MARIE-ANDRÉE
LAMONTAGNE aura mis une quinzaine d’années à explorer l’univers d’Anne Hébert,
cette écrivaine exilée en France pendant trois décennies. Effacée, elle
refusait la plupart du temps les feux de la rampe, travaillant beau temps
mauvais temps jusqu’à la toute fin de sa vie en l’an 2000. La biographe tente
de cerner une romancière et poète qui a marqué les lettres du Québec et
peut-être servi de modèle à ses contemporaines qui ont choisi le dur
métier de secouer les mots, de vivre par le péril de la phrase. Un livre que
j’attendais avec beaucoup d’anxiété, de curiosité aussi, parce qu’Anne Hébert a
accompagné toutes mes aventures de lecture et d’écriture.
François Ricard, dans La littérature malgré tout, affirme qu’il
faut une vie pour compléter une biographie. Il l’a fait bellement avec
l’auteure de Bonheur d’occasion. Gabrielle Roy, une vie reste un ouvrage
incontournable et un modèle du genre. Marie-Andrée Lamontagne n’a pas lésiné
sur les efforts pour arriver à cerner une figure emblématique qui demeure énigmatique.
J’ai lu Anne Hébert dès mon
arrivée en ville en 1965, pour étudier à l’Université de Montréal. Paul
Chamberland, tout jeune professeur, avait mis Le torrent au programme. Je ne savais rien d’elle et ce contact m’a
secoué, découragé presque. J’avais migré pour les livres, bien sûr, mais surtout pour devenir
écrivain. Ce cours était une véritable exploration du texte de
madame Hébert où l’on soupesait chaque phrase, multipliant les sens et les hypothèses.
J’avais l’impression de défaire chaque mot comme une mécanique et de m’avancer
dans un monde qui s’éloignait de plus en plus de l’univers de l'écrivaine et de
ses personnages. Comme si on fouillait dans les entrailles d’un être vivant
pour en étaler au grand jour les viscères et les organes. Découragé, parce que
je me demandais comment un écrivain pouvait réussir un tel exploit, maîtriser
autant d’éléments. J’ai compris depuis que des chercheurs et certains enseignants
peuvent construire des cathédrales en s’appuyant sur la page d’un roman pour inventer
un monde. Tous finissent par secouer le langage avant tout dans cette
entreprise un peu singulière. J’ai encore mon exemplaire du livre paru en 1964,
dans la collection L’arbre de HMH
éditeur. Toutes les phrases sont soulignées dans cet ouvrage devenu rare. Je
ressens une étrange émotion en le feuilletant, devant certains passages.
FASCINATION
Marie-Andrée Lamontagne a
toujours été fascinée par Anne Hébert, la femme discrète, qui
semblait connaître le succès en France, ce pays qui faisait rêver tout le monde
à une certaine époque. Je suis de la génération qui a mis fin à cette
vénération et qui a refusé de s’exiler ou de chercher à devenir un écrivain français.
Il n’y a peut-être que Dany Laferrière pour avoir voulu récemment se faire
adouber par l’Académie française.
Une femme discrète que madame
Hébert, tout comme Gabrielle Roy et Marie-Claire Blais. Je savais qu’elle avait
grandi dans une famille où la maladie était là comme une fatalité. La
tuberculose a suivi son père qui a développé une véritable psychose, craignant
de contaminer ses enfants. Résultats : il fera des séjours au sanatorium,
surprotégera sa fille aînée, s’affolant à son moindre rhume ou malaise. Ce sera
le drame quand le médecin croit déceler les symptômes de la maladie chez Anne
Hébert et qu’elle doit prendre une décision terrible.
À la malade, le médecin donne le
choix : une opération aux poumons ou le grand repos. Elle choisit le grand
repos. En l’occurrence, deux ans complets à garder la chambre, suivis de trois
autres confinée à la maison, à fuir les courants d’air, la fatigue, les
nourritures lourdes ou épicées, les émotions fortes : administré à une
jeune femme au début de la vingtaine, un tel remède n’est rien d’autre qu’une
descente au tombeau. (p.96)
Comme si on lui avait enlevé sa
jeunesse et ses plus belles années. Cet isolement explique peut-être pourquoi
Anne Hébert restera la timide et la discrète malgré sa grande beauté qui attirait
tous les regards, envoûtait presque ceux qui l’approchaient. Étrange que
Marie-Claire Blais, une autre magnifique écrivaine qui mériterait certainement une
biographie, soit également d’une retenue exemplaire. Elle aussi s’est toujours
sentie mal dans le monde ou lors de ces rencontres où l’on s’attarde à son
œuvre et ses publications. Tout comme Gabrielle Roy qui refusait de se
présenter dans les salons du livre et les manifestations littéraires.
PUBLICATIONS
Très tôt, Anne Hébert est en
contact avec l’écriture. Son père entretient des velléités de poète en plus de rédiger
des critiques pour différentes revues de l’époque. Maurice Hébert est un nom
connu dans le milieu littéraire alors et s’impose dans les médias tout en
continuant son travail au gouvernement du Québec. La jeune Anne s’amuse d’abord
à inventer des contes et de courtes saynètes qu’elle joue dans les rencontres
familiales, des textes qui font applaudir son père qui ne rate jamais une
occasion de vanter le talent de sa fille, qui fait tout pour qu’elle publie
grâce à ses contacts.
Pendant ces mêmes années 1930, Anne
Hébert commence à écrire, non pas des poèmes - les vers mièvres qu’elle lit
dans les journaux et les revues ne lui donnent guère envie de pratiquer le
genre -, plutôt des impressions, dira-t-elle. Les fleurs du jardin, les graines
enfouies dans la terre, la beauté qui en sortira, ce genre de choses.
Cependant, au sujet de ces « impressions », le père a tranché : ce sont
bel et bien des poèmes. Avec une fierté légitime, comme d’autres montrent les
photos de leurs enfants, il les sort de la poche de sa veste pour en faire la
lecture à son interlocuteur du moment. (p.68)
Une chance, peut-être, un
terrible fardeau aussi. Le père cherchant certainement à vivre par sa fille la
carrière qu’il n’a pu avoir.
Une existence sur la pointe des
pieds, une éducation scolaire en dents de scie. La jeune Anne est retirée
souvent de l’école à cause de ses maux et ses maladies. Une vie en marge, de
solitude, des étés à Sainte-Catherine, le domaine familial, la présence de
Saint-Denys Garneau qui peint et écrit. Sa mort subite traumatisera tout le
monde.
Certains chroniqueurs ont
fantasmé sur les relations entre ces cousins qui étaient fascinés par la poésie
et les mots. Marie-Andrée Lamontagne met rapidement les choses au clair. Ils se
sont croisés, ont discuté parfois, mais la timidité d’Anne faisait qu’ils ont
eu peu de contacts. L’amour de jeunesse romantique, la complicité des âmes sont
de belles inventions. La différence d’âge a joué aussi, certainement.
Anne Hébert sera une autodidacte qui
se forme l’esprit par la lecture, échappant ainsi aux balises du cours
classique qui était à peu près la seule voie alors.
Elle s’éloignera de sa famille à
la fin de la vingtaine, après sa longue réclusion. Il y aura d’abord un travail
à l’Office national du film à Ottawa où elle écrit des textes qui accompagnent certains
documentaires.
Son désir de partir en France
n’est certainement pas étranger à la volonté d’échapper à l’étouffement du clan
Hébert, à cette maladie obsédante qui coupe régulièrement les élans de son père.
Sa mère aussi qui s’est enfermée dans la solitude de la maison familiale, peut-être
déçue par sa vie difficile, elle qui venait d’un milieu qui n’avait pas trop à
se préoccuper des contingences du quotidien.
LA FRANCE
Voici donc Anne Hébert en France,
avec une bourse du gouvernement, devant organiser son quotidien, vivant dans
des pensions où elle ne s’accorde que le nécessaire, écrivant, lisant en
recluse. Ce sera l’histoire de sa vie. Il n’y aura pas d’écarts malgré les
succès et une certaine aisance financière qui en résultera. Ce qui importe pour
elle, c’est le travail au jour le jour, le roman en chantier ou le poème. La vie
d’un écrivain, on l’oublie souvent, est constituée de gestes cent fois repris. Les
prétentions de certains prestidigitateurs comme Jack Kerouac ont fait croire le
contraire, créant de véritables mythes. Anne Hébert restera une femme discrète,
frugale dans ses besoins, de peu d’éclats et de travail. Elle vivra dans le
même quartier de Paris pendant une trentaine d’années, séjournera à Menton pour
des vacances, profiter du soleil et se reposer dans une même pension. Sa vie
tournera autour de certains lieux malgré les voyages, les allers et les retours
entre le Québec et la France pour la famille et les exigences de son métier.
Une vie simple, de petits bonheurs, de sourires et de rencontres avec des amies
qui lui seront fidèles jusqu’à la fin.
Monique Bosco deviendra une
véritable cerbère, faisant tout pour l’aider, la protéger et la mettre en
évidence. Tout comme Jeanne Lapointe, cette battante féministe avant l’heure,
enseignante à l’Université Laval qui lui ouvrira bien des portes, lui permettant
d’avoir des bourses et des prix. Disons que l’auteure, malgré sa discrétion, a
été bien entourée et protégée.
Elle aura eu de la chance malgré
tout. Son père d’abord qui a tout fait pour propager ses publications, ses proches
qui font des démarches pour qu’elle obtienne un travail à l’Office national du
film. Des amitiés indéfectibles qui seront le ciment de la vie d’Anne Hébert.
Sa correspondance avec son frère Pierre en témoigne. Des lettres qu’ils
s’écriront pendant des décennies.
TRAVAIL
Anne Hébert vit pour écrire et
toutes ses journées tournent autour de cette tâche. Le travail, les doutes, les
hésitations, les recommencements, parce qu’elle n’est que rarement satisfaite.
La forme recherchée ne se laisse pas facilement trouver. Ce sera une patiente
et le texte n’arrive jamais en claquant des doigts. Marie-Andrée Lamontagne le
démontre parfaitement dans son ouvrage respectueux.
Quand elle en a assez d’être à sa
table de travail, elle va au théâtre ou au concert avec des connaissances et
des amis canadiens ou encore elle retrouve sa nouvelle camarade Hélène Cimon,
qu’elle voit une ou deux fois par semaine, depuis qu’elles ont fait
connaissance, au bistrot, au sein d’un groupe d’expatriés canadiens. (p.204)
Un travail exigeant où elle se
retrouve souvent au bord de l’épuisement. Heureusement, il y a l’amour qu’elle
découvrira tardivement avec Roger Mame, un homme à qui elle sera fidèle malgré
leurs différences. En amour comme en amitié, madame Hébert garde ses distances,
protège sa vie personnelle, ses espaces pour mener à bien ses projets.
L’écriture reste la seule et grande entreprise de sa vie, même si elle aurait
aimé avoir des enfants.
Elle connaîtra un beau succès et
deviendra une vedette de la littérature au Québec. En France, c’est autre
chose. Malgré certaines récompenses importantes, ce sera toujours un nom un peu
en marge des feux de l’actualité et des figures qui se disputent les prix
convoités. Une existence simple, faite de bonheurs ordinaires, de grandes
amitiés, de belles fidélités et de déceptions bien sûr. La vie est faite de
tout ça.
Après avoir parcouru les
centaines de pages de Marie-Andrée Lamontagne, avoir suivi l’écrivaine pas à
pas comme le fait sa biographe qui nous entraîne dans son petit appartement un
peu austère, près de ses chats qu’elle adore, je me sens un peu étrange. La
grande préoccupation restera sa famille, la maladie de son père et de sa mère,
la santé mentale de son frère Jean. Elle garde ses distances malgré tout parce
qu’elle sait qu’elle peut être happée par ses proches.
Je n’éprouve pas l’excitation
ressentie après avoir lu la biographie de Pierre Nepveu portant sur Gaston
Miron ou encore le travail de François Ricard qui cerne si bien Gabrielle Roy. C’est
certainement à cause de la charmante et séduisante Anne Hébert, sa discrétion
et les distances qu’elle maintient avec tout le monde, sauf ses amies intimes.
Pas de frasques, de grands bouleversements, de déchirements et d’amours qui
retournent le corps et l’âme. C’était une évidence, dès l’enfance, que la
petite Anne était fascinée par les mots, les histoires qu’elle inventait pour agrémenter
les rencontres familiales et que ce sera ce qui donnera sens à sa vie.
Un travail impressionnant que
celui de Marie-Andrée Lamontagne qui a dû souvent utiliser le piolet,
j’imagine, pour se faufiler dans l’intimité de cette écrivaine, franchir les obstacles
érigés par ses amies. Anne Hébert n’a cessé de se dérober et sa discrétion, sa
présence silencieuse, ses confidences du bout des lèvres lors des entrevues, ont
créé une muraille difficile à percer.
Il reste que Marie-Andrée
Lamontagne dresse un formidable portrait d’une époque, d’une famille particulière,
d’une vocation comme on disait alors. Cette figure importante de notre univers
littéraire a donné des personnages romanesques inoubliables. Que ce soit dans Le Torrent, Kamouraska ou les Fous de Bassan,
Anne Hébert a marqué notre imaginaire. Il fallait ce travail patient, acharné
pour s’approcher sur la pointe des pieds de la femme farouche. Madame
Lamontagne réussit cet exploit.
LAMONTAGNE
MARIE-ANDRÉE, ANNE HÉBERT, VIVRE POUR ÉCRIRE, Éditions du BORÉAL, 2019, 504 pages, 39,95 $.