CAROLINE LOUISSEIZE a connu un parcours particulier qu’elle raconte dans La pire affaire, un récit qui oscille entre le poème qui amorce chacune des cinq parties du recueil et la prose qui s’impose tout naturellement. Une narration qui laisse les bras ballants, ne sachant trop comment décrire cette enfance de solitude et de mutisme, cette prise de parole pour se dire grâce à l’écriture et peut-être, aussi, par la musique. Un chemin marqué par le silence et la terrible certitude d’être seule au monde. Et, comme d’habitude, après un premier survol, j’ai recommencé ma lecture. Je le fais toujours avec les poèmes et les proses poétiques. Une première reconnaissance pour connaître la direction que l’écrivaine emprunte et surtout par me familiariser avec la cartographie du texte et, dans un deuxième temps, m’attarder et méditer sur les mots qui s’imposent de tout leur poids. Parfois, souvent, je me risque dans une troisième traversée pour ressentir le récit dans toutes les fibres de mon être. C’est alors l’adhésion et la plongée dans un univers qui vous surprend et vous déroute.
Le titre m’a intrigué. L’expression est utilisée pour marquer une situation un peu étrange et cocasse. Une formule qui permet au conteur de glisser dans une aventure qui fait sourire. Rien de tout ça avec Caroline Louisseize. J’ai dû patienter avant de me buter à la locution dans son récit. J’ai compris alors pourquoi elle avait choisi ce titre que le lecteur doit prendre au pied de la lettre.
« Je me déterre sous les falloir faire comme il faut, les falloir être irréprochable, falloir se révolter — pour les bonnes raisons —, falloir refuser — les bonnes choses —, falloir fuir le conformisme, savoir écrire. Falloir être soi-même : la pire affaire. Je relève tous les falloir, à rebours, une pelure à la fois, infimes épluchures de l’envie. » (p.77)
« Falloir être soi-même : la pire affaire. » Je me suis attardé à ces quelques mots qui disent tout de l’entreprise de l’écrivaine. « Falloir être soi-même », l’aventure la plus difficile, celle qui exige tout de son être, surtout lorsqu’on se risque sur la route de l’écriture.
Refoulée dans la marginalité dès l’enfance, exclue et victime de moqueries et d’agressions, elle a réussi à faire son chemin quand elle s’est avancée dans l’écriture pour se donner un visage et un corps. Comme si elle avait dû rassembler tous les aspects de son être qui s’étaient éparpillés autour d’elle. Un puzzle de douleur, d’hésitations et de craintes, de désespoir certainement.
CHEMINEMENT
Caroline Louisseize a grandi dans une famille chaleureuse et accueillante, mais la fillette ne parvient pas à se faire des amis. Elle est victime de harcèlement à l’école et devient l’objet de toutes les moqueries. Elle vit les récréations et les heures du midi comme un cauchemar. Elle trouve répit dans les cours, craignant plus que tout le son de la cloche et les fauves qui se précipitent tête baissée dans les escaliers. Toujours être le sujet de railleries, celle que l’on pointe partout, la maladroite dans les activités sportives où elle traîne de la patte. Celle que l’on ridiculise par habitude et par réflexe. Et il y a ce nom de famille qui n’arrange rien, ce nom qui est comme une tache sur le front.
« Il y a un ancêtre dans mon nom de famille. Louis1, louis2, louis20, à l’école j’ai tous les noms sauf les noms d’arbres de fleurs mélissa rose marguerite véronique, iris. Je veux jouer avec lachance laforêt lamontagne lapierre. Moi je suis rare ! très noble : dites plutôt mémoire honteuse, la petite louisse louisseize, ancêtre charabia — mort la tête coupée, le savais-tu ? » (p.19)
Un patronyme difficile à porter, sujet de toutes les railleries certainement. Pour résister, pour être, je dirais, Caroline Louisseize devient l’élève parfaite et le modèle. Elle sera la « bollée » de la classe et pourra exister dans le regard des enseignants. Une autre façon de s’isoler, elle le comprendra plus tard. Que faire pour être ordinaire, avoir des amies, se sentir bien dans un groupe et s’amuser ?
Il y a cette prière qui m’a bouleversé où l’adolescente cherche désespérément à échapper à sa condition en évoquant Dieu et son oncle Martin, mort très jeune, pour qu’un miracle se produise.
« Mon dieu, mononcle martin s’il vous plaît, je vous le demande, avec le plus d’yeux fermés que possible. En attendant, dans ma cachette face au grillage, je m’exerce à rire. Et dans le rire je demande : la lumière, la légèreté dans la beauté fauve de l’enfance. » (p.21)
La fillette sans joie, sans amies, sans rien qui lui fait ressentir qu’elle a sa place à l’école et dans la vie, demeure prisonnière de la plus incroyable des solitudes. Un état insupportable qui pourrait mener aux gestes suicidaires pour échapper à cette existence qui la broie.
GERMAINE
Heureusement, il y a des refuges, des éclaircies dans sa vie, des lieux où elle peut être ce qu’elle est. Avec Germaine, je me suis retrouvé dans mon village de La Doré. Caroline Louisseize y a des racines. Germaine, une toute petite femme dont je me souviens très bien, vivait dans une maison blanche tout près de l’église. Il me semble qu’elle ne parlait à personne, qu’elle avait enseigné dans un autre temps. Madame Germaine était toujours pressée quand elle s’aventurait sur le trottoir, courant presque. Une dame un peu étrange, souriante et très croyante. Une marginale dans laquelle la jeune Caroline pouvait se reconnaître.
La fillette aimait se rendre chez elle parce qu’elle ne serait jamais jugée dans ce qu’elle était. Elle pouvait dessiner et s’amuser sans le poids des regards accusateurs, sans se sentir à part. Elle n’était plus seule dans sa prison avec cette femme réchappée d’un temps révolu.
« Mon refuge, c’est elle, tête blanche enjouée, à l’autre bout du monde : le pays des bleuets au goût sapiné et des légendes d’ours bruns. C’est une petite mansarde aux lambris peints en blanc, plongée dans le froid de l’hiver. Repliée et marmonnant à sa bible, accotée sur son vieux secrétaire garni de papiers, de prières et de feutrine rouge — le passage secret de dieu —, elle interrompt ses génuflexions pour venir nous ouvrir et déplacer l’odeur très forte de la sueur qui colle à sa petite robe de vieille fille en lainage bleu. Elle demande des faveurs aux fantômes des ancêtres. Elle nous raconte leurs histoires pendant qu’on bricole. Moi c’est en elle que je crois, en son ricanement de chapelet, indestructible, et en sa chaleur, sa force, sa foi. » (p.27)
Les études universitaires ne lui réussiront guère. Elle perd ses références, sa place de « bollée ». La pensée critique lui fait perdre pied et elle ne trouve plus de balises, de formules à mémoriser et qui lui permettaient d’avoir les plus hautes notes. Elle s’abandonne à la musique qui la porte, la transperce et la pousse dans une autre dimension où elle peut tout être. Les harmonies, ces mélodies qu’elle n’a pas su partager avec ses camarades s’emparent de son corps et lui font avancer vers celle qu’elle doit rencontrer : elle-même. Pas une petite affaire, on le devine.
« Parmi toutes les choses que je peux faire, je garde écrire. Ailleurs, c’est des scènes possiblement apprises et répétées : très bien, caroline, éblouissant. Vivre dans l’écriture veut dire dire, prendre le rôle de parler, parler pour soi. Au risque de laisser des trances indélébiles, de déranger. Veux dire tu creuses et tu grattes, tu picosses et tu creuses toujours, mais toujours ouverte, béante et offerte à ce que tu pourrais trouver, tu te désarmes. Tu enquêtes sur le sens jusqu’aux pourtours du langage, et dans le langage c’est toi qui apparais. » (p.92)
Le chemin pour être soi est long et périlleux, les écrivains en témoignent dans leurs œuvres. Le parcours demande toute une vie, j’en sais quelque chose. S’installer en soi exige du courage et une volonté hors du commun. Il en aura fallu des désillusions et des ravalements pour que Caroline Louisseize respire et se trouve en équilibre sur un bout de phrase en ayant l’impression de dériver sur un morceau de glace au plus fort de la crue du printemps.
Un récit qui m’a touché profondément et qui va me hanter longtemps. C’est l’humain, la vie dans toute sa fragilité, ses embûches, ses désespoirs et ses grandes et petites réussites, ses joies intimes qui font tendre les bras dans une éclaircie au milieu des orages. Et elle y arrive, la valeureuse Caroline, à être toute dans sa tête, encore bien vulnérable, mais là avec les yeux ouverts et l’assurance qu’elle est quelqu’une et qu’elle appartient maintenant au monde des écrivains et des écrivaines. Un récit incroyable de sensibilité et de mal être.
On ne peut terminer La pire affaire qu’avec les larmes aux yeux avec l’envie de prendre Caroline Louisseize dans ses bras pour lui murmurer à l’oreille qu’elle n’est pas toute seule au pays des mots, qu’elle ne le sera plus jamais. Pour lui dire aussi dans une prière mille fois répétée qu’elle a sa place et qu’elle nous fait du bien avec son courage et cette lente et douloureuse résurrection.
LOUISSEIZE CAROLINE : La pire affaire, Éditions du Noroît, Montréal, 108 pages, 22,95 $.
https://lenoroit.com/produit/la-pire-affaire/