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dimanche 19 janvier 2014

J.R. Léveillé fait confiance à la vie



Après plus de 600 chroniques, je sens le besoin de renouveler la formule. J’entreprends donc une période de réflexions. J’aimerais trouver une autre façon de parler des livres, tenir une sorte de Carnet de lecteur pour me rapprocher de l’écrivain et de l’acte de lire. J’y vais à tâtons. J’apprécierais vos commentaires. C’est avec vous que je vais trouver une autre manière qui servira peut-être mieux l’écrivain et l’écrivaine, vous donnera encore plus l’envie de lire. Voici une première tentative. Merci pour vos suggestions.


Elle a vingt ans Angèle, est métisse et rêve de devenir architecte. Elle est proche du monde des arts et sa grande amie travaille dans une imprimerie. Ueno Takami est poète, artiste d’origine japonaise. Beaucoup plus âgé qu’elle, le courant passe entre eux dès le premier regard. Une histoire d’amour ? Beaucoup plus. Angèle découvre l’art de regarder, de dire, d’être dans son corps et sa tête.
Le livre a été publié une première fois en 2001 aux Éditions du Blé, au Manitoba. Léveillé a beaucoup écrit, mais j’ignore tout de cet écrivain. Combien d’auteurs sont condamnés à l’ombre ? Les détours que prend un livre pour arriver jusqu’à vous peuvent devenir un récit fascinant. Mylène Bouchard, l’éditrice, raconte cette histoire dans une courte préface.
Roman par fragments. Cent soixante-quatre. Pourtant le récit est en continu. Il aurait pu exister dans une présentation « normale ». Les fragments sont intéressants pourvu qu’ils fassent faire des bonds dans le temps, se moquent un peu de la linéarité. C’est rarement le cas ici. Rien pour nuire à la lecture. Heureusement.
Étrange titre. Quelque chose m’a fait tiquer un moment. J’ai appris en lisant que le lac, où Ueno Takami a construit sa cabane, porte le nom de Lac qui se couche. Tout devient lumineux alors. Quel beau nom pour un lac !
Des phrases résument presque un livre.

Je l’ai rencontré à Winnipeg dans une galerie d’art, lors d’une exposition d’un artiste cri. (p.17)

Le Manitoba, un milieu de créateurs qui tentent de voir la réalité autrement. La présence des Autochtones aussi.
Quelques jours plus tard, je me suis réveillée en sursaut. Non pas d’épouvante. Mais comme si l’éveil était venu de l’intérieur de mon rêve et m’avait propulsée dans le grand jour éclairé. (p.22)

« Non pas d’épouvante. » Drôle d’expression. Ça sonne mal. Maladroit.
Le rêve semble important chez Angèle. Un rêve qui laisse un peu tordu au réveil, qui permet de voir une autre dimension de la réalité. Une vision plutôt. La sœur d’Angèle voit ce qui va arriver dans ses rêves. Et qu’est la création artistique sinon d’abord une intuition, un éblouissement ?
Je ne sais pas au juste quel effet me faisait cet homme. Lorsque ma sœur me rendait heureuse, j’avais un sentiment de jets rosés. Quand j’étais bien avec ma mère, je percevais une nuée bleuâtre. Avec Ueno, j’étais envahie par une blancheur transparente. (p.27)

Percevoir le monde et les autres par les couleurs. Avoir « un sentiment de jets rosés… » Ouais… Bonne idée cependant. Bien sûr, Rimbaud n’est pas loin.
Un paysage étonnant du Manitoba
Avec Ueno Tamaki, le blanc domine. Évocation de la toile blanche. Il faudra des couleurs, des signes pour qu’il y ait histoire d’amour et vécu.
Il trouvait que j’avais une beauté inhumaine. « C’est plastique », disait-il. (p.31)

Étrange affirmation. La beauté d’Angèle est inhumaine. Je cherche une autre expression et je ne trouve rien. Plastique… Je ne dirais jamais ça à ma compagne.
— Oui. Les choses wabi-sabi sont le registre tangible du passage et de l’effet de l’air, du vent, du soleil. La rouille, la décoloration, la déformation, les fissures en sont les caractéristiques essentielles. Pourtant ces choses possèdent un caractère irréductible. (p.32)
...
Paysage vu à partir d’un autobus en mouvement. Angèle ne retient que les formes et les lignes. Nous avons là le travail de Ueno Tamaki. D’où vient l’idée d’une gravure, d’un roman ? Angèle découvre le processus de la création. Il faut savoir regarder. Et j’ai un flash ! Angèle est aussi le prénom de l’héroïne du dernier roman de Louise Desjardins, Rapide danseur. Une Angèle perdue, tourmentée qui cherche son identité en Abitibi. La quête de soi serait-elle le propre des régions nordiques ?
Mais j’apprécie tout autant ce début de printemps au Manitoba. Ça reprend où l’automne a cessé, en plus nu. En plus désolé sans sentiment d’accablement. C’est comme s’il y avait une éclaircie dans les arbres. On voit plus. On voit plus loin. Les oiseaux de passage ne sont pas camouflés. Il y a une espèce de grand vide en attente. Une sorte de souffle qui commence. Toutes les couleurs sont plus ou moins uniformes. Il y a là un calme et une simplicité naturelle qui me plaisent infiniment. Tout le paysage est une dentelle, un pur lacis d’air et de lignes. (p.56)

Le paysage devient un tableau, une toile en gestation. J’aime.
— L’objet de l’art n’est pas de représenter la nature, ou même de la symboliser, mais de faire apparaître la forme en la tirant du vide. C’est l’essentiel. (p.69)

Comment peut-on symboliser la nature ?

J’aime les textes qui s’attardent à la toponymie du pays. Voilà l’histoire du territoire qui fait surface en quelques mots. Tout comme le langage propre aux métis manitobains. Une sorte de mélange des parlers de ceux qui ont habité le territoire. Le mitchif, un mélange de l’ojiwa ou du cri, de l’anglais et du français. Fascinant. J’aimerais entendre ça, ça sonne comment?
Bonne réflexion sur l’art d’occuper un lieu. Notre chez-soi devrait être la matérialisation de notre conception du monde. Malheureusement, la ville et les contraintes économiques ont fait que nous habitons des maisons anonymes, des appartements semblables où nous sommes plus ou moins emprisonnés. Les cages des immenses tours d’habitation m’horripilent. Les démunis doivent se contenter de ces clapiers.
— J’ai meublé cet endroit de choses que j’aimais. Je me suis dit que si elles me plaisaient et que j’étais bien avec moi-même, elles devaient être belles et s’arrangeraient entre elles. (p.88)
Angèle prend conscience de son corps et de l’environnement. L’œuvre d’art naît de l’observation, de l’éblouissement et du geste qui suit. Être artiste, c’est trouver une manière d’être là, de traduire un lieu et un espace. L’art contemporain oublie trop souvent  cet aspect.
Roman d’amour ? Découverte surtout de l’art de vivre, de voir, de regarder, de respirer et d’aimer. Angèle traduit les poèmes de Tamaki. Elle comprend qu’elle doit les recréer. Décrire un paysage, c’est le réinventer. Traduire un texte, c’est le régurgiter. Faire un tableau, c’est modifier l’univers.
J’aime ces réflexions qui vous arrêtent comme une halte le long d’une autoroute. Beau moment de lecture. Un roman qui échappe à la frénésie, au verbiage pour se centrer sur l’être. C’est ce qui fait son charme. De beaux personnages vibrants. On ne peut qu’aimer. Angèle aura un enfant et la perception du poète japonais ne se perdra pas. Léveillé fait confiance à l’avenir. Un texte qui a gardé toute sa pertinence et son actualité. Voilà peut-être le propre de l’œuvre d’art.

Le soleil du lac qui se couche de J. R. Léveillé est paru aux Éditions La Peuplade, 137 pages, 20,95 $