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lundi 26 décembre 2011

Andrée Laurier nous entraîne dans le rêve

Quand j’aborde un texte d’Andrée Laurier, je sais que je prends le risque de perdre mes repères. Encore une fois, je me suis laisser entraîner par les phrases voluptueuses de cette écrivaine. Dans «Avant les sables», elles viennent comme les belles déferlantes des marées d’automne qui sont souvent dangereuses. Encore un monde feutré, en marge du temps. J’avoue avoir résisté un peu, être revenu sur mes pas pour trouver une direction.


«De son appartement, elle les avait souvent regardés à la verrière du café en face de chez elle. Ils étaient experts en attente; s’asseyaient parfois à la même table, mais ne semblaient jamais se parler. Le jeune homme se nommerait Yacek et la jeune femme, Alba. Il était brun, grand, fuselé; elle, miel, fine et vive.» (p.7)
Myriam, une beauté qui effarouche les hommes, vit en marge de la société et de son époque. Vivre est un bien grand mot. Affligée par la grâce et la délicatesse, elle s’étiole comme une chenille dans son alcôve. Cette belle au bois dormant attire Yacek et Alba. Ils se faufileront dans son appartement et s’installeront dans sa vie. Il faudra plus qu’un baiser cependant pour réveiller celle qui se meurt peu à peu.
«Alba ne comprit pas d’abord. Mais saisit l’album et le tint, puis l’ouvrit. Myriam, à côté d’elle, se tut, regarda ce qui était sur les genoux d’Alba. Voir l’album importait. Plus que la conversation. Avoir Myriam si près d’elle était inhabituel, un peu inconfortable. Normalement, son hôtesse s’asseyait en face, et jamais aussi près, même pas pour le café, dont elle ne sirotait qu’un fond de tasse, d’ailleurs. Il fallait que Myriam aussi trouve des clés pour survivre. Et l’une des premières était la ciselante, l’aveuglante étendue de ce qu’elle aimerait maintenant.» (p.16)

Triangle

Alba partage les lieux avec Myriam et Yacek y débarque à tous les jours. Un triangle se forme où chacun se cherche, s’attire et se repousse.
«Le buste penché de Myriam B. Gers, sur sa peau un fin tissu crème, le sang perlant à sa gorge, son front vers Alba: c’est l’image que devait retenir Yacek de sa seconde et brève visite. L’instant après la larme. Six minutes quinze après le chat du voisin. Quand Myriam tentait de préserver sa camisole. Yacek vit cet instant tarabiscoté arriver entre les deux femmes, ravala sa salive, resta immobile. Il ne voulut pas défaire ce moment dont il se croyait un peu à l’origine, par respect pour la pudeur qui entourait le mouvement des femmes se libérant de griffes; il se contenta de l’image qui l’accompagnerait jusque dans la nuit et il partit en laissant tourner son offrande au salon, des violons tsiganes sur un disque de vinyle rutilant. Les trois n’échangèrent pas un mot.» (p.35)
Ils se respirent d’abord, se sentent et s’effleurent. Myriam aspirée par la mort ne quitte plus sa chambre. Alba et Yacek finiront par l’arracher au gouffre. La belle reprend vie et savoure le temps perdu. Elle a tout à apprendre. L’aventure, le voyage, la découverte et tout ce qui fait la vie.
Le trio, après une période d’osmose et d’amour, se disloque. Myriam part pour le lointain tout en gardant un lien avec ceux qui ont réussi à la ramener à la vie. Elle ne peut les oublier mais doit risquer, expérimenter pour être et aimer. Alba et Yacek se replient dans l’attente, prisonniers à leur tour de cette absence.

Sensualité
 
Touchers, regards, caresses lentes et douces. Voilà un texte d’une belle sensualité.
Une écriture suggestive qui ouvre un univers proche du conte que nous connaissons pour le transformer. Cette femme étrange qu’est Myriam vit comme les fleurs en pots que le manque de lumière et d’eau dessèche. Il faut la complicité, la camaraderie, le partage et la fusion pour l’arracher au mythe qui tue.
On y retrouve la fascination d’Andrée Laurier pour le voyage qui marque ses œuvres, l’attrait du désert qui porte «Mer intérieure», un magnifique roman. Les pays où le sable esquisse le possible et titille l’imaginaire fascine cette écrivaine.
Suivre Madame Laurier, c’est vivre une aventure qui vous plonge souvent dans les volutes du rêve. Tout risquer comme dans son roman «Le romanef» qui vous entraîne sur un navire qui n’arrive plus à trouver son port d’attache.

«Avant les sables» d’Andrée Laurier est paru chez Lévesque Éditeur.

http://www.levesqueediteur.com/laurier.php

lundi 19 décembre 2011

Edem Awumey plonge dans l’envers du monde

J’attendais ce roman d’Edem Awumey avec impatience. «Les pieds sales», paru en 2009, m’avait profondément perturbé. Une chronique d’errance, de désespoir que vivent ceux qui quittent leur pays d’Afrique pour se retrouver en Europe, sans papier, sans identité, à la merci de tous les prédateurs. L’écrivain revient avec «Rose déluge», un roman terrible.

Somba entend tenir sa promesse faite à sa tante de ramener ses restes en Louisiane où elle a toujours rêvé de migrer. C’était sa folie, sa façon d’oublier peut-être la réalité de tous à Lomé, la capitale du Togo où l’auteur est né.
Le rêve de l’Amérique a habité l’enfance du jeune homme. Il était fasciné par ces grands bateaux mystérieux qui accostaient et sur lesquels disparaissaient des hommes et des femmes. Il partira et vivra les fantasmes de sa tante en emportant ses ongles et ses cheveux pour les enterrer dans un cimetière louisianais. Symboliquement les cheveux et les ongles sont censés conservés des liens avec l’individu, même au-delà de la mort.
«Une fois arrivé tu pourras te reposer un moment chez moi, rue Champlain, dans le Vieux-Hull, réfléchir à ce que tu veux faire, et, de toute façon, t’as plus personne à Lomé… Maintenant que Tante Rose n’est plus, tu dois penser à toi. Tu pourrais trouver à faire au Québec même si c’est pas donné quand t’as aucun papier. Mais on peut toujours voir…» Ensuite nous nous étions mis à réfléchir à la question du coffret encombrant et de son contenu, Élom avait dit qu’il fallait trouver le moyen de passer avec sans accroc aux douanes, surtout les canadiennes qui pouvaient regarder dans vos reliques à la loupe…» (p.23)

Rencontre

Sambo se retrouve au Québec avec un faux passeport. Comment se rendre en Louisiane sans attirer l’attention sur ce coffret, surtout après le onze septembre 2001.
Il croise Louise dans la gare d’autobus, une fille qui rêve de danse et de New York. Deux éclopés faits l’un pour l’autre. Ils se retrouvent dans un lit et c’est la jubilation des corps, les souvenirs qui fusionnent. C’est ainsi que nous découvrons le passé trouble et incroyable des deux amants.
La mère de Louise a été violée en Acadie. Son père a filé dans la nuit après son crime. Fille d’un violeur disparu sans laisser de traces. À Lomé, les enfants se vendaient aux riches visiteurs pour quelques sous. Maya l’albinos, une grande amie de Sambo, qui voulait être noire à tout prix, a été broyée par un gentil Américain.
«… Maya qui n’avait aucune raison d’avoir peur parce que le bruit disait, «Les Américains sont gentils», monta avec lui un soir de tempête, elle avait peut des tempêtes aussi accepta-t-elle la main protectrice de Joe, le hall de l’hôtel sous le regard impassible du réceptionniste et du préposé aux étages, la chambre, le lit fraîchement dressé, et Peace and Love lui effleura les cheveux, son doigt, love, lui caressa le cou, il lui souffla, peace n’aie pas peur, il déboutonna son pantalon, love, ne craint rien qu’il lui dit, peace, elle leva la tête et croisa le regard transfiguré de l’autre et elle comprit  et l’Américain, love, reçut une belle décharge électrique dans la bouche de la petite albinos il lui pressa brutalement la tête contre son bas-ventre peace…
…et au cœur de la nuit il débarqua Maya sur le trottoir, et l’après-midi suivant je la retrouvai couchée devant les entrepôts du marché, le regard vide face à la mer, elle faisait de la fièvre, la robe souillée de sang, au niveau de l’entrejambe, sous la robe contre sa poitrine trois billets de banque roulés…» (p.177)
Des exploités vendus, souillés, éliminés par des prédateurs sans âme. Tante Rose n’en pouvait plus de cette réalité et demandait à son neveu de l’aider à mourir. Ce qu’il fera.

Délire

Louise et Sambo parviendront en Louisiane après bien des difficultés et des délires. Tante Rose aura sa petite place au cimentière. C’est la seule embellie de ce roman qui vous tourne à l’envers.
Texte difficile, insupportable par moment. L’envers du monde, l’exploitation, la misère qui est transcendée par la fuite dans le rêve. Un voyage mythique, une sorte de promesse de paradis perdu à l’envers mais combien bouleversant. L’horreur, mais quel roman! Une puissance remarquable. La phrase déferlante d’Edem Awumey se défait et s’étire jusqu’à couper le souffle. Une descente aux enfers et une rédemption qui laisse sans mots.

«Rose déluge»  d’Edem Awumey est paru aux Éditions du Boréal.
http://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/edem-awumey-1637.html

mercredi 14 décembre 2011

Felicia Mihali joue avec plusieurs mythes

Felicia Mihali n’hésite jamais à secouer certains mythes et légendes. Cette fascination lui permet de donner un second souffle à des archétypes et de les actualiser tout en laissant les coudées franches à sa fantaisie et son imaginaire.
Elle l’a déjà fait dans «La reine et le soldat», un roman qui m’a entraîné dans des pays lointains et singuliers.
Cette fois, elle s’inspire des Sabines qui ont été enlevées par les fondateurs de la Rome antique et des Danaïdes qui ont égorgé leurs maris le soir de leurs noces. Ces femmes ont été condamnées à vivre dans les enfers et à remplir un tonneau sans fond.
Les Slavines sont kidnappées lors d’une fête où l’on boit et mange plus qu’il ne faut et ramenées dans un village voisin.
«Passé minuit, au signal imperceptible de leur chef, les Comans avaient enlevé les Slavines. Personne n’avait remarqué leurs regards insistants sur les filles de leurs invités, tout au long de la soirée. Sous prétexte de remplir leurs verres, les jeunes hommes avaient tourné autour des tables pour évaluer des yeux leurs cheveux, leurs seins, leurs cuisses, leurs pieds, leurs dents. L’odeur du corps mâle aurait dû trahir le rut qui excitait leurs sens, mais les jeunes Slavines, pas plus que leurs familles, n’avaient rien compris de ce qui se tramait.» (p.12)
Curieusement, aucune riposte des familles, d’attaques pour venger l’affront. Les jeunes mâles se partagent les femmes comme un butin de guerre. Elles deviendront des mères et des épouses.
«Des vingt familles slavines invitées à la fête des Moutons, deux n’étaient pas venues accompagnées de leurs filles, pour des raisons inconnues. Cependant, à part Kostine, qui avait perdu de vue la femme désirée, et Veres, qui avait enlevé une enfant, au cours des jours qui suivirent, seize Comans épousèrent seize Slavines.» (p.27)
Ce pauvre Kostine devra errer une grande partie de sa vie pour retrouver Sabina, l’élue de son cœur, celle qui a su échapper à l’enlèvement.

La paix

Les jeunes femmes protestent au début, mais elles semblent s’intégrer rapidement à la communauté. Elles gagnent la confiance de tous et occupent des postes importants dans le village, dirigent un commerce, gardent les moutons, ce qui ne s’était jamais vu. La sorcière pousse très loin son pouvoir et ses connaissances.
Peu à peu, les hommes qui ont marié ces Slavines connaissent des morts violentes. Est-ce le malheur, une malédiction? Ce serait trop simple même si je n’y ai pas trop fait attention au début.
Pendant ce temps, Kostine parti dans le village voisin pour retrouver celle qu’il ne peut oublier, est pris dans une rafle de l’armée. Il devra faire la guerre contre les Asiatiques, apprendre à survivre. Il parcourt le monde et fait d’étranges rencontres. Un monde connu et aussi un univers imaginaire où tout est harmonie et bonheur. Il parviendra à rentrer chez-lui après bien des pérégrinations.

Le don de Felicia

Au-delà de l’histoire, ce qui importe dans «L’enlèvement de Sabina», c’est l’incroyable faculté de Felicia Mihali à décrire les usages, les coutumes alimentaires, les fêtes et les rituels. Elle connaît nombre de recettes, de potions, d’herbes qui guérissent et permettent d’éloigner le malheur.
«Il y avait du bon pain de blé et de seigle fraîchement sorti du four, du fromage gardé dans l’huile avec du basilic, des oignions marinés, des petits pois au fenouil, des haricots à la nuque de porc, du lard à l’ail, des saucissons frais, de la choucroute, des galettes au fromage doux assaisonné de raisins secs, des tranches de pommes, du sirop de sureau, de la citrouille cuite, des prunes en compote, le tout arrosé du meilleur vin, dérobé des réserves de leurs maris.» (p.165)
Ce qui pourrait rebuter plusieurs lecteurs est un délice pour moi. J’adore quand elle prend la peine de s’attarder aux rites funéraires ou encore à un événement important de la vie du village. C’est tout simplement fascinant.
Du meilleur Felicia Mihali où la puissante conteuse n’hésite jamais à mélanger le quotidien et le merveilleux. Des odeurs, des arômes et des couleurs qui étourdissent.

«L’enlèvement de Sabina» de Felicia Mihali est paru aux Éditions XYZ.

lundi 5 décembre 2011

Michaël La Chance ouvre un monde fascinant


«De Kooning malgré lui» de Michaël La Chance m’a déboussolé, étourdi même. C’est souvent le cas avec cet écrivain qui ne fait jamais de quartier et qui se méfie des apparences.
Willem De Kooning est né à Rotterdam en 1904 et est décédé aux États-Unis en 1997. Atteint de la maladie d’Alzheimer, il a continué à peindre en gardant son style et sa manière.
La Chance respecte à peu près la trame de vie de ce peintre américain qui a fait scandale en 1950 avec une série de tableaux intitulée «Women».
Pas question de pister l’artiste et de parasiter sa vie en se tenant aux faits et gestes de l’homme. Le roman de Michaël La Chance devient rapidement un questionnement sur l’art et l’identité. Parce que la maladie d’Alzheimer emporte la mémoire et fait en sorte que la personne touchée devient une autre. Que se passe-t-il dans sa tête, que vit-il dans «son absence»?
La Chance lance des phrases qu’il faut secouer pour en extirper tout le signifiant.
«Ainsi, la théorie physique s’incurve sur elle-même et se prend pour objet, elle traite du savoir dont nous disposons sur nos objets; elle traite de ce qu’on peut et aussi de ce qu’on ne peut pas savoir étant donnés nos appareils de mesure et nos dispositifs d’observation. En fait, le savoir est dans nos objets, c’est leur ciment; interroger ce savoir provoque la dissolution de nos objets. La mécanique quantique serait un aperçu du monde qui résulte de cette incurvation sur elle-même, quelque peu monstrueuse, de la pensée.» (p.33)
Nous avons peut-être là un individu qui se retourne sur soi pour mieux se retrouver ou se perdre, on ne sait trop. L’objet devient le sujet et aussi l’inverse. Si on applique cette théorie à deux hommes qui se sont croisés comme des météorites, cela peut donner quelque chose de fascinant.


La rencontre

De Kooning, en 1944, aurait interrogé un savant allemand qui travaillait sur le programme nucléaire des nazis. Sachant très bien que l’on veut fabriquer la bombe qui permettrait à Hitler de gagner la guerre, Boris D. a fui en emportant des documents importants. De Kooning est chargé de le questionner pour savoir ce qu’il transporte dans ses bagages. Ils se sentent vite des complices. Le jeune officier était fasciné par le monastère de Monte Cassino, par son acoustique et ses proportions qui en faisaient un lieu d’exception où il était peut-être possible d’atteindre le plus haut niveau de la pensée et de l’être.
Un obus a frappé leur jeep et la tête de l’Allemand a roulé dans le ravin. De Kooning en est sorti amnésique et ramené à la vie par Pauley, une femme qui les accompagnait et qui a échappé à la déflagration par miracle. Cet événement devient de plus en plus obsédant à mesure que l’âge s’impose et que De Kooning vit en marge du monde.
Peu à peu, avec les mots que le peintre tape sur la vieille machine à écrire de sa femme, nous plongeons dans un monde où on questionne l’identité, la peinture, la lumière, l’œuvre, la vie dans ce qu’elle est et ce qu’elle peut signifier. Nous sommes dans un monde qui se construit et se défait pour faire surgir un moment qui éclate de plénitude.
De Kooning a de plus en plus la certitude d’être l’autre, ce jeune allemand mort dans l’explosion. Le «je est un autre» de Rimbaud prend une signification particulière ici. Pauley, la femme de l’artiste, aurait joué un rôle important dans cette mutation.

Plongée

Michaël La Chance nous entraîne aux sources de l’être et de l’élan vital. Nous sommes ce que nous avons vécu et ce que nous avons vécu est peut-être autre chose aussi. La création oui, mais aussi la théorie mathématique, la science des atomes qui peut souffler la Terre.
J’ai souvent eu l’impression de me retrouver dans un texte philosophique qui tente de dire le monde, l’univers et de trouver un sens à la vie. Il faut revenir souvent sur ses traces, tordre le cou à ces phrases qui se livrent et se referment comme des pièges.
Un texte questionnant et terriblement dérangeant. Un livre difficile, je le répète, mais nécessaire. Un combat, ce que toute écriture et lecture devrait être…

«De Kooning malgré lui» de Michaël La Chance est paru aux Éditions Triptyque.

lundi 28 novembre 2011

Daniel Canty échappe au monde ordinaire

Daniel Canty étonne, pour ne pas dire désarçonne avec «Wigrum». Une histoire englobe des dizaines d’histoires qui s’interpellent, se relancent, se complètent pour constituer une étrange collection d’objets et de courts récits.
Son héros disparaît sans aucune explication après quelques pages. Il a peut-être choisi de devenir un autre, qui sait. Réalité ou fiction, invention ou personnage réel, voilà la question qui m’a suivi tout au long de ma lecture.
L’éditeur a cru bon de présenter ce livre inclassable comme un roman. Bien sûr, le genre est devenu un immense fourre-tout de nos jours. Pour notre plus grand bonheur, les formes éclatent, les genres s’amalgament et nous plongent dans des univers hétéroclites et désarmants.
Sébastien Wigrum, collectionnait des objets qui n’attirent guère au premier regard. Un ensemble qui m’a fait parcourir les vingt-six lettres de l’alphabet, peut-être les assises du langage. Montres, épingles, allumettes, coffres, feuilles d’arbre, fils, lampes, lunettes, galets, pavés. Nous sommes loin des collections prestigieuses et des toiles de maîtres.
Où est la vérité et où est l’invention? Bien sûr, quand il présente un poil du yéti, on ne peut que hausser les épaules. Et que dire devant une plume qui aurait appartenu à Icare?

Aventure

J’ai vite renoncé à séparer le vrai du faux. Je me suis laissé emporter par les objets qui permettent de croiser des personnages connus et des inconnus qui auraient vécu des aventures singulières. Certains de ces artéfacts auraient appartenus à Ernest Hemingway, William Faulkner, Hermann Melville, Salvador Dali, Rimbaud et plusieurs autres.
«Ce carnet est relié dans la peau tannée d’un lion du Kilimandjaro. C’est une relique du parcours africain du viril Ernest Hemingway, qui aurait appartenu à un de ses guides, Ouafo Nono. Hemingway dictait à son compagnon le résultat de ses chasses. Les premières pages sont couvertes de dessins naïfs d’antilopes, de gazelles, de rhinocéros et de tigres qui ne sont pas sans rappeler le style des peintures rupestres. Le cahier central contient une image des pics jumeaux du Kilimandjaro, auréolés de nuages. Il neige de gros flocons sur le Furtwängler, au sommet du Kibo, alors que Nono a dessiné un avion biplan décrivant des cercles autour du piton rocheux de l’Uhuru… … Sur les deux derniers folios, on peut lire, dans une éclaboussure de sang, étendue du bout du doigt, le surnom d’Hemingway: «Papa». (pp.127-128)
Ce bric-à-brac cumule les faits anodins et les récits les plus étranges. Impossible d’échapper à ce «catalogue» unique.
«Vous qui entrez dans cette fiction, abandonnez tout espoir d’en revenir», écrit-il dans sa postface, empruntant la formule à Dante. C’est peut-être ce qui nous arrive et ce qui est arrivé à Sébastien Wigrum.
«Notre travail de mise en forme nous valut un prix de graphisme et les interrogations sidérées des visiteurs, qui demandaient toujours quelle était notre part d’invention dans ce projet. En vérité, je ne le sais pas moi-même, mais j’étais déterminé à préserver la mémoire de ces deux hommes obsédés par l’ordinaire.» (p.172)
Plus l’auteur s’explique, plus il nous mystifie.

Édition

Un travail d’édition gigantesque avec des illustrations et des explications en plusieurs langues. Une approche «encyclopédique», je dirais.
Daniel Canty est peut-être de la race des illusionnistes. Tout comme Luc Langevin, il parvient à nous faire croire que l’impossible fait aussi parti du réel. Un don rare. Ce travail de moine m’a rappelé un peu l’entreprise folle de Rober Racine qui a découpé  tous les mots du dictionnaire pour en faire une exposition fascinante. Canty bouscule le temps et l’espace. Et peut-être qu’il arrive à forger des trous dans le réel pour laisser entrevoir une autre dimension.
Un ouvrage unique, original et un écrivain qui emprunte des sentiers peu fréquentés. Je suis demeuré un peu étourdi devant l’ampleur de cette entreprise qui bafoue toutes les règles et s’avère d’une efficacité redoutable.

«Wigrum» de Daniel Canty est paru aux Éditions de La Peuplade.

lundi 21 novembre 2011

Découvrir le numérique avec Pascale Bourassa


C’est fait. Je viens de découvrir la tablette électronique. Pour me convaincre, il fallait la naissance de la maison d’édition «Le chat qui Louche», une entreprise entièrement numérique qui a son siège social à Chicoutimi. Ce n’est pas rien et l’événement mérite qu’on s’y attarde.
Lancement en grandes pompes le 13 octobre dernier. Huit titres. Des textes originaux et des rééditions. Des écrivains connus: Danielle Dussault, Dany Tremblay, l’éditrice, Alain Gagnon et Dominique Blondeau. Des écrivains d’ici et de France. Belle fête et plein de gens fascinés!
Fini les frontières! Ces textes voyagent dans l’espace-temps et peuvent être lus en Russie, en France, aux États-Unis, en Islande et même au Japon.
Le projet est séduisant…
Je suis un inconditionnel du papier pourtant. J’aime renifler les livres, palper les pages comme des êtres vivants. Laisser aussi des traces de ma lecture en soulignant certaines phrases avec un stylo ou un marqueur.
Je garde religieusement les romans que j’ai reçus au primaire. C’était la mode alors. Ils étaient considérés comme des objets précieux que l’on manipulait avec le plus grand des soins. J’en ai récolté quelques-uns à la petite école Numéro Neuf de La Doré.
Je possède encore le  premier roman que j’ai acheté. J’étudiais alors à l’école Pie XII de Saint-Félicien. Mon maître Jean-Joseph Tremblay s’appliquait à nous faire découvrir les merveilles de la littérature. C’était possible à l’époque. Je savais déjà que ma vie passerait par les livres.
J’avais trouvé «Les Misérables» de Victor Hugo dans une tabagie du boulevard Sacré-Coeur. Un livre de la collection Marabout géant, imprimé en Belgique, en 1962. Ce fut la première brique d’un monde que j’ai érigé au fil des ans. Maintenant, en regardant ma bibliothèque je retrouve les grandes étapes de ma vie.

Livre magique

Il fallait Dany Tremblay et cette petite flamme dans ses yeux quand elle parle des livres pour que je me laisse tenter. Et «Une couleur dans le noir» de Pascale Bourassa, une écrivaine native de Saint-Félicien comme par hasard. J’ai beaucoup aimé «Le puits» paru en 2009 aux «Éditions La grenouille bleue». Un roman fort, puissant qui est passé un peu inaperçu. Malheureusement.
J’ai tourné autour de l’objet en question pendant plusieurs jours. Une sorte de miroir terne. Froid. J’avais l’impression de trahir des amis. Il faut presser là, attendre, entrer dans la bibliothèque. «Please wait». En plus la machine me prend pour un Anglais. Enfin le texte remonte à la surface…
Dans le sens de la largeur. Je finis par comprendre qu’il faut retourner le miroir pour retrouver un texte… normal.
J’amorce ma lecture tout doucement, sur la pointe des yeux, comme si je m’avançais sur une glace mince. Un texte à plusieurs narrateurs. D’habitude, je lis en soulignant partout, je l’ai déjà dit. Je me sens privé du plaisir d’accompagner l’auteur.
Glisser le doigt de droite à gauche. La page tourne dans le mauvais sens. J’avance, je recule. Je me sens stupide. Une grande inspiration et je me concentre. Je m’attarde sur une phrase quand l'appareil consent à me laisser progresser dans le texte.
«Je suis une image. Je suis un moment sur du papier. Je me froisse, je me rature et je recommence. On me redéfinit toujours. Quand je sens que l’image est la bonne, je la garde jusqu’à ce que ça se froisse encore.» (p.9)

Texte

Des poupées gigognes que ces femmes qui s’interpellent sur deux générations. La mère et la fille. Une grossesse non-souhaitée, une vie sacrifiée à la moralité, à un mariage de convenance. Une histoire déchirante, difficile où la mort et la vie dansent les yeux dans les yeux.
«Ma mère, c’est une histoire que je me raconte, la nuit, les yeux ouverts dans le noir.» (p.48)
Pascale Bourassa réussit à me faire oublier la mécanique. Son texte incantatoire, douloureux comme le sont les chants les plus beaux, m’emporte. Je reste un moment à réfléchir à l’univers singulier de cette auteure. La maternité, il en était question dans son premier roman. Il y a de la suite, une démarche qui s’esquisse, une écrivaine qui pose ses balises.
Comment revenir au début du texte? Et le miroir qui ne veut plus s’éteindre.
Chose certaine, il faudra changer mes habitudes pour explorer le monde numérique. Peut-être lire avec un carnet pour prendre des notes et copier des passages. Mais il paraît qu’avec certains appareils il est possible de faire cela.

«Une couleur dans le noir» de Pascale Bourassa est paru aux Éditions Le chat qui Louche.

samedi 19 novembre 2011

André Pronovost marche pour se trouver

André Pronovost parcourait, il y a plusieurs années, le sentier des Appalaches. Une aventure qui lui a fait traverser treize états américains. Cinq mois de marche, mais peut-être aussi l’aventure d’une vie.
«À l’aube de 1978, mon vieux rêve de couvrir en entier les deux mille milles de l’Appalachian Trail était devenu envahissant. J’avais besoin de me retrouver, de passer à autre chose, et que le diable emporte le reste ! Je partirais en février. À la mi-février, et en cinglant du sud au nord, de la Géorgie au Maine. Avec le printemps, quoi.»  (pp.11-12)
Une véritable épreuve physique l’attend, des conditions souvent difficiles. Le marcheur doit combattre le froid, la neige et la grêle; le vent, la chaleur, la pluie et les moustiques. Tout ce que l’on peut imaginer quand on ose s’aventurer dans des régions isolées.
Tout cela pour oublier un amour impossible, une thèse sur la psychologie animale qui bat de l’aile.
Les longues journées, les montées, les descentes, les nuits glaciales dans des abris où les moufettes et les souris font la loi ont de quoi faire hésiter les plus courageux. L’écrivain en se confrontant aux éléments, apprivoise la solitude, jongle avec certaines questions existentielles qui pèsent parfois plus que son sac à dos. On ne peut s’empêcher de penser à Jack Kerouac, aux «Anges vagabonds» surtout.

Rencontres

L’aventure devient rapidement une marche à travers le temps et l’histoire de l’Amérique. Il croise des gens habités par des croyances qui leur permettent de vivre en paix ou qui cherchent un sens à leur existence.
«Je suivis la piste d’un ours entre le col de Spanish Oak et le sommet chauve et baigné de lumière de Snowbird Moutain, et à midi, après douze milles de marche allègre, me voilà en présence d’un type pas très vieux, pas très grand, à la figure rude et hâlée comme du poisson séché, aux yeux insondables, aux cheveux de jais, aux dents aussi blanches que celles de son chien. S’agissait-il de Lee Eagle, l’Amérindien winnebago qui pousse son mythe d’un pôle à l’autre de cette longue piste des Appalaches?»  (pp.81-82)
Ils partagent un repas, un abri et chacun repart en ayant comme but d’atteindre le prochain relais où la prochaine agglomération pour faire des provisions. Dans ces villages et ces petites villes, le marcheur fait la connaissance de gens qui l’aident sans rien demander en retour. Des êtres exceptionnels, des hommes et des femmes qui le bousculent. À son retour sur la piste il connaît de véritables moments d’euphorie et d’extase.
André Pronovost aura vécu une expérience humaine incomparable, une sorte de voyage initiatique qui lui permet d’aller au fond des choses et de découvrir l’âme des États-Unis d’Amérique.
L’écrivain a eu raison de rééditer ce récit échevelé, troublant et unique. Absolument fascinant.

«Appalaches» d’André Pronovost est paru chez XYZ Éditeur.

Jean Désy explorateur du monde et de la vie

«Vivre ne suffit pas» de Jean Désy regroupe des textes choisis par André Bresson, Yves Laroche et André Trottier. Des écrits qui tentent d’effleurer l’essentiel et de trouver un sens à la vie.  
«Toute l’œuvre de Jean Désy, pétrie d’un amour exigeant pour l’univers et l’humain, est un mouvement dialectique entre des forces moins contraires que complémentaires, un va-et-vient nécessaire, difficile, fécond, entre la science et la spiritualité, entre la solitude et le commerce des humains, entre la méditation et l’action, entre la ville et la nature, entre le Nord et le Sud, entre l’Orient et l’Occident, entre la lecture et l’écriture, entre vivre et créer», affirme Yves Laroche dans sa courte préface.
On ne saurait mieux présenter ce médecin, poète, romancier, essayiste, aventurier, enseignant et philosophe. En fait, Jean Désy est un humaniste qui jongle avec des questions qui hantent l’humanité depuis la nuit des temps.

Quête

Trouver une direction, un certain apaisement peut-être, effleurer une certitude que les poètes et les penseurs pourchassent en risquant le tout pour le tout.
«Je crois en la vie après la mort, mais avec la mort dans l’âme de n’avoir aucune explication logique ou cohérente à fournir, devant faire face au néant présenté par toute une pensée moderne, par tant de philosophes, par certains grands amis aussi, eux qui, au fond, vivent l’existentialisme agnostique de la manière la plus vraie, manière de vivre que je partage au quotidien, je le sais, mais que je rejette, au fond de moi, pour d’irrationnelles raisons.»  (p.25)
Désy s’attarde à certains écrivains, les poètes surtout, ces inventeurs de langage, ces illuminés que sont Saint-Denys Garneau ou Arthur Rimbaud. Des philosophes aussi qui tentent de voir loin, au-delà de la réalité qui nous cerne et nous étouffe souvent.
«J’ai à tout moment remis en question ma place dans le monde en tant qu’écrivain, sachant que par-delà les mots qui disent la beauté du monde, il y a la beauté elle-même et que les mots ne peuvent suffire. Les mots ne sont que les manifestants de la beauté du monde. Ils servent à transmettre l’idée, puis la réalité de la beauté du monde. Les mots et le langage ne sont pas premiers ; c’est l’amour et la vie amoureuse des êtres qui importent. Après, après seulement, la poésie peut prendre la place qui lui revient. J’ai cependant accepté de jouer le jeu de ma vie parce que ma parole peut voguer, à travers la parole des autres. C’est pourquoi j’écris.» (p.69)
Ses angoisses se calment quand il se retrouve dans le Nord où la nature force les êtres humains à échapper à leur médiocrité et à puiser au plus profond d’eux-mêmes.
Des textes importants qui heurtent et poussent le lecteur dans ses derniers retranchements. C’est pourquoi il est difficile de terminer la lecture de certains écrits de Jean Désy. Ils vous hantent. Le genre de livre qui vous suit toute une vie et vers lequel on revient quand on n’est plus sûr de ses pas et de la direction à prendre. Jean Désy est unique par ses questionnements et sa manière de secouer la vie. Un écrivain nécessaire, un cheminement exemplaire.

«Vivre ne suffit pas» de Jean Désy est paru chez XYZ Éditeur.

Robert Lalonde et la question de l'existence

Robert Lalonde revient à la manière de «Iotékha», au «Monde sur le flanc de la truite» et «Où vont mourir les sizerins flammés en été» avec «Le seul instant». Des lectures, des réflexions et des découvertes qui s’enchevêtrent d’une belle manière.
Du 15 mai au 15 septembre 2009, l’écrivain s’installe à Sainte-Cécile-de-Milton. Il pleut quasi à tous les jours. Un été de nuages avec un soleil timide. Il se rabat sur certaines lectures, l’écriture et quelques travaux. Et il y a ce ciel barbouillé qu’il tente de peindre.
«J’essaie encore, cette fois à la gouache. Il me faut parvenir à confisquer ce continuel ciel de pluie qui commence à me taper sur les nerfs. Bien sûr, c’est plus facile – à tout le moins pour partir. Je mélange les bleus, les gris, un soupçon de noir avec le blanc opalin et badigeonne ou plutôt, tamponne à l’éponge la feuille de ma mixture charbonneuse, labile, grossièrement orageuse. (p.41)
Il n’en fera qu’un gâchis, mais qu’importe!

Lecture

L’écrivain fréquente Teilhard de Chardin, Oscar Wilde, Enrique Vila-Matas et Wittgenstein. Les livres traînent partout et il y puise au hasard de ses occupations ou de ses préoccupations. Ils sont nombreux les compagnons qui le houspillent et le figent entre deux gestes.
«Je ferme les yeux et me récite à voix basse ces mots de Jacques Rivière, qui a lui aussi dix-sept ans et qui écrit à son ami Alain-Fournier  - je les ai lus hier et les ai appris par cœur, comme autrefois mes prières : « Le bonheur n’est que cette palpitation précaire de la main tendue vers son bien. Ce n’est que cela. Et rien ne permet d’appeler autre chose le bonheur, puisque nous ne connaissons que cela.» (p.15)
Des jours où il oscille entre les tentatives d’écriture, les tableaux, des randonnées, des moments magiques où il surprend les chevreuils dans un boisé ou la paruline, véritable éclat de lumière dans la grisaille du jour. L’étang l’attire, la lisière du bois, le lointain comme le proche. Il va en suivant le chien, le chat qui disparaît et revient. Il explore la forêt parce que «lire, c’est traduire». Une méditation devant le monde familier et toujours étonnant.

Quête

L’écriture est un outil qui permet de comprendre peut-être, d’espérer un peu de repos.
«Ça se passera un jour de pluie, et il y aura des chats impatients, des mouches agaçantes, une vilaine brumasse accrochée aux arbres. Il y aura du désespoir, de la désolation, un soleil absent depuis trop longtemps. Et il y aura un personnage – moi et pas moi- à qui je donnerai des yeux doux et un cœur triste, un cœur faible, mais fidèle.»  (p.79)
Un questionnement qui se retourne contre soi, une quête qui se modifie à tous les jours.
«Qui suis-je, au fond? Un guetteur, un pisteur, un espion et un mouchard : un écrivain. Pour le reste, je suis comme chacun, celui qui se met en file, obéit et espère ressortir vivant (et toujours capable de voir) des échauffourées quotidiennes.»  (p.68)
L’écrivain nous entraîne dans l’hésitation où la vie trouve son sens et sa plénitude. Il faut prendre le risque de suivre Robert Lalonde. Plonger dans l’un de ses carnets, c’est tout délaisser pour trouver un ami qui se confie et se livre sans retenue. Une expérience existentielle à chaque fois. Le récit présente aussi des pastels et des aquarelles de l’auteur. Une autre manière d’explorer son monde.

«Le seul instant» de Robert Lalonde est paru aux Éditions du Boréal.
http://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/robert-lalonde-308.html

lundi 14 novembre 2011

Dominique Fortier est une conteuse formidable

Les familiers de Dominique Fortier peuvent croire que son dernier roman, «La porte du ciel», est moins complexe que «Les larmes de saint Laurent». Il ne faudrait pas se laisser duper cependant. Tout simplement l’écrivaine parvient peut-être mieux à dissimuler les coutures de son histoire. Elle travaille à la manière de ces femmes qui savaient camoufler des messages dans les motifs de leurs courtepointes en Louisiane et en Alabama. 

Elles guidaient ainsi les esclaves en fuite qui cherchaient à joindre l’armée du Nord. Ces travaux d’apparence neutre devenaient des fanions qui balisaient les chemins de la liberté. 
«On m’a dit qu’ils suspendaient à leur fenêtre des courtepointes. Ce sont les motifs qui servent de messages.» (p.203)
Madame Fortier m’a entraîné aux États-Unis, au moment où le territoire est ravagé par la guerre des Sécessions. Un pays aux frontières mouvantes, qui changent selon les avancées et les reculs des armées en présence.
Le Sud où une population blanche possédait tout et décidait de la vie et de la mort des Noirs. Ces derniers étaient traités comme du bétail que l’on vend et que l’on échange. Il faut lire l’admirable livre de Laurence Hill, «Aminata» pour comprendre l’horreur d’une époque où des hommes et des femmes étaient considérés comme des bêtes dont on se débarrassait quand ils vieillissaient et travaillaient un peu moins.

Deux femmes

Eleanor est fille de médecin et Ève une esclave que son père a acheté sur un coup de tête. Elles ont à peu près le même âge et se suivront dans la vie. Chacune consciente de sa place et de ses devoirs. Eleanor se marie à un jeune homme riche et Ève l’accompagne dans la plantation pour servir. Deux jeunes femmes que tout sépare et que tout unit.
«Nous avons été mariés le 15 mai 1864. Trois semaines après mon dix-huitième anniversaire, alors que les magnolias embaumaient l’air dans le salon de la maison où j’avais grandi et que je laisserais moins d’une heure plus tard. J’avais du chagrin à l’idée de quitter la seule demeure que j’avais jamais connue, mais on m’avait promis que je pourrais amener Ève avec moi, et que ma nouvelle maison serait plus grande et plus belle encore. Et puis, il me semblait qu’en passant le seuil ce jour-là, je  deviendrais enfin adulte et libre.» (p.125)
Eleanor trouve un monde dirigé au doigt et à l’oeil par sa belle-mère. Son mari peu loquace se perd dans des recherches et la routine. Et «le devoir conjugal» n’est pas assez pour illuminer la vie de cette jeune femme rêveuse et romantique. Son destin est lié aux travaux de broderie qui occupent son oisiveté.
Tout pourrait changer au retour du frère de son mari, un homme libre et orignal qui a fait la guerre. Relations troubles, sensualité, désirs, ambiance chaude et envoûtante, le roman de Dominique Fortier atteint des sommets.

Narration

En fait, le vrai narrateur de cette histoire est le pays qui voit des hommes et des femmes mourir, aimer, souffrir, rêver et tenter de faire les choses autrement.
La vie est un labyrinthe où il faut s’enfoncer pour affronter son Minotaure. Peut-on en revenir sain et sauf? Ève parviendra à retrouver son lieu d’origine. Eleanor mourra bêtement d’une morsure de serpent parce qu’elle a osé s’aventurer dans la nuit, ce qu’une femme de son milieu ne fait pas.
Bien sûr, le Sud ne peut plus être le même avec l’abolition de l’esclavage. Tout cela mènera à la naissance du Klux Klux Klan, une forme de barbarie raciste dans ce qu’elle a de plus abjecte. Ève échappera au viol de justesse.
Dominique Fortier est une formidable conteuse qui attire son lecteur comme l’araignée qui tisse sa toile Elle nous mène où elle veut sans que nous ayons une hésitation. Un roman fort complexe malgré les apparences. Tout est pensé et organisé, codé comme les fameuses courtepointes.
Un très beau roman qui nous montre les côtés les plus sombres des humains, une Amérique que nous n’aimons guère voir. Voilà une écrivaine de plus en plus certaine de ses moyens. Une véritable virtuose. Impressionnant.

«La porte du ciel» de Dominique Fortier est paru aux Éditions Alto.

lundi 7 novembre 2011

Les bonnes filles vivent leur malheur en silence

Les héroïnes de Claudia Larochelle, dans «Les bonnes filles plantent des fleurs au printemps», ont le goût de la mort sur les lèvres. Elles sont bouleversées par la perte d’un amoureux ou d’un amant, habitées par une forme de désarroi devant la vie qui va toujours trop vite et emporte tout. Des femmes qui doutent dans leur être sans parvenir à trouver une orientation ou un point d’ancrage. Elles hésitent entre l’espoir de tout recommencer et une forme de renoncement.
«Je peux redevenir une femme libre, danser n’importe comment devant des êtres inanimés et beiges qui veulent juste me baiser mal. Je le fais. J’obéis pour arracher de mon corps toute trace de toi. Un nettoyage épidermique. Le cœur se brouille pourtant, comme mon jeu de tarots dans lequel les cartes ne disent plus rien de vrai. Le pendu me ressemble. J’ai collé cette image dans le miroir de ma salle de bains à la place de ta photo.» (p.13)
Faire comme si, jouer le jeu. Être belle, séduisante, performante malgré les blessures à l’âme.

Bascule

La vie a tout saccagé autour de ces femmes, leur jeunesse aussi et leurs certitudes en l’avenir. Elles sont habitées par une grisaille, malgré les gestes qui permettent de sauver les apparences, d’espérer le moins pire peut-être… ou la fin.
Les personnages de Claudia Larochelle glissent sur un fil et peuvent basculer d’un moment à l’autre.
 «Les bonnes filles plantent des fleurs au printemps. Elle savent comment faire et trouvent le temps. Les bonnes filles n’appellent pas à l’aide en hurlant dans le combiné du téléphone. Elles se taisent en revêtent des vestes de laine de couleurs pastel achetées chez Simons. Elles lisent des ouvrages de psychologie populaire sur le deuil, marquent les pages avec un signet rose et se font des tisanes à la camomille pour trouver le sommeil.» (p.97)

La survie

Une veuve séduisante du drame qu’elle porte comme une oriflamme. Une jeune mère qui décide d’en finir et qui regarde son fils sourire en babillant, ignorant la menace et le drame.
«Anne Letendre s’engage sur la voie de service déserte. Si elle tendait l’oreille, elle pourrait percevoir l’agitation des flots, cette complainte hypnotique qui noie les chagrins. Il s’en était fallu de peu pour qu’elle n’aperçoive pas ce faisceau de lumière s’insinuer entre deux cumulus. Comme une fleur restée blanche à la surface d’une mare de sang, naît ce doute, un fragment d’espérance qui délie brusquement les doigts et fait tourner le regard vers le portable. Il faudrait demander à Stéphane de les attendre pour le souper.» (p.72)
Un rayon de soleil troue les nuages. C’est suffisant. Un moment de beauté retarde le geste fatidique.
Ces femmes vont, viennent dans l’encombrement des jours sans trouver le feu de l’amour qui irradie le corps et fait croire que la vie est bonheur. Textes durs, terribles de justesse et de désespérance.
«Mes cheveux tombent en lambeaux sur l’oreiller, ma peau s’effrite, ma bouche ne peut qu’accueillir son sperme, les aliments ne passent plus. J’ai l’impression de courir contre le temps, armée d’un bataillon de pilules de toutes les couleurs qui ne servent qu’à enrichir les compagnies pharmaceutiques, qu’à donner l’illusion à mon corps qu’il peut encore tenir jusqu’au lendemain. Ce sera quand le dernier lendemain?» (p.117)
 
Fardeau

L’écrivaine s’attarde au fardeau de vivre, de vieillir, de voir les élans de la passion s’éteindre. Le quotidien s’impose. Les gestes de la veille deviendront ceux du lendemain.
Et quelle écriture! Toute de finesse, de douceur pour masquer la tragédie et la douleur. Madame Larochelle montre un immense talent pour décrire la vie qui se flétrit doucement, l’espoir qui a du mal à survivre.
J’ai refermé «Les bonnes filles plantent des fleurs au printemps» avec le motton dans la gorge. Une formidable réussite, l’art de décrire les drames et les secousses intérieures que nul ne devine dans les étourdissements du quotidien. Un mal être qui décrit bien la société de maintenant qui se montre particulièrement impitoyable pour les femmes.

«Les bonnes filles plantent des fleurs au printemps» de Claudia Larochelle est paru chez Leméac.

lundi 31 octobre 2011

Pierre Nepveu présente Gaston Miron

Pierre Nepveu a réalisé un travail impressionnant en signant «Gaston Miron, La vie d’un homme». Une biographie de plus de 800 pages, des centaines de références, des photos pour illustrer les différentes époques de ce militant qui a marqué le Québec.
Pas facile de s’y retrouver. Miron a été de tous les combats, de tous les événements littéraires et ce autant à Montréal qu’en France où il a séjourné à de multiples reprises.
Pierre Nepveu, poète, romancier et professeur, a écrit plus que la vie d’un homme. Il a esquissé le portrait du milieu littéraire québécois à partir des années cinquante jusqu’à la mort de Miron en 1996. Il s’attarde à la longue démarche de cet éternel insatisfait qui reprenait sans cesse «L’homme rapaillé», à ses combats pour faire reconnaître notre littérature au Québec et à l’étranger. Il aura été une sorte d’ambassadeur infatigable qui ne ratait jamais une occasion d’intervenir, de convaincre et de s’expliquer. Un militant pour le français, la souveraineté à laquelle il est demeuré fidèle toute sa vie, y sacrifiant du temps d’écriture et bien souvent sa santé.

L’animateur

Miron était plus qu’un poète et un éditeur. Il était un animateur, un homme de convictions qui n’hésitait jamais à retrousser ses manches pour travailler à l’indépendance du Québec qui assurerait l’avenir de la langue française dans cette terre d’Amérique. Voilà le grand combat de sa vie. Il le répètera sur à peu près toutes les tribunes ici et en Europe.
Nepveu plonge dans l’intimité de Miron, le suit pas à pas sans jamais se transformer en voyeur. Il reste respectueux, même s’il n’hésite pas à montrer les contradictions et les hésitations de cet homme fidèle dans ses amitiés comme dans ses convictions.


Les poèmes

J’ai aimé sa façon de montrer la naissance des poèmes «La vie agonique» et «La marche à l’amour» pour ne nommer que ceux-là. Tout commençait par une image, une strophe qu’il retournait dans tous les sens et qui finissait par devenir le poème. Il reprenait chacun de ses vers qu’il considérait «en souffrance» pour les peaufiner et les sculpter. Et même là, son œuvre majeure qu’est «L’homme rapaillé» a toujours été en devenir, une forme de chantier. Il a apporté des correctifs et des modifications jusqu’à la toute fin.
En lisant la biographie de Nepveu, on voit le poème se transformer à chacune des étapes de sa vie et des publications. Les traductions aussi. Miron a été publié en anglais, italien, portugais et autres.
Il écrivait à son corps défendant et les éditeurs devaient faire preuve d’une patience terrible pour réussir à lui arracher un texte. Même qu’il fallait quasi le prendre en otage. Ce fut le cas pour certains textes importants. Il remettait la publication d’année en année, trouvait toujours autre chose à faire ou de plus important à réaliser.

Solitude

Gaston Miron malgré une vie sociale trépidante aura été un homme seul, souvent malheureux en amour, incapable d’approcher une femme ou le faisant avec une gaucherie et une maladresse étonnante. Même qu’il pouvait être parfois un peu grossier. Il aura réussi à exaspérer Marie-Andrée Beaudet lors d’une première rencontre, celle qui devait devenir sa compagne des dernières années.
Célébré partout comme «poète national du Québec», il se comportait souvent comme un adolescent qui tente de masquer sa timidité  en étant frondeur.
Heureusement tout s’apaisera vers la cinquantaine et il pourra couler des jours paisibles auprès de sa compagne.
Un homme tourmenté, angoissé, un peu hypocondriaque, peu sur de lui qui compensait pas une hyperactivité et une certaine gaucherie, pour ne pas dire effronterie.
La tâche était immense et Pierre Nepveu s’en sort magnifiquement bien. L’histoire d’un homme, oui, mais aussi celle de l’édition, de la poésie, de la littérature qui a connu un essor remarquable à partir des années soixante. De la pensée souverainiste aussi. Miron aura été l’un des grands diffuseurs de la littérature d’ici, un artisan de l’édition et un vulgarisateur unique. Il aura été l’auteur d’un livre qui touchera les Québécois et les citoyens du monde. C’est ainsi quand on demeure authentique. Un grand poète, il ne faut jamais l’oublier, un homme attachant, voir fascinant.

«Gaston Miron, La vie d’un homme» de Pierre Nepveu est paru aux Éditions du Boréal.