« LE MARDI 30 OCTOBRE
2017, il m’est arrivé un accident : l’éclosion brutale d’une fleur de sang
dans mon cerveau. » Que voilà une belle manière de dire, pour l’écrivain et
enseignant Michaël La Chance, qu’il a vécu un accident cérébral, un AVC
autrement dit. Un peu de sang et toutes les fonctions cognitives s’enrayent. Comme
si le cerveau perdait ses balises et n’arrivait plus à se situer dans l’espace,
à composer avec une certaine réalité. J’imagine que pas un cas n’est semblable
et que chaque individu réagit différemment après un accident vasculaire
cérébral. Michaël La Chance a vécu ce « dérèglement de tous les sens » et pour
un intellectuel, c’est la pire chose qu’il puisse ressentir dans son corps et
son esprit. Dans Une épine empourprée,
l’écrivain témoigne de cette expérience cognitive et sensitive unique.
Un poète, par réflexe, devant une
maladie ou un traumatisme crânien, tente de se guérir par les mots. Un sportif le
fera en bougeant et en se lançant dans des exercices où le corps trouve des repères.
Le penseur, le philosophe, après un AVC, ne peut que s’aventurer sur la glace
mince des idées pour retrouver son regard et son entente avec le monde qui l'entoure.
La vision n’est plus la même. Les
mots font le dos rond, pire, deviennent des corps opaques ou transparents. Les gens
autour bougent dans une autre dimension, surtout au moment où Michaël La Chance
fait son entrée à l’hôpital de Chicoutimi. Étrangement, il a la sensation
physique de respirer dans le poème de Parménide, comme s’il était le texte, ou qu’il
plongeait dans un tableau qu’il a examiné des centaines de fois.
Soudain je regardais les choses
comme une énigme, les êtres naturels comme des prodiges. J’étais devenu ma
propre énigme, plus précisément, j’entrevoyais mes facultés, pour peu qu’elles
me permettaient de respirer et de penser, de parler et de marcher, comme des
mécanismes précieux et fragiles. (p.5)
Le monde de l’artiste, ses amours
littéraires et picturales prennent corps dans cet environnement qui lui échappe
et le pousse dans une sorte de bulle où il est le commencement et la fin.
Autre remarque : j’ai vu
l’enfer, c’est un champ de fleurs dont les têtes oscillent dans la brise, mais dont
des racines s’agitent dans une pulsation douloureuse. Vu rétrospectivement,
c’est un miracle que je n’aie pas cédé. Je me suis tourné vers la peinture de
la Renaissance, je me suis appuyé sur le poème de Parménide, comme nous le
verrons, sans doute pour me préserver de l’angoisse. J’ai pu halluciner que
j’entrais dans l’énigme du monde, qu’une révélation métaphysique (de l’Un)
m’était accordée - tout cela pour nier que j’étais diminué, peut-être
handicapé. (p.23)
Expérience singulière que celle-là.
Il s’avance dans l’écrit de Parménide, ce philosophe et poète grec né six
siècles avant Jésus-Christ, le vit de l’intérieur. Le choc est terrible. Des
images le hantent. L’Annonciation de
Sandro Botticelli et le tableau de La
Vierge annoncée de Gérard David. Il plonge dans cette révélation,
vit peut-être un retournement du monde qui le bouscule et le transforme, ce que
sentait et cherchait l’artiste.
Le sens des mots est miné
d’incertitudes et pourtant il n’y a de sens que dans le vertige hypnotique dans
lequel nous entraînent les mots. (p.8)
Tout se mélange. Son entrée à
l’hôpital, les tests, les interventions des infirmières, la présence de la neurologue.
Les scènes se superposent avec ce qu’il a vu des centaines de fois dans les musées.
La vie de Michaël La Chance a toujours été une aventure dans « le chantier des
mots » et des épiphanies devant certaines œuvres d’art.
Ce que fit la neurologue, la Dre
Théodore, qui a pris ma main droite, et qui s’est assise à côté de moi. J’ai
été surpris par la proximité entre son visage et le mien, comme si elle devait
rentrer dans ma bulle pour me rejoindre, son front devait presque toucher le
mien pour me parler, tant j’avais, à ce moment-là, régressé en moi-même. (p.27)
L’espace est envahi, comme si le passé,
le présent et peut-être bien l’avenir se télescopaient dans une ronde étrange
où les frontières deviennent poreuses. Il est à l’hôpital et certainement sous
le soleil de la Méditerranée, encore l’enfant qui s’amusait dans l’eau.
Peut-être aussi qu’il est un compagnon de Parménide ou l’ange qui se courbe
devant la madone qui attendait cet instant depuis toujours.
PERCEPTION
Son ouverture au monde est
perturbée et le cerveau cherche à se situer dans l’espace. Tout le faisceau des
connaissances et des facultés cognitives se mobilise pour saisir une réalité semblable
et différente. Il voit double et arrive mal à garder son équilibre quand il se
redresse. Il tente de suivre une ligne droite, mais il est aspiré par la
courbure du temps.
Mon accident vasculaire me laisse
désorienté, en recherche d’un chemin ; il me laisse disloqué, mais j’apprends à
naviguer ma vie. Je recherche une affirmation plus fondamentale, jusqu’au
moment où j’aperçois que la parole qui dit l’être
participe déjà à ce dernier d’une façon plus profonde et intime qu’elle le
soupçonne. La parole porte une affirmation fondamentale dans son fondement, une
affirmation qui précède toutes les affirmations. (p.51)
Le voilà naufragé
vulnérable et dépendant, conscient qu’il dérive peut-être dans un texte ancien
et dans certaines peintures de la Renaissance. Il vit l’acte de la connaissance
dans toutes les dimensions de son corps, la révélation au moment où l’ange vient
bousculer la vie de la madone. Témoin d’un moment de grâce, vivant le
dévoilement, la mutation, la communion qui happe la conscience et va bien au-delà
des mots.
ÉCOUTE
Michaël La Chance, pendant ces
jours, reste prisonnier de son corps. Il perçoit autrement ce qui a été
conception abstraite et connaissance objective jusqu’à maintenant. Il s’accroche à des mots pour ne
pas être aspiré par le trou noir de sa pensée.
Le poète et philosophe pénètre les
couleurs, entend les conversations des infirmières comme des messages codés
peut-être. Tout prend un autre sens et se dévoile.
Dans l’état halluciné qui était le
mien, que ce soit mes proches ou des soignants, des personnages historiques,
anges ou démons, tous étaient reliés à moi par des degrés de bienveillance. Les
spectres du passé veillaient sur moi autant que les vraies personnes. (p.28)
Il y a quelque chose de l’ordre
de la « vision » dans ce que Michaël La Chance expérimente, dans ce moment de
conscience où la pensée devient palpable. Il est peut-être l’ange annonciateur
ou la madone qui comprend que sa vie se transforme. Il surprend un état qui l’emporte
au-delà des mots et des concepts, du langage et des couloirs de la connaissance. Voilà
que l’AVC devient une expérience passionnante que j’oserais qualifier de quasi
mystique.
Après un accident de cette nature,
la mécanique prend du retard, l’esprit va de l’avant quand le moral est bon. «
Ça ira ! », se dit-on, mais le corps ne suit pas vraiment. On dit « ça va »,
mais on corrige sa trajectoire, on dissimule ses défaillances. Je pose mes
pieds au sol autrement, parce que l’esprit n’est plus un ciel d’idées.
J’abandonne une part de moi-même, une autre part fait preuve d’audace et
pourtant s’effraie de rien. Il y a une part de soi qui a abdiqué, une autre
partie se veut triomphante. (p.72)
Un texte qui bouscule nos façons
de voir et de sentir notre environnement, de respirer et de s’approcher de l’humain
dans ses gestes et ses quêtes. Une occasion de « dévoiler le langage » et des
concepts qui deviennent souvent des « pierres creuses » avec le temps. Surtout,
il trouve une dimension autre aux mots, saisit des tableaux et perçoit les pulsions
des artistes qui vivent une forme de transe dans leur travail.
Un texte physique qui sollicite la
vue, l’ouïe, le toucher et qui fait sauter les verrous de la conscience. Un récit
parfois un peu difficile, mais terriblement émouvant et surtout, un état d’être
qui m’a particulièrement remué. Je suis convaincu que Michaël La Chance ne sera
plus tout à fait l’homme qu’il était après cette expérience. Il a connu une forme
d’illumination et pendant un certain laps de temps, il a pu respirer de l’autre
côté des mots et s’aventurer dans la texture d’un tableau.
Le cerveau, créature bienveillante,
m’a protégé tout au long de ma vie, je lui sais gré, de ne pas m’avoir trop
amoché. Une gratitude que je dois à ceux qui sont dans ma vie, et aussi ceux
qui veillent en moi, car notre vie actuelle nous est prêtée par des morts. Nos
petits dieux bienveillants nous donnent des chances, sans attendre en retour
d’être remerciés. Ils ne demandent que cela, que nous saisissions les chances
qu’ils mettent à notre portée. (p.90)
À lire et relire certainement. Un
récit qui peut devenir un compagnon, comme ces bréviaires qui accompagnaient
quotidiennement les religieux, il n’y a pas si longtemps.
LA
CHANCE MICHAËL, UNE ÉPINE EMPOURPRÉE, Éditions du TRIPTYQUE, 2019, 158 pages, 16,95 $.