JE LIS au moins un essai, un roman, des nouvelles ou encore de la poésie chaque semaine, pour alimenter mon blogue. Bien sûr, je parcours plus qu’un ouvrage pendant ce laps de temps et rédige un premier jet de ce qui peut devenir une chronique. Certains brouillons restent des brouillons pour des raisons difficiles à cerner. L’actualité impose un écrivain que j’ai toujours lu et un livre qui devait faire l’objet d’une chronique est abandonné sur le rayon des volumes lus. En ce moment, une cinquantaine de bouquins sont relégués « dans les limbes », comme on disait dans mon enfance. C’est le cas de ce roman traduit par Mélissa Verreault que j’ai lu en août de l’année dernière. Le titre peut sembler un peu étrange : « Ta gueule t’es belle », de Téa Mutonji. Voilà un récit important, encore d’actualité, qui s’attarde aux difficultés que les nouveaux arrivés rencontrent lorsqu’ils s’installent au pays.
Quand j’ai parcouru ce livre, il y a presque un an, les immigrants étaient au cœur de la campagne électorale aux États-Unis. Donald le fanfaron les accusait de tous les maux et tous devenaient les responsables du déclin du pays et de la violence qui caractérise la société américaine.
Au Québec, plusieurs de « ces indésirables » ont fait leur marque dans le monde de la littérature. Des femmes et des hommes qui ont imposé une voix dont nous avions besoin. Dany Laferrière, Abla Farhoud, Sergio Kokis, Daniel Castillo Durante, Katia Belkhodja, Dimitri Nasrellah et Kim Thuy. La liste pourrait s’allonger avec Caroline Dawson, Élisabeth Rosso et Edem Awumey.
Mélissa Verreault a eu la bonne idée d’aller fouiner du côté du Canada anglais pour traduire les nouvelles de Téa Mutonji, une écrivaine d’origine congolaise.
« Ta gueule t’es belle » m’a un peu étonné. Je suis allé voir le titre anglais, parfois la traduction est malheureuse. Rien à redire : « Shut Up You’re Pretty ». Une invective qui signifie que l’auteure ou le personnage de ces textes n’a pas à se plaindre parce qu’elle est jolie, comme si la beauté physique arrangeait tout, même l’horreur et les sévices.
ARRIVÉE
Loli arrive au Canada avec ses parents et s’apprête à découvrir leur nouvelle maison dans un quartier populaire de Toronto. Une petite voisine les accueille et deviendra la guide de la jeune fille dans l’aventure de cette famille qui veut se faire une autre vie.
Malgré son anglais hésitant, Loli trouve sa place, ne demande qu’à suivre Jolie et parvient à effleurer, peut-être, le rêve des siens et de ceux qui ont choisi le chemin de l’exil.
Jolie est frondeuse et lui permettra de se faire une place rapidement, comme si cette petite fille avait la tâche de lui faciliter les choses ou de les compliquer, ça dépend des circonstances
« Assise sur le pas de notre porte, Jolie guettait notre arrivée, comme pour vérifier que les nouveaux venus n’étaient pas des bizarres. Elle a levé les pouces en direction d’une bande d’enfants qui observaient depuis l’autre côté du rond-point, où se trouvait une seconde série de maisons basses en rangées, à la peinture brune écaillée, identiques aux nôtres. Les pouces en l’air signifiaient qu’on satisfaisait aux exigences, qu’on avait passé un genre de test de street cred secret, et Jolie était à la fois l’organisatrice et l’autrice dudit test. Elle s’est présentée pendant qu’on déchargeait les valises du taxi. C’est tout ce qu’on avait. Des valises. » (p.8)
Loli raconte les jeux des fillettes et nous suivons le parcours de la jeune migrante qui s’attaque à la terrible tâche de se faire une place dans cet autre environnement. Le récit relate des événements et les difficultés qu’elle doit surmonter jusqu’à la vingtaine. Une sorte d’entrée dans une nouvelle vie et la découverte d’un pays avec ses beautés et ses laideurs.
ACCUEIL
La jeune congolaise garde un lien avec les études et l’école, ce qui n’est pas le cas de Jolie. Elle aime écrire aussi et c’est ce qui lui donne l’occasion de faire le point et de triompher des embûches qu’elle doit surmonter. Rien ne sera simple, on s’en doute, même pas pour Jolie qui semblait avoir réponse à tout. Loli fait preuve de courage, de ténacité et fait tout pour conserver la tête hors de l’eau. Elle aurait pu facilement s’abandonner au mouvement. Son goût de la lecture et de la fiction lui permettra de s’approcher de son rêve, même si elle joue souvent avec le feu.
« Alors M. Parfait est parti me chercher une nouvelle jupe et des shorts d’éduc qui me serviraient de sous-vêtements. Je ne sais pas pourquoi il était toujours aussi gentil avec moi. J’ignorais si c’était sincère ou sexuel. J’essayais de ne pas tout ramener au sexe, tous les actes de bonté, de bienveillance, tous les bonjours. Mais en avançant dans la vie, on se fait toucher, en avançant dans la vie, on se fait regarder, en avançant dans la vie, on reçoit des commentaires d’un mononcle sur nos seins ou on se fait donner un condom par l’ami de notre frère — qui va ensuite le nier — pour notre anniversaire, en avançant dans la vie, on se fait traiter de salope dans les transports en commun, en avançant dans la vie, on se fait suivre à minuit, en avançant dans la vie, on se faire dire qu’on est belle, t’es belle, t’es belle en crisse — ça devient compliqué. » (p.84)
Tout est difficile, surtout pour une fille. Un geste, un sourire peut être considéré comme une invitation. Loli apprendra rapidement à se méfier et à être sur ses gardes. Il le faut parce que plusieurs autour d’elle ne parviennent pas à déjouer les manœuvres des hommes. Ces jeunes femmes mettent leur avenir et leur corps en jeu en se lançant dans la quête d’une place dans la vie.
LUTTE
La jeune fille fait face à tous les problèmes que les jeunes affrontent. Drogue, alcool, prostitution, sans compter les épreuves qui frappent les membres de sa famille. Des amis qui vont trop loin dans leurs excès, le suicide du père qui n’en peut plus, son corps qu’elle utilise pour l’argent qui lui permet de continuer ses études. Ça, elle y tient plus que tout.
« Je n’avais jamais vraiment eu de chum. Je n’avais jamais vraiment eu de qui que ce soit, en fait. L’homme ne m’a pas révélé son vrai nom. Il voulait que je l’appelle Éclair noir. En échange, je lui ai dit de m’appeler Bébé. Il m’a demandé la totale, et j’ai dit non. Il m’a demandé une pipe sans condom, et j’ai refusé. Je me sentais à la fois fragilisée et puissante. Je lui ai offert un crosse-totons, et il est venu sur mes pieds. » (p.132)
Un livre dur, cru, direct, qui m’a plongé dans une réalité que j’ai tendance à oublier. Heureusement, certains romanciers et romancières sont là pour me ramener à la cruauté de l’époque. Téa Mutonji décrit son univers sans maquillages ni cosmétiques. Un monde impitoyable qui ne fait pas de cadeaux, que seules les personnes les plus fortes et les plus déterminées peuvent dominer. La jeune femme garde la tête froide pour vivre son rêve. C’est souvent le cas des migrants qui doivent tout réinventer pour survivre. C’est ce qui fait que, tout naturellement, ils dénichent un emploi abrutissant et peu valorisant. Ils travaillent sans jamais lever les yeux, effectuent des tâches que nous ne désirons plus faire. Ils ont un courage et une détermination admirables.
Loli cultive ses rêves même si on a l’impression qu’elle touche le fond du baril. Elle s’en sortira malgré toutes les brimades et les risques qu’elle prend, flirtant avec le diable. Elle garde espoir parce qu’il y a ce but à atteindre, une vie qu’elle veut pour elle et qu’elle aura choisie. Surtout, il y aura toujours quelqu’un quelque part qui est prêt à lui tendre la main et à lui venir en aide.
Un récit juste, beau de tendresse qui nous fait emboîter le pas à des hommes et des femmes qui passent par toutes les épreuves avant de trouver leur place. Une vingtaine de nouvelles lumineuses, même si au cours de la lecture, j’ai eu souvent l’impression que la narratrice ne pourrait jamais s’en sortir. C’est dur, terrible, mais Loli possède un courage et une détermination à toute épreuve.
Une écriture haletante, envoûtante. Un chant ou un refrain que l’écrivaine répète comme une comptine pour se réconforter et, peut-être, pour oublier sa peur, ses craintes et ses faiblesses. Les fragments deviennent vite ensorcelants et je prolongeais mes séances pour savoir si la petite Loli allait faire son chemin et finir par caresser son rêve : avoir son nom sur la couverture d’un livre.
MUTONJI TÉA : Ta gueule t’es belle, Éditions Tête première, collection Tête dure, Montréal, 208 pages, 19,95 $.
https://tetepremiere.com/auteur/tea-mutonji/