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lundi 7 juillet 2025

LE BEAU PÉRIPLE DE LA VIE ET DE L’ESPOIR

LES PARENTS de Laurent ont migré aux États-Unis, croyant que tout était possible au-delà de la frontière. Le père a végété, s’épuisant dans divers métiers, n’arrivant jamais à s’installer dans la vie qu’il imaginait. Laurent, le fils, est à la dérive depuis son adolescence et semble condamné à suivre les traces de son géniteur. Il décide de donner un coup de barre, de jouer sa dernière carte, met le feu à la maison de son enfance et rentre au Québec. Peut-être que l’espace de misère et de solitude qu’il a connu en Louisiane s’effacera à jamais. Il saute dans son vieux camion et tourne le volant vers le nord. «Parallèle 45» d’Emmanuel Bouchard m’a rappelé Lorenzo Surprenant qui vante les merveilles de la ville américaine à Maria Chapdelaine et fait miroiter les contours d’un quotidien plus facile. Éphrem Moisan, dans «Trente arpents» de Ringuet, le fils d’Euchariste, vivra une déconvenue semblable à celle des parents de Laurent dans son aventure aux États-Unis. Et comment ne pas penser à Jacques Poulin, à «Volkswagen Blues». Jack Waterman veut retrouver son frère Théo en Californie, le pays des miracles. Théo a égaré sa langue dans les collines de San Francisco, tout comme Harmonium et Serge Fiori ont perdu leurs instruments de musique lors de leur tournée mythique qui devait les propulser vers les étoiles. Comme si les Québécois, en traversant la frontière, sacrifiaient leur nature et leur âme. De quoi questionner le succès de Céline Dion et de Denis Villeneuve. 

 

La grande illusion américaine du père de Laurent s’est effrité, tout comme celui de Léo, le paternel de Jack Kérouac, qui est allé de déception en déception. On peut ajouter à cette liste Alexis Labranche, de Claude-Henri Grignon, qui troque son nom lors de son séjour au Colorado. 

Tout ce que le père de Laurent croyait possible s’est avéré un mirage qui ne cessait de s’éloigner. Comme s’il ne pouvait trouver que l’échec dans ses entreprises et ses ambitions. Le fils a hérité de cette incapacité et, pour déjouer le sort, pour se régénérer, il doit faire marche arrière, détricoter le temps et rentrer au pays du Québec. Le rêve américain s’inverse pour une fois. 

 

«Partir, abandonner ma demi-vie de mi-homme pour revenir au Québec, où j’irais vérifier si j’y étais en prévision des cinquante prochaines années. Il fallait en finir avec l’odeur de pourriture et de charogne qui ne voulait plus me quitter, comme s’il fallait que la puanteur s’imprime absolument sur une chair qui sentait déjà la merde.» (p.21)

 

Il a besoin de secouer sa vie avant qu’il ne soit trop tard, avant qu’il ne se résigne et qu’il n’arrive plus à esquisser le geste libérateur. Peut-être qu’en retrouvant le Québec, le monde que ses parents ont fui, il va redevenir l’homme d’un lieu, adhérer à sa pensée et son être profond. Il pourra alors se réapproprier toutes les frontières de son corps et de son esprit, s’installer où il doit être, là où il peut respirer et se sentir en harmonie avec les autres.

Dans un arrêt routier, il sauve la vie de Donatien, un jeune Haïtien malmené par deux camionneurs. Ils s’en prennent à lui parce qu’il est noir et qu’il lit dans le restaurant. 

Un acte de pure barbarie et de racisme. 

Donatien a fui son île, veut se rendre au Canada, où il espère avoir un espace comme être humain. Il échappe à la folie de son père (sa mère lui a fait promettre de partir avant de mourir), à son intransigeance et à une vie de travail abrutissant. Et quand le découragement le prend, il ouvre un livre à la couverture verte que lui a offert un oncle. Cette lecture lui redonne la volonté de continuer. 

 

COMPAGNONS

 

Les deux doivent franchir les frontières pour échapper à leur misère morale et physique. Les compagnons discutent pendant des heures et des jours, se confient et deviennent deux âmes fraternelles en quête d’un espace pour vivre leurs désirs et leurs espoirs.

 

«Il parlait comme ça, Donatien, de ses objectifs surtout; entrer au Canada par le chemin Roxham, à propos duquel on lui avait dit deux ou trois choses. Au nord du 45e parallèle, la vie serait plus douce pour les gens comme lui. Plus douce que partout où il avait mis les pieds. Donatien n’avait pas vingt ans. C’était encore le temps d’espérer, de donner une couleur nette à sa confiance ou de mettre l’horizon à sa hauteur, en étirant les bras devant lui.» (p.34)

 

Se refaire un avenir, être tout entier dans son corps et sa tête, respirer sans avoir à fuir ou se protéger des manigances et des folies des autres. S’arracher à la misère et au bourbier qui a étouffé les deux hommes depuis leur naissance.

Laurent en est au mitan de sa vie et partage le rêve de Donatien, sans pourtant se laisser prendre par l’utopie ou un optimisme démesuré. 

 

«J’avais plus de deux fois son âge et, à ce moment de ma vie, j’avais comme lui besoin de croire que j’étais encore au début de quelque chose.» (p.35)

 

ON THE ROAD

 

Et il y a la route toujours semblable et nouvelle, les arrêts, des rencontres, les longues journées dans le camion où ils peuvent tout se dire. Les deux imaginent une certaine forme de bonheur. Il suffit de faire le geste au bon moment. Pas juste être en mouvement comme Jack Kérouac, qui sillonnait les États-Unis pour fuir le monde de son enfance. L’écrivain cherchait à muer, échapper au matérialisme et aux échecs de ses parents, à son être de Canucks en se jetant dans une course effrénée, un cercle infernal.

 

«J’ai compris alors seulement l’ampleur de sa souffrance et l’impuissance des mots pour qui s’obstine à n’y jamais céder (Leonel, Kevin et qui d’autre encore?). Puis je m’en suis remis moi-même à Carlos, qui représentait le plus grand espoir de Donatien. Carlos, dont je ne savais à peu près rien, deviendrait secrètement le pôle d’attraction de notre quête à tous les deux, la figure tutélaire de nos fuites.» (p.119)

 

Les deux se séparent à la frontière. Laurent rentre chez lui et Donatien doit emprunter le fameux chemin Roxham, le sentier du rêve et de tous les possibles. 

 

«Je serai là où j’ai pris racine, mais je serai autre. N’empêche que l’idée de l’éternel retour, de l’arrivée à ce qui commence, de la deuxième vie… ça m’embête, et je n’arrive pas à en démêler les subtilités. J’arrive dans la zone médiane de ma vie, le point de bascule, le truc du tissu qu’on replie sur lui-même ou le pic de la montagne. J’en suis là à essayer de fabriquer des coïncidences entre le temps et le lieu, entre l’histoire et le territoire, comme le dit Donatien.» (p.176)

 

Laurent hiberne pendant le long hiver de neige et de froid pour se secouer au printemps comme une marmotte qui sort de son terrier. La vie revient, la vie bondit partout et devient possible. Tout est vert, pareil à la couverture du livre de Donatien dont Laurent a hérité. On finit par comprendre! Le fameux roman n’est nul autre que le «Don Quichotte» de Miguel de Cervantès. Et il y a Sofia, l’espoir et le soleil dans un premier matin du monde.

Un ouvrage magnifique avec le futur qui surgit dans le sourire de Sofia. Elle est le crocus qui sort de terre dans les restants de neige. Laurent et elle vont déposer le livre vert de Donatien à la bibliothèque qui chevauche la frontière et qui a fait les manchettes dernièrement à cause des lubies de Donald. 

 

«À la bibliothèque Haskell, vous êtes ici et là, et vous pouvez faire entre deux pays autant d’allers-retours que vous le voulez.» (p.191)

 

Un roman splendide d’intelligence sur l’être, l’humain, le rêve, les migrants qui se cherchent un milieu d’ancrage, un plaidoyer pour la liberté de penser ce qui vous convient et de vivre le moment présent dans sa plénitude. Un idéal, une poussée vers l’affirmation de soi, le bien-être et la quête du lieu où l’on peut se réaliser dans toutes les dimensions de son être. C’est aussi l’invention de l’avenir. «Du bel ouvrage», comme aimait dire mon ami Victor-Lévy Beaulieu. 

 

EMMANUEL BOUCHARD : «Parallèle 45», Éditions Mains libres, Montréal, 2025, 204 pages, 29,95 $.

https://editionsmainslibres.com/livres/emmanuel-bouchard/parallele-45.html

jeudi 26 juin 2025

UNE DERNIÈRE PIROUETTE DE BARCELO

LE HASARD fait de drôles de choses parfois. Il y a quelques jours, je prenais le dernier roman de François Barcelo «L’homme au bout de la corde». Il était temps de renouer avec cet écrivain que j’ai négligé souvent. Quelques heures plus tard, j’apprenais sa mort à 83 ans. François Barcelo est décédé au moment où je m’apprêtais à le lire. Que dire devant ce genre de coïncidence? Comme si deux esprits se croisaient. Je me souviens du plaisir que j’ai eu en parcourant son premier ouvrage «Agenor, Agenor, Agenor et Agenor» en 1981. Une saga familiale qui se distinguait des livres de l’époque, une inventivité et un humour corrosif. J’étais prêt à le suivre de livre en livre alors. J’ai commis des infidélités quand il s’est aventuré dans le roman noir. Je ne suis pas attiré par le genre. Chacun ses goûts. Je l’ai croisé souvent pourtant à l’Union des écrivains et des écrivaines du Québec. C’était un monsieur de bon conseil, original, souriant et très agréable.

 

Et me voilà avec ce roman au titre étrange : «L’homme au bout de la corde». Qu’est-ce que Barcelo a concocté pour sa dernière publication, même si j’imagine qu’il a encore quelques manuscrits dans ses tiroirs? Cet auteur a toujours proposé des titres qui titillent la curiosité. Il savait accrocher un lecteur et ce n’est pas pour rien qu’il a travaillé en publicité. Oui, il possédait l’art du titre. De mon côté, je suis incapable d’écrire une ligne si je n’ai pas trouvé le titre avant. C’est comme une direction, une permission que j'ai alors de m’aventurer dans une histoire. Ce sera le mot ou le bout de phrase qui apparaîtra sur la page couverture lors de la parution. Pas souvent, je l’ai remplacé en cours d’écriture : «L’école Numéro Neuf» est devenu «Les plus belles années» après bien des hésitations. Avec «Les oiseaux de glace», c’est l’éditeur André Vanasse qui m’a demandé de trouver autre chose. Andrée A. Michaud proposait «La femme de Sath». J’avais «La femme des neiges». André croyait que c’était un peu étrange de sortir deux romans avec des titres quasi similaires. C’est ma compagne, Danielle Dubé, qui a déniché «Les oiseaux de glace». Je n’arrivais pas à me décider. 

J’aime bien «J’enterre mon lapin», «L’ennui est une femme à barbe» ou encore «Moi, les parapluies» de Barcelo. Ce diable d’homme publiait plus vite qu’il n’écrivait on aurait dit. Il était le Lucky Luke du roman québécois. Un original avec un univers bien à lui qui ne cessait de nous surprendre avec ses personnages et les aventures invraisemblables qu’il leur imposait. Il s’amusait dans ce travail et ne reculait devant aucune audace. Écrire pour lui était d’abord une pérégrination jubilatoire où il se risquait hors du quotidien. Un maître du rebondissement et de l’action qui vous tenait en haleine tout au long de son histoire. Un imaginaire redoutable et toujours déroutant.

 

ÉTONNEMENT

 

Je me retrouve avec Abel Binette dans «L’homme au bout de la corde». Le nom du personnage est un jeu de mots. Je vous laisse le deviner. Lecture à voix haute de préférence pour trouver. Rien à voir avec l’Abel Beauchemin de Victor-Lévy Beaulieu. Cet individu allergique à tout emploi, génétiquement, vit dans la plus belle simplicité volontaire en logeant chez sa mère d’adoption, sa tante, propriétaire du dépanneur «Chez Lucie». Il ne possède à peu près rien, utilise la tablette de cette dernière et se débrouille plutôt bien avec l’aide sociale.

 

«Pour une bien simple raison : j’ai toujours haï l’argent. Pas pour des raisons éthiques, philosophiques ou morales. Mais parce que l’argent n’est pas gratuit. À moins d’être retraité, rentier, gagnant de loterie ou enfant de millionnaire, il faut travailler pour en avoir. Et je n’ai pas eu à travailler plus de deux jours dans un journal pour constater, comme vous probablement, même si cela vous a pris plus de temps, que le travail est généralement avilissant et humiliant. Fatigant, surtout. En tout cas, c’est plus pénible et pas nécessairement plus gratifiant que ne rien faire.» (p.31)

 

Pas un paresseux, il pratique le jogging tous les jours. Je vous le jure, il ne faut pas être un fainéant pour courir des kilomètres et cela demande de la discipline et de la volonté. Il a de la culture, se préoccupe de l’expression juste et défend la langue française qu’il porte bien haut. Il emprunte des livres à la bibliothèque, n’a pas les moyens d’acheter les nouveautés, prend plaisir à détecter les anglicismes qui se faufilent dans notre idiome québécois.

Notre Abel ne pouvait continuer sa dérive sans que des événements viennent bousculer son train-train. Nous sommes dans un roman noir après tout et il faut de l’action, des rebondissements et des morts. La corde du récit doit être bien tendue, et il y a un homme au bout de ce filin jaune, du moins, le titre le laisse entendre. 

Arlette, la mère d’Abel, l’a abandonné à la naissance et c’est sa tante Lucie qui s’est occupée de lui. Son père aura été un amant de passage, une météorite. C’est ce que Lucie raconte. Il ne faut pas trop s’y fier parce que tout bascule rapidement dans cette histoire. Ce qui est vrai devient faux et ce qui est faux est pure vérité. Et les morts ne le restent pas très longtemps. Ils ont l’art de rebondir du côté des vivants pour les tourmenter.

 

PAPILLON


Sa vie change quand un individu glisse un bout de papier dans la fente de sa porte où le facteur laisse des lettres de temps en temps. On s’en doute, ce ne sont que des réclames et des publicités qui échouent sur le plancher d’Abel. Jamais de factures! Il ne possède pas de téléviseur et de téléphone. Pour l’électricité, c’est l’affaire de sa tante. Il a piraté le Wi-Fi de la locataire d’en haut pour avoir des nouvelles du monde et effectuer des recherches sur sa tablette empruntée. 

Abel lit un message étrange sur ce «post-it» (papillon adhésif selon l’Office de la langue française.). «Va tirer sur la corde jaune au milieu du pont Perry tu ne le regretteras pas.» Un bout de phrase que l’on retrouve en page couverture du roman. Tout se précipite alors. David Boone, le père qu’il n’a jamais rencontré, revient dans sa vie et lui annonce ainsi qu’il s’est suicidé, peut-être pour ne pas avoir su s’occuper de lui. Oui, ça évoque le fameux Daniel qui écumait les forêts de la Pennsylvanie et du Kentucky à l’époque où l’on devenait un héros en vivant avec un fusil à la main. 

Comment résister à pareille invitation? Abel ne trouve rien au bout du câble, mais il devrait y avoir un cadavre, son géniteur au fond de l’eau. Un testament en fait un héritier, lui qui n’a jamais eu que quelques sous dans ses poches. 

 

«Les dix banques sont situées dans un quadrilatère qui doit faire moins d’un kilomètre carré. Et j’avais raison : les neuf autres comptes sont aussi bien garnis — toujours 95000 $ chacun. Au total, mon père devenu soudain mon papa adoré me lègue presque un million de dollars. Ce qui est beaucoup quand on songe qu’il n’a même pas baisé avec ma mère pendant une nuit entière. C’est payer cher la copulation.» (p.144)

 

L’affaire prend des tournures inquiétantes. Son paternel était l’un des criminels les plus recherchés par le FBI américain. Une gloire du monde interlope qui a su déjouer tous les limiers.

Abel est fortuné pendant quelques heures, mais son géniteur (il est toujours vivant) récupère l’argent et disparaît dans un paradis fiscal. Le fameux David Boone vide le compte de son héritier. C’est difficile de redevenir indigent quand on a rêvé d’être quasi millionnaire. 

 

«Les papillons adhésifs que j’ai trouvés ne m’ont causé que des malheurs. Avant, ma vie était sans histoire. Je ne connaissais ni mon père ni ma mère. Je faisais mon jogging quotidien sans déranger personne. Je n’avais pas d’avenir, vous me direz. Mais j’avais un présent plutôt satisfaisant. Et un passé dont je ne connaissais pas grand-chose.» (p.244)

 

Il décide alors de rejoindre ses parents au Panama et la seule manière de traverser l’Amérique du nord au sud, c’est de courir parce qu’il n’a pas un sou pour se payer un billet d’avion. Il devient une sorte de Forest Gum qui franchit toutes les frontières sous les applaudissements. Bon, je vous fais grâce de tous les rebondissements et des manigances d’Arlette et de David. 

Un roman fou, haletant et plein de surprises. François Barcelo se moque des travers de notre société et décortique tous les clichés connus. Le travail, l’amour, les affaires, le crime qui paie toujours, l’argent, la morale et la langue française. L’écrivain prend un plaisir évident à décrire les manies de ses contemporains. Il aborde même la question des transgenres. 

Abel, en tentant de devenir l’héritier de son père et de sa mère, retrouve une certaine liberté et décide de s’affirmer. Il sera un criminel pour être digne de ses parents. Bon sang ne saurait mentir. Il retraverse l’Amérique du Nord en courant et rentre au Québec pour entreprendre sa nouvelle carrière. 

J’ai lu ce roman le sourire aux lèvres. Barcelo est toujours étonnant et, même en effleurant les grandes questions de notre époque, il n’est jamais moralisateur. Il lance tout en vrac et c’est à nous de nous arranger avec ça. Ça peut sembler un peu brouillon, mais il ne faut pas se tromper. Barcelo est un humaniste qui aime bien houspiller ses semblables en les caricaturant et en se moquant. 

Rien ne lui échappe.

Je ne sais si c’est là son dernier ouvrage, mais il aura été fidèle «à sa manière et à son modèle», comme chante Gilles Vigneault. Même si je ne connais pas l’entièreté de son œuvre, je pense qu’il y a une constance chez lui, une forme de passion pour l’humain malgré toutes ses folies et ses tares. Et je me suis mis à rire, me demandant si tout cela n’était pas une autre facétie de l’écrivain. Peut-être que François Barcelo n’est pas mort et qu’il va ressusciter sous un nom d’emprunt avec une intrigue qui va nous jeter par terre. Il en serait bien capable. 

 

BARCELO FRANÇOIS : L’homme au bout de la corde, Éditions de La Grenouillère, Montréal, 2025, 272 pages, 32,95 $.

 https://delagrenouillere.com/lhomme-au-bout-de-la-corde/

mercredi 18 juin 2025

RIO TINTO : UNE ENTREPRISE INQUIÉTANTE

LA RÉGION du Saguenay-Lac-Saint-Jean entretient une relation particulière avec Alcan, qui est devenue Rio Tinto en 2007 depuis son achat par la multinationale anglo-australienne. J’en sais quelque chose, car j’habite sur les rives du lac depuis plus d’une vingtaine d’années et j’ai participé à de nombreuses rencontres sur la gestion du niveau des eaux, en plus d’avoir assisté aux audiences du BAPE sur le renouvellement du décret d’exploitation. Lors de ces réunions, les résidents et les villégiateurs

ont toujours des reproches à faire à l’entreprise. La dégradation des berges est un grave problème pour les Jeannois. La surface du lac Saint-Jean depuis l’installation des barrages dans les années 1925 s’est agrandie de plus de 21 kilomètres carrés grâce à l’action des vagues et des forts vents d’automne. C’est peut-être aussi la région où il y a le plus d’associations de citoyens qui contestent, dénoncent et revendiquent des mesures qui concernent toute la population riveraine. Les auteurs Myriam Potvin et Jacques Dubuc (deux anciens employés cadres de l’entreprise) dans leur essai «L’exploitation de notre eau par Rio Tinto» démontrent le comment et le pourquoi de ces relations tendues. Rio Tinto écoute peu, profite de conditions très avantageuses et ne respecte pas ses engagements depuis des années.

 

Myriam Potvin et Jacques Dubuc amorcent leur ouvrage en signalant un fait déterminant. Rio Tinto détient un atout considérable sur ses compétiteurs au Québec. Tout ça parce que la multinationale a ses propres barrages et produit l’électricité dont elle a besoin pour fabriquer l’aluminium et que, de plus en plus, elle génère un surplus d’énergie qu’elle revend à Hydro-Québec, encaissant des bénéfices importants. L’entreprise, véritable état dans l’état, possède une longueur d’avance sur tous les concurrents qui œuvrent dans ce secteur.

 

«Selon les informations transmises par Rio Tinto Alcan aux analystes financiers au printemps 2003, la production de 1 kWh lui coûte 1,1 cent, ce qui inclut l’entretien, les redevances et les droits d’eau prescrits dans le bail de la Péribonka. L’amélioration de la productivité a permis de maintenir ce coût de production. Ce faible coût lui permet d’épargner plus de 500 millions $ par année et constitue un avantage très significatif sur ses concurrents.» (p.11)

 

Alcoa et Alouette en achetant l’électricité dont elles ont besoin à Hydro-Québec doivent payer un prix qui fluctue entre 3,2 cents et 5,6 cents le kWh. Une énorme différence. 

De même, les auteurs rappellent avec justesse l’ampleur de l’entreprise et son importance dans la région du Saguenay–Lac-Saint-Jean. 

 

«Au fil des ans, dans un environnement économique variable et qui le demeure, Alcan/Rio Tinto a pu ériger au Saguenay–Lac-Saint-Jean un véritable empire, comme en fait foi le nombre de ses installations : 6 centrales hydroélectriques dans 2 bassins hydrographiques distincts; 884 km de lignes de transmission ainsi que 4 interconnexions avec Hydro-Québec; 4 alumineries complètes et une usine pilote de 60000 tonnes (phase 1) de l’aluminium AP60, 96 cuves supplémentaires en cours de construction; une usine d’affinage d’alumine; un port en eau profonde donnant accès à la mer; et un système ferroviaire de 142 km reliant ses installations.» (p.18)

 

Cette multinationale est en mesure de dicter ses volontés à une foule de petites compagnies de fournisseurs et d’équipementiers qui dépendent de ses activités au Saguenay-Lac-Saint-Jean. C’est surtout le principal employeur de la région, même si le nombre de salariés ne cesse de diminuer avec les changements technologiques. 

En 2006, l’entreprise employait 6450 hommes et femmes. En 2023, on parlait de 3835 travailleurs. Le nombre serait moindre, puisque Rio Tinto comptabilise comme étant ses employés les sous-traitants qui ne jouissent surtout pas des mêmes conditions de travail et des mêmes avantages sociaux. 

 

PUISSANCE

 

Cette multinationale contribue à fragiliser la situation économique du Saguenay-Lac-Saint-Jean. Elle se permet de faire ce qu’elle veut sans soulever trop de vagues. C’est certainement pourquoi les élus font preuve d’une extrême prudence quand il s’agit de critiquer cette entreprise pour une décision ou un report d’un projet. Les syndicats et les associations citoyennes ont beau sonner l’alarme, on ne fait que semblant de les écouter. 

Le seul qui peut et devrait forcer Rio Tinto à respecter ses engagements est le gouvernement du Québec, qui lui a cédé le droit d’exploiter les cours d’eau de notre immense territoire tout en demeurant propriétaire des terres et de tout l’espace touché. Les élus peuvent réclamer des investissements et des retombées directes pour les entreprises de la région à l’occasion de la fin d’un décret. On a exigé une nouvelle usine et la réfection des barrages pour les rendre plus efficaces lors de l’échéance du dernier bail.

 

«Le 13 décembre 2006, à trois ans de la date limite de la réalisation de son programme d’investissement, alors qu’elle se voyait dans l’impossibilité de construire dans les délais la troisième usine prescrite dans le bail de la Péribonka, Alcan signait une nouvelle entente avec le gouvernement du Québec. Selon cette entente, Alcan s’engageait à investir, avant le 31 décembre 2015, une somme d’au moins 2,01 milliards $ (valeur 2006) dans l’ajout de 450000 tonnes de nouvelle capacité dans ses alumineries du Saguenay-Lac-Saint-Jean.» (p.51)

 

La région attend cet investissement depuis presque vingt ans. Pendant tout ce temps, Québec et les élus ont fermé les yeux. L’incroyable Pierre Fitzgibbon, comme ministre du gouvernement Legault, a répété à maintes reprises que l’entreprise respectait ses engagements, même si ce n’est pas le cas. Alors, la question se pose : pourquoi le gouvernement n’exige pas que cette multinationale n’honore pas ses engagements et les conventions qu’elle signe?

 

«Peut-être que cela explique la présence de 21 personnes de Rio Tinto identifiées au registre des lobbyistes de 4 lobbyistes enregistrés pour l’Association de l’aluminium du Canada.» (p.86)

 

Cela juste à Québec, bien sûr. Les auteurs ne mentionnent pas ce qu’il en est à Ottawa. Il y en aurait plus de 7000 dans la capitale fédérale de ces influenceurs. Ces gens ne sont pas là pour regarder le train passer comme on dit. 

 

SITUATION

 

Myriam Potvin et Jacques Dubuc détaillent les activités de l’entreprise avec une foule de chiffres et de tableaux qui nous rendent le tout très clair et compréhensible. En plus, nous apprenons, grâce à leurs recherches, que Rio Tinto paie très peu d’impôts, même si la grande partie de son aluminium est produite au Québec. Seulement 4,1 pour cent de ses impôts mondiaux se retrouvent dans les coffres du gouvernement et des municipalités.

Des constats troublants, des preuves irréfutables qui démontrent que cette société ne respecte pas ses engagements. C’est choquant pour employer un terme poli et c’est tout aussi inquiétant de voir le laisser-aller de nos élus face aux manœuvres dilatoires de cette multinationale. Surtout que le Saguenay-Lac-Saint-Jean est terriblement dépendant de cette compagnie.

L’essai de Myriam Potvin et de Jacques Dubuc explique certainement le mécontentement des citoyens du Lac-Saint-Jean devant la façon de l’entreprise de gérer le niveau des eaux du lac, le cailloutage des rives qui a causé d’énormes problèmes et des changements écologiques importants. Surtout en utilisant des matériaux qui n’ont rien à voir avec le sable des origines pour recharger les berges. Je pense surtout à la catastrophe de la sortie de la Belle rivière à Saint-Gédéon et des interventions qui ont modifié tout le système riverain à Saint-Henri-de-Taillon. Des secteurs vont disparaître bientôt sous les effets de l’érosion.

Un essai important, un livre de référence que tous les élus devraient avoir dans leurs dossiers quand ils rencontrent les représentants de cette multinationale pour le renouvellement des ententes. Un ouvrage très documenté, précis, qui illustre parfaitement une situation intolérable qui semble devenir une manière de faire et de se comporter dans la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean par Rio Tinto avec l’aval des responsables politiques.

 

POTVIN MYRIAM-DUBUC JACQUES : «L’exploitation de notre eau par Rio Tinto», Éditions Somme toute, Montréal, 136 pages, 21,95 $

 https://editionssommetoute.com/livre/exploitation-de-notre-eau-par-rio-tinto/

jeudi 12 juin 2025

VICTOR-LÉVY BEAULIEU L'INMOURABLE

VICTOR-LÉVY BEAULIEU est mort dans son sommeil, tout doucement, semble-t-il. Que j’ai du mal avec ces mots! Mon ami Victor-Lévy était «inmourable», comme l’écrit Gérard Bouchard dans «Mistouk». Et je me tourne aussi vers Larry Tremblay qui, en parlant du décès de Claude Poissant, affirme : «Comme si on m’arrachait un morceau de moi». Qu’il a raison! C’est tout un pan de ma vie qui disparaît. On me prend plutôt tout mon parcours de «souffleur de mots». Victor-Lévy Beaulieu, c’est ma réalité d’écrivain depuis plus de cinquante ans.

 

C’est avec lui que j’ai fait mon entrée en littérature en 1971. C’est dire que nous nous croisions depuis plus de cinquante ans. Il a été mon premier éditeur, celui qui, pour la première fois, acceptait les poésies de «l’Octobre des Indiens». Il est devenu alors un ami que je ne voyais pas souvent. Nous étions tous les deux des sauvages qui ne renchaussaient pas beaucoup leurs connivences. On se laissait porter par les événements et les circonstances et, quand nous nous retrouvions, le temps se défaisait. Comme si nous nous étions quittés la veille. 

Je n’oublierai jamais ce petit bureau des Éditions du Jour, rue Saint-Denis à Montréal, en 1971. J’étais là, intimidé, aux côtés de Raoul Duguay, qui ratifiait aussi un contrat pour «Lapôkalipso». Ce dernier lisait tous les articles avec l’attention d’un archéologue qui fouille son petit coin de recherche. Moi, j’aurais signé n’importe quoi, les yeux fermés. Avoir mon nom sur la page couverture d’un livre, c’était prouver à tous que j’étais vivant.

 Grâce à lui, je devenais un «pousseux de crayon», comme répétait mon père, et un poète. J’avais un morceau de papier pour me rassurer, moi qui ai pris tant de temps à me dire écrivain. Il a fallu que je publie cinq ou six titres avant d’utiliser l'épithète. Comme si je me sentais coupable, comme si je trahissais la lignée des hommes de ma famille qui étaient des forestiers de génération en génération, des travailleurs qui se méfiaient des mots écrits et des livres, des hommes qui misaient tout sur leur force physique et qui savaient transcender leur misère par l’exagération et les rires. 

 

ORIGINES

 

Victor-Lévy Beaulieu était d’une région comme moi, de ces terres peu productives où nos ancêtres se sont désâmés, de la forêt et des champs où nous étions plus à l’aise que sur les trottoirs de la rue Papineau. Nous n’avions pas la crainte des arbres que Louis Hémon décrit si bien dans «Maria Chapdelaine». 

Et il a également publié «Anna-Belle», un an plus tard, avant les grandes marées qui ont secoué les Éditions du Jour. Je l’ai retrouvé chez VLB Éditeur avec «La mort d’Alexandre», un roman qu’il a accepté tout de suite en me demandant une seule chose : «Vas-tu le régler le problème de ton père?» Ce fut assez pour que je retravaille toute la dernière partie du texte. Je pensais bien que nous allions nous suivre toute la vie après ça, mais le monde de l’édition est fragile et plutôt imprévisible. La venue de Jacques Lanctôt dans la maison VLB devait tout changer aussi.

J’ai vite pris l’habitude d’aller le visiter dans son beau refuge des Trois-Pistoles, de la paroisse Notre-Dame-des-Neiges, comme il disait pour marquer sa dissidence après les différends qu’il avait eus avec le conseil municipal de Trois-Pistoles. Nous arrivions chez lui, Danielle et moi, pour deux ou trois jours, avions une chambre qui donnait sur le fleuve et les montagnes de Charlevoix, de l’autre côté du Saint-Laurent. 

Le vaste terrain qui déboulait jusqu’au fleuve pouvait satisfaire son goût pour les arbres, les plantes et les bêtes. Le champ descendait doucement vers la voie ferrée qui établissait une frontière entre son domaine et l’eau. 

C’était la seule façon de le rencontrer parce qu’il ne répondait à peu près jamais à mes appels ou encore aux courriels quand c’est devenu la mode. Parfois, il me faisait la surprise de décrocher et s’amusait de ma réaction. Je pense qu’il aimait se faire un peu rare et être courtisé. Et, il y avait certainement un tas de gens qui voulaient lui parler, lui proposer des projets sans compter les hurluberlus qu’il attirait et qui se prenaient pour les nouveaux sauveurs du Québec. Il était une référence après tout et devait se protéger.

 

SÉJOUR

 

J’ai toujours adoré l’ancien manoir French qu’il avait rénové et qui était cerné par les arbres, des lilas, et d’autres espèces qu’il avait choisies et plantées de ses mains. Avec les années, ça ferait une véritable muraille végétale entre la route et cette grande maison où flottait un drapeau de pirate qui tenait tête à tous les vents qui montaient du fleuve. 

Le chien prenait le temps de japper tout son saoul. C’était un rituel que d’être accepté par le chien de Victor qui a changé selon les années et les aléas de la vie canine. Jamais je ne l’ai entendu lever la voix contre l’animal. C’est lors de l’un de ses séjours qu’il m’a fait l’honneur de me demander de participer à la si belle collection «Écrire». Cela donnerait «Souffleur de mots». Plus tard, il serait le seul à vouloir de mon «Réflexe d’Adam».

Nous avions un même amour pour les histoires et les livres, bien sûr, mais aussi celle des arbres et des arbustes, des fleurs et des champs d’herbes sauvages et de tout ce qui s’envole, bondit et rampe. J’avais du mal pourtant à partager sa fascination pour les voitures anciennes, particulièrement pour la Cadillac décapotable «aux ailerons lumineux» dont il était si fier. Tout comme sa passion pour les quilles. Il jouait dans une ligue de Trois-Pistoles et participait aux tournois de fin de saison. En retour, il se demandait pourquoi je perdais mon temps à courir le marathon.

Il avait creusé un étang plus bas pour les canards qui le suivaient quand il arpentait ses terres. Il devenait Moïse guidant sa famille de volatiles. Il y avait aussi l’enclos des chèvres et du bouc Will (un hommage à William Shakespeare) et d’autres bêtes qu’il nourrissait avec plaisir et attention et qui entraient parfois dans la cuisine. Et je ne compte pas les innombrables générations de chats qui hantaient les environs et les étages de la maison. 

 

LES FRAISES

 

C’était souvent le temps des fraises lors de notre arrivée. Il préparait ses confitures et la maison devenait un pain de sucre. Il parlait, plaisantait tout en remuant le contenu de sa grande marmite. Et il racontait des anecdotes. Un admirateur habillé comme son Junior de «L’héritage» était débarqué un matin avec sa caisse de bière pour s'installer sur la galerie. Ou encore cette femme «un peu fêlée du chaudron» qui le talonnait l’été et qui se faufilait dans sa Cadillac «aux ailerons lumineux» pour se faire une petite place dans sa vie, peut-être.

Il connaissait tous les écrivains et écrivaines et pouvait être intarissable. Ou bien, il racontait des moments de son enfance, la terrible rupture qu’avait été pour lui le départ du rang Rallonge et de migrer avec toute la tribu des Beaulieu dans le grand Morial-Mort. Sa peine de devoir abandonner ses champs et la rivière, les bêtes qu’il soignait déjà avec passion. Il n’avait guère plus de seize ans quand il quittait Montréal sur son vieux vélo pour revenir sur les lieux de ses origines, pour bivouaquer et satisfaire son besoin d’espace, de silence, et de respirer à la largeur du fleuve. 

Je lui racontais mes étés dans la forêt, dans un camp que mes parents avaient habité le temps de croire qu’ils fonderaient une nouvelle paroisse au nord de La Doré. Mon bonheur au milieu des cyprès, de surprendre l’ours et l’orignal, ou encore le loup-cervier qui se faisait si rare, et du plaisir aussi de se baigner dans le lac Pémonka aux eaux transparentes. Nous avions un même univers. J’avais la rivière Ashuapmushuan et lui la Boisbouscache.

Le matin, quand le soleil était juste assez haut, nous partions dans sa grande Cadillac «aux ailerons lumineux» et j’avais l’impression d’accompagner un Seigneur sur ses terres. Il nous présentait le pays par les chemins peu fréquentés, des boisés et les lieux qui portaient ses romans, des endroits où des scènes de «L’héritage» avaient été tournées. 

Et brusquement, il freinait. 

Un cheval, le nez sur la clôture, les yeux masqués par une longue crinière, ne bougeait pas. Il ramassait une pomme et s’approchait en parlant tout bas. Je suis convaincu qu’il faisait ça souvent et que l’animal l’attendait. La bête croquait la pomme et Victor-Lévy le caressait de sa main gauche, celle de l’écriture pour montrer toute l’importance qu’il accordait à ce contact. Il adorait les chevaux et en a fait une scène inoubliable de son téléroman «L’héritage». Il savait leur parler. Peut-être un don de son grand-père forgeron et de toute cette lignée d’hommes qui vivaient avec les chevaux sur les terres et dans la forêt. 

 

LE MONDE DE VLB

 

Il nous entraînait dans «Le grenier d’Albertine» au cœur de Trois-Pistoles où il avait toujours quelque chose à régler. C’était le centre palpitant du village. Le lieu servait de restaurant, avec le musée tout à côté où l’on pouvait visionner des épisodes de ses téléromans, se pencher sur les dialogues de «L’héritage». Il avait noirci plus de 10000 pages de sa main gauche. Des photos et des artefacts qui nous expliquaient ses travaux. Il écrivait sur de grandes feuilles de notaire, une écriture un peu étrange que je qualifiais de gothique. Ça le faisait sourire. Même en écriture, il avait besoin d’espace et de respirer l’air du large. Il y avait aussi «Le caveau», où un nouveau texte de lui était présenté chaque été, du vrai théâtre qui ne cherchait pas juste à accumuler les rires. J’y ai vu de belles productions. Et «Le bric-à-brac de l’Homme cheval», que l’un de ses frères tenait. 

On pouvait passer la journée en compagnie de son œuvre et de son univers unique. J’y ai croisé là des écrivains et le comédien Gilles Pelletier, qui était le Xavier Galarneau irascible de «L’héritage». C’était un lieu magique pour moi qui m’intéresse autant à la manière d’écrire qu’aux ouvrages que l’on trouve dans les librairies et les bibliothèques. 

Et que dire de sa fabuleuse mémoire qui lui servait si bien dans ses livres-hommages (Melville, Joyce, Hugo, Kérouac, Nietzsche)? Des textes qu’il ruminait pendant des années, parfois des décennies, comme ceux de Nietzsche. Il finissait par les connaître par cœur presque. Il lisait et relisait ses écrivains favoris jusqu’à les ingurgiter. Il ne prenait jamais de notes et, quand il avait toutes les écritures d’un écrivain en mémoire, il pouvait se lancer et voguer sur la mer océane tout en s’y installant pour dialoguer avec eux d’égal à égal. Une approche peu commune qui tenait plus de l’immersion que de la reptation studieuse, du parcours de la baleine blanche de Melville qui ne craignait pas les profondeurs. 

Et quel lecteur formidable

J’aimais sa maison pleine de livres du Québec et d’ailleurs. Il était un peu triste d’avoir perdu toute la collection publiée aux Éditions du Jour dans un déménagement. C’est le seul regret que je l’ai entendu formuler. 

Tout doit être encore là sur les étages et dans les chambres ou dans sa salle de travail avec ses grandes tables. Il y avait celle où il écrivait ses livres personnels (la table de pommier), la table de l’éditeur et celle des lectures et des manuscrits. Il allait de l’une à l’autre selon les moments du jour. Dormant peu, il pouvait besogner vingt heures par jour. 

 

INVITATION

 

Il était venu à Chicoutimi avec son groupe de l’Aurore pour rencontrer les étudiants du cégep. J’étais alors jeune journaliste et je l’avais suivi pour décrire ce qu’il tentait de faire auprès de ces jeunes. C’est pendant ce séjour qu’il a fait la connaissance de Samek, une magnifique Innue qui jouait de la guitare et chantait. Il en ferait un personnage, Samm, qui hanterait ses livres à venir et qui serait sa première lectrice. Elle sera la seule à entendre la voix du narrateur dans «666 Friedrich Nietzshe».

Je l’ai souvent invité à participer à des événements que nous organisions pour le Salon du livre ou encore pour l’Association des écrivains de la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean. 

Je me souviens particulièrement d’un gala du livre. Oui, nous avons eu cela au Saguenay pendant quelques années. Un vrai gala avec des écrivains et des lecteurs, des prix littéraires qui sont accordés maintenant lors du Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean. C’était la fête et le président d’honneur animait la soirée avec mon ami Richard Boivin. 

Pour le gala, les invités de marque portaient un Toxedo que nous louions. Ce fut un spectacle de voir Victor-Lévy en Toxedo, avec son chapeau et sa pipe. Et, bien sûr, ses espadrilles un peu usées. Que de rigolades!  

Victor-Lévy Beaulieu aimait rire, plaisanter. Il racontait comment il faisait trébucher Jean-Louis Millette, alias Philippe Couture dans «L’héritage», en modifiant l’ordre des mots de ses réparties.  

Lors de ces séjours, il s’installait à la maison et ne manquait pas d’attirer la curiosité des voisins qui suivaient ses téléromans. Nous partagions un amour pour le hockey et étions de vrais partisans des Nordiques. 

Il avait aussi la fâcheuse habitude de se désister au dernier moment, un cauchemar pour les organisateurs, compromettant souvent l’événement. Ce qu’il m’a fait rager. Assez pour ne plus l’inviter, ce qui faisait bien son affaire, j’en suis certain. 

 

LE MONDE SANS LUI

 

Nous avions le même âge. Lui est né en septembre 1945 et moi, en février 1946. Nous avions peut-être un lointain lien de parenté. Sa mère était une Bélanger, et ma mère, Aline, était aussi une Bélanger. 

Il a été plutôt discret ces dernières années, son corps étant usé. Il ne sortait plus de sa maison et n’arrivait plus à noircir ses grandes feuilles de notaire. Il avait tout mis dans «666 Friedrich Nietzsche», son testament où le narrateur (lui-même) se retire dans une sorte de village utopique faute d’avoir un pays à soi. Il avait pris tout le Québec sur ses épaules et le poids a fini par lui briser les reins. 

Il se confie à Samm.

C’était inévitable. 

J’étais fasciné par cet insomniaque qui travaillait sans arrêt et qui occupait toutes les sphères de la société, suivant en cela les assertions de «Monsieur de Voltaire». Il me reste ses livres. Une bibliothèque presque. Tous ces ouvrages qu’il préparait avec tant de soin. Il adorait les beaux livres, les éditions rares. J’affectionne la première mouture de «Monsieur Melville», les trois tomes publiés chez VLB Éditeur, les illustrations et les motifs. Magnifique, tout simplement, avec la petite baleine comme rappel de sa quête. Et aussi ce personnage de Goulatromba qu’il a croisé dans les dessins de Victor Hugo.

Les médias parlent beaucoup de son œuvre gigantesque, de sa place, de son immense amour du Québec qu’il ne manquait pas de rabrouer souvent. Il est vrai que les hésitations des Québécois lors des deux référendums le désespéraient. Je pense à sa peine quand Jacques Parizeau est mort. C’était un homme à sa mesure qu’il aimait profondément. «L’homme de la plus haute autorité», disait-il. Comme si le politique et la culture se rencontraient avec lui et le grand Jacques, qui se faisait un devoir de lui rendre visite à Trois-Pistoles pendant l’été. 

Je garde surtout sa complicité, son empathie, ses impatiences devant le peu d’envergure et d’ambitions de nos contemporains, de cette peur qui nous empêche d’entreprendre la plus folle des aventures, soit celle de se donner un pays. Son amour pour les écrivains, les récits étranges qui font de son «Manuel de la petite littérature du Québec» un bijou. 

Allez mon ami Victor. Je suis triste et en même temps serein. J’ai tous tes livres pour naviguer encore sur la mer océane de toutes tes inventions, celles des pays les plus lointains et celles de «ce pays qui n’est toujours pas un pays».