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jeudi 16 juillet 2015

Anne Guilbault risque de vous secouer


DIEU CRÉA LE MONDE en six jours et se reposa le septième. C’était peut-être vrai avant que les commerces n’ouvrent jour et nuit dans l’espoir d’abolir le temps du repos pour inventer l’ère de la consommation. Et il en faut autant pour tout détruire. C’est du moins ce que suggère Anne Guilbault dans Les métamorphoses où des locataires doivent quitter les lieux où ils vivent depuis des années. L’autoroute arrive et elle ne fait pas de détours. On a vu cela à Québec, Montréal et dans toutes les grandes villes du monde. La cité mute et des vies sont broyées, des milieux urbains saccagés.

Trois personnes se croisent, se répondent dans ce court roman d’Anne Guilbaut. Ils doivent partir et faire leur vie ailleurs. Sophie n’a pas le regard de sa mère et encore moins celui d’Adrien, mais elle est pourtant la plus percutante, la plus authentique, je dirais. Peut-être qu’il faut être enfant pour dire vrai, pour voir juste.
Sophie sait que rien n’est immuable et qu’arrive un moment où un étranger vous surprend dans le miroir. La sagesse voudrait que l’on marche sans se retourner, sans une larme. Ce n’est pourtant pas si simple. L’être humain trouve toutes les raisons pour s’empêcher de connaître la vie du papillon même si la vie le pousse, le sculpte, le transforme au fil des jours.
L’être humain rêve de stabilité, de continuité quand la vie n’est que mouvance. Il suffit de s’arrêter pour voir tout ce que l’on a dû faire pour devenir ce que l’on est. Des rencontres, des hasards et des gens ont surgi dans votre vie pour le meilleur et le pire. Nous sommes peut-être des chenilles qui aspirent à connaître l’ivresse du vol et du vertige. Il faut souvent être bousculé pour plonger dans l’avenir.
L’histoire des populations est une suite de migrations où des hommes et des femmes tentent d’échapper à la misère. Combien d’Irlandais ont trouvé la mort sur Grosse-Île en rêvant d’une vie, où l’avenir serait apprivoisé ?
Henry Miller disait qu’il faut se méfier de ses rêves, parce qu’ils finissent toujours par se réaliser. Bernard Lavilliers chante que tout arrive : bien ou mal.

VIVRE

Anne, la mère de Sophie, joue les statues pendant que sa fille écrit. Une façon peut-être d’oublier ses douleurs, de se réfugier en soi et se durcir pour respirer.

Les enfants poussent les parents dans la tombe. Les enfants grandissent. Les enfants changent d’odeur, de peau et de visage, même s’ils ne le veulent pas. Cela fait partie de l’ordre des choses, comme le sang qui revient tous les mois fait partie de l’ordre des choses. On nous dit ça à l’école, mais ça ne m’empêche pas d’être triste quand j’y pense. Comment on dit adieu à son propre visage quand on vieillit ? C’est ça que je voudrais comprendre. Je ne sais pas comment on fait pour continuer à vivre quand on ne se reconnaît plus dans un miroir. (p.69)

Adrien transcrit l’histoire de Paz, ce fils adoptif qui a fait la traversée de l’Atlantique dans un conteneur avec sa mère et sa sœur. Il est le seul à avoir survécu. Une aventure horrible ! Difficile d’imaginer ces moments où il se colle aux cadavres de ses proches ?

« Quand je serre Mia dans mes bras, c’est la nuit que je serre contre mon cœur, mais quand je cache mon visage dans ses cheveux, je recommence à penser. Ses cheveux, on dirait des lianes qui m’empêchent de tomber. Dans ses cheveux il y a mon courage. Dans ses cheveux je redeviens libre, un enfant libre qui court dans la ciutat avec d’autres enfants libres, et qui se fout que rien ne soit à lui, même pas les chiens qui vivent parmi eux. » (p.49)

Un immense cercueil où la vie et la mort s’embrassent. Paz ne pourra jamais oublier. Certaines métamorphoses sont plus difficiles que d’autres.

TÉMOIN

Adrien, même s’il a été largué par la vie, trouve toujours une raison d’être. Il est le témoin, celui qui regarde même si ses sens se troublent et qu’il arrive mal à voir. Est-ce le rôle de l’écrivain ? C’est certainement cette mutation qui le pousse vers un autre amour avec Anna et une vie différente.


Adrien déplie des boîtes de carton et commence à vider les bibliothèques. La Terre se remet à tourner. Tenir les livres dans ses mains et les placer dans les boîtes sont des gestes qui le calment. Le vent dans les rideaux, le soleil sur les murs, les livres qui s’empilent sont autant de rappels qu’il est en vie et qu’il n’a aucune raison de se plaindre de son sort. (p.55)

Tous ont des raisons pour attendre que la vie les pousse. Sophie va perdre son père une deuxième fois. Elle tente de tout faire brûler. On n’est pas la fille d’un cracheur de feu pour rien. Décider au lieu de subir, agir au lieu de se laisser bousculer.

Peut-être qu’on entendra les sirènes des pompiers tout le long du chemin. Nous monterons les marches de son escalier en colimaçon et quand nous entrerons dans le petit logement triste, il n’y aura plus d’ennui qui compte. Je me dirai que tout ça est temporaire, que quelque chose de nouveau s’en vient et que cette fois, c’est sûr, ce ne sera pas du n’importe quoi ou du banal de chez banal. Voilà ce que je me dirai. Et je n’aurai même pas envie de pleurer. Même pas. (p.81)

Elle prendra du temps à se remettre de l’explosion qui la pousse du côté des morts. Tout comme Paz qui, dans son pays d’origine, se donne une chance de passer dans une autre vie. Comme si les deux quittaient leurs corps pour se transformer.

RÉFLEXION

Formidable réflexion sur la vie, le temps qui va et fait de vous un étranger qui hésite un matin devant son reflet. Les mutations peuvent être brusques ou demander toute une vie. Qui est cet inconnu qui vous a volé votre visage d’adolescent ?
Nous allons bien ou mal, laissant d’anciennes peaux derrière comme des chemises usées que l’on oublie dans une garde-robe.
Questionnement sur la vie, la mort, les sauts qui sont nécessaires pour survivre dans un monde qui ne cesse de vous bousculer. L’existence est une longue et patiente mutation où il faut se dépouiller de ses souvenirs et d’objets qui deviennent toujours inutiles. La meilleure façon de survivre est peut-être de pratiquer une certaine forme d’oubli. Comment savoir ? Tout comme Sophie, je sais bien qu’il est inutile de résister. Cela ne m’empêche pas de m’agiter, de vouloir toujours trouver des ancrages même si le sol glisse sous mes pieds, même si mon corps devient autre chaque jour. Une écriture qui vous empêche peut-être de passer trop rapidement à un autre univers de fiction.


Les métamorphoses d’Anne Guilbault est paru aux Éditions XYZ, 108 pages, 18,95 $.

dimanche 8 février 2009

Comment recoller les morceaux de sa vie?

«Ils me disent que Georgie ne reviendra pas, que je suis fou, que je n’arriverai pas à recoller les morceaux. Mais ce n’est pas vrai. Ils me disent: «Regarde autour. Regarde. Il n’y a que la ville, les arbres, les gens et les  chiens.» Ils me disent que je dois m’accrocher à ce qui est.» (p.13)  
Un garçon, perdu dans sa tête, cherche sa soeur Georgie. Elle est disparue, on ne  sait où ni comment. Voilà comment le lecteur plonge dans l’univers de «Joies», un court roman d’Anne Guilbault.
Le frère sillonne la ville, reconstitue les parcours que lui et sa sœur ont empruntés des centaines de fois. Si la vie n’est que circuits qui se croisent, il est possible peut-être de tout recommencer. Il marche, se débattant avec des images et des souvenirs après avoir fui l’institut psychiatrique où sa mère l’a enfermé. Peu à peu le lecteur identifie des moments de bonheur, des tragédies qui ont fait éclater l’enfance comme une boule de cristal.
«Tout ce que je vois m’avale. Je marche sans te chercher réellement. J’essaie seulement de retrouver un peu de toi dans ma mémoire. Car j’ai bien compris- il faut bien que je m’y fasse- tu n’es pas perdue dans la ville mais en moi. Voilà pourquoi je me suis arrêté ici, dans cette ruelle. Je dois me convaincre de la réalité, alors que mon instinct me dit que je me trompe. Je dois me faire violence contre tout ce qui bat en moi. Mon instinct me dit que tu ne peux pas disparaître alors que je sais bien que tu as disparu. Je n’ai plus d’instinct qui tienne quand il s’agit de toi. L’espoir est plus fort que la réalité. Mon instinct se moule à la forme de mon espoir.» (p.39)
Il finit par la cerner cette réalité après avoir plongé au plus creux de son existence et de ses souvenirs.

Puzzle

Peu à peu le lecteur découvre ce qui pousse ce garçon dans son délire. Sa vie est un puzzle à reconstituer avec patience. Il cherche à échapper à cette malédiction qui a emporté sa sœur bien-aimée. Pour empoigner les événements qui ont fait basculer son univers et celui de Georgie.
«Ils se tiennent par la main et tombent, font une étoile, forment une ligne droite, un cercle, Georgie rit, on regarde, on regarde, ils planent, la descente n’en finit plus… Puis les parachutes s’ouvrent: un bleu, un rouge, un jaune. On cherche le vert. Il n’est pas là, le vert ! Il n’y a que le bleu, le rouge et le jaune qui se déploient! Les applaudissements de la foule cessent. Puis: le silence… Le silence… le silence… Mère nous enfouit dans sa jupe. Elle tremble. On nous emmène loin d’elle. Pas assez vite. Son cri nous fait hurler aussi.» (p.80)
Georgie n’arrivera jamais à oublier la mort de son père, cette chute fatidique. Elle finira par tomber ou se jeter en bas d’un pont.
«C’est l’histoire d’un tout petit anéantissement personnel, dans la somme des anéantissements de l’humanité. Rien ne m’avait préparé à la chute de ma sœur, bien que je l’eusse attendue à tout moment. On pense se préparer, prévoir les coups… On se croit sans force et déjà anéanti à la seule idée de la catastrophe… mais quand soudain vient le grand craquement, le métal grince et le vacarme s’engouffre en nous. Nous devenons sourds. La parole s’éteint.» (p.88)
Le narrateur, après avoir épuisé l’errance, après avoir retrouvé Tomasz, l’amant de Georgie, recolle les fragments de sa vie par l’écriture. Il peut enfin s’approcher des drames qui ont soufflé sa vie, imaginer une forme de sérénité.
«Au commencement, je ne sais rien du son de ton corps qui éclate en touchant l’eau. Au commencement, il y a le soleil dans tes cheveux. Et ça fait un mal fou dans la tête, la joie.» (p.94)
Il est possible alors de donner une nouvelle direction à la vie. La fin devient un recommencement.
Une écriture d’une densité qui laisse muet. Un souffle qui vous tient à la limite du supportable, de la douleur et de la beauté. Un roman comme un frémissement,  de la première à la dernière phrase.

«Joies» d’Anne Guilbault est paru chez XYZ Éditeur.