la fin du XIXe siècle, déploie son histoire par petites touches, ramène Jude et Alice l’un vers l’autre dans une toile qui se précise peu à peu. Le lecteur vit l’histoire de Roméo et Juliette à rebours. Ce travail minutieux happe le lecteur même si, au début, il se sent un peu perdu. «Les amants de Montréal» nous plongent dans un monde fascinant.
Une langue soignée, minutieuse et riche permet de savourer ce voyage au pays de l’amour et de la mémoire, de plonger dans une ville étonnamment moderne et contemporaine.

«Secrets et pardons» de Carole Massé est publié chez VLB Éditeur.

dimanche 12 décembre 1999

La vie ne serait-elle qu’une terrible fuite?

Une femme, près de son amant alité, plonge en soi et nous dévoile son enfer. L'ennemi la traque du plus loin qu'elle se souvienne, un ennemi qui était là avant et qui s’imposera après. Une introspection qui nous ramène à l'enfance, à ce jeu de cache-cache qu’est devenu la vie. Les poursuites et les cachettes qu'aiment tant les petits garçons et les petites filles ne prendront jamais fin. Le récit de Carole Massé tourne rapidement à l'obsession.
La vie de la narratrice est faite de fuites et de poursuites, de larmes et d'étouffements, de peur et de colère. Rien n'est dit, rien n'est formulé. Qui est l'ennemi? Parfois, on pourrait croire qu'il s'agit d'un homme. Je crois qu’il est surtout la mort qui colle à ceux et celles qui font le métier de vivre. Ce peut-être la nuit qui s'amuse avec des enfants, la lumière au coin d'une fenêtre qui fait osciller un rideau. Qu'importe les étourdissements et les ivresses, l'ennemi est là. Il y a bien l'amour mais la mort est installée et progresse avec chaque battement du coeur.
Avec la narratrice, nous sommes cloués dans une chambre, le souffle court, la sueur au front. L'ennemi vient, il tourne le bouton de la porte. Nous sommes prisonniers d'une toile d'araignée.
«On ne perd pas son âme, son souffle ou son esprit en mourant, on perd son sang. Tout sang répandu, ne fût-ce que de quelques gouttes, nous marque du sceau de la perte : exister, dépossédé de la mer originelle qui nous baigne.» (p.42)
Tant qu'il y a la vie, il y a la mort. L'Ennemi, est-ce la vie ou la mort? On peut choisir, à chacun de formuler sa réponse. Introspection intercalée entre un prologue et un épilogue qui ne sont pas sans rappeler la naissance et la fin, une vie plus simplement ou... un récit.
Carole Massé questionne, dérange et demeure très exigeante avec elle et son lecteur. Le voyage continue même s'il est angoissant et épuisant. Peut-être que la lutte vaut la peine malgré la douleur.
«Mon corps naît au bout des doigts de mon amant. Je suis en exil maintenant et rebrousser chemin est impossible. Je veux m'approcher le plus près de son souffle sans perdre ma propre respiration. Tenir en équilibre sur la frontière entre nos deux corps et m'évanouir dans le plaisir sans rien emprisonner que le vide.» (p.63)

«L'ennemi» de Carole Massé est paru aux Herbes rouges.