LES SOUVENIRS PRENNENT DES sentiers étranges et il
est difficile d’expliquer pourquoi des événements ou des rencontres nous hantent. Les
écrivains s’attardent souvent à des séquences de leur vie pour les transformer
et les comprendre. C’est peut-être le souhait inconscient de tous les
créateurs, certainement l’entreprise de Figures
de la beauté de l’écrivain David Macfarlane. Un roman fascinant qui nous
entraîne de Cathcart en Ontario à Pietrabella en Toscane, un lieu où l’on
extrait le marbre pour l’exporter partout dans le monde depuis la période
romaine. Un endroit hanté par la présence de Michel-Ange qui y a séjourné pour
choisir le marbre qui devait servir à la réalisation du tombeau du pape Jules II.
Le projet ne s’est jamais réalisé. Heureusement pourrions-nous dire puisque
cela a donné les fresques de la chapelle Sixtine.
Oliver débarque à Paris avec
une bourse pour explorer et découvrir un autre monde. Nous sommes en mai 1968. Les
manifestations, les arrestations rendent la capitale française peu sûre pour un
étranger. Le Canadien a rencontré un sculpteur au Louvre qui l’a invité à
Pietrabella, une ville dont il n’a jamais entendu parler. Il décide d’aller le
rejoindre et s’installe. Il vivra quelques mois avec la femme de sa vie, une
sculpteure, une véritable œuvre d’art vivante. Elle fait son éducation et parle
de la beauté, de Michel-Ange, de la sculpture, de la vie et de l’amour. Une
femme passionnée, possessive, colérique et difficile à suivre pour ce jeune homme
qui n’a pas l’habitude des extravagances. Il deviendrait un autre s’il
choisissait de s’installer en Italie… Des chemins dans la vie, des croisements
permettent ces mutations. Il suffit de dire oui et d’avancer en fermant les
yeux.
FILLE
Oliver quitte Anna pour
revenir en Ontario. Il lui écrit, mais ne reçoit jamais de réponses. Son
ancienne amante semble l’avoir biffé de sa vie et de sa mémoire. Quarante ans
plus tard, sa fille, dont il ne connaissait pas l’existence, vient le
rencontrer. Un choc pour l’homme engoncé dans ses habitudes et sa solitude. Sa
fille lui demande d’écrire, de raconter pour savoir, connaître ses origines. Il
revient sur ses amours, le travail de l’artiste, l’exploitation des carrières de
marbre et Michel-Ange. Macfarlane tourne autour de cet artiste incomparable et les
grands sculpteurs que sont Brancusi et Le Bernin. Oliver nous ramène en Italie
avec son journal de l’époque, tente de cerner ce qu’il est et ce qu’il aurait
pu devenir s’il avait choisi d’être l’autre, celui qui servait de modèle aux
sculpteurs, le temps d’un été à Pietrabella.
La plupart des artistes qui travaillent à Pietrabella sont
d’anonymes étrangers. La plupart sont jeunes. Et la plupart se rendront compte
à la longue par eux-mêmes, à moins que d’autres le leur disent, qu’ils ne
seront pas de grands sculpteurs. Le plus souvent, ils ne seront pas sculpteurs
du tout. Mais il y a un temps dans la vie où cela n’a pas grande importance. Il
y a un temps dans la vie qui est, pour certains, le plus beau de tous. Cela ne
dure parfois que quelques jours. Parfois un an, parfois deux. Cela se passe
d’habitude ailleurs, quelque part où l’on peut être ce que l’on veut être, et
non ce que l’on est. (p.214)
On comprend rapidement que les
nombreux personnages de ce roman ont des liens et qu’à un moment ou un autre,
ils se sont retrouvés à Pietrabella. Archie et Grace y ont séjourné pendant
leur voyage de noces, Oliver travaille au journal de ces derniers. Un sculpteur
italien est venu pour construire un jardin à Cathcart et n’est plus reparti.
Michel-Ange se glisse partout et marque l’imaginaire. Anna le vénère et tente
peut-être de le suivre dans son travail sans jamais y parvenir parce que le
maître est inégalable.
RÉFLEXION
Plus que tout ce roman
devient une réflexion sur l’amour, la passion, la sculpture et ce que l’on
nomme la beauté. La Toscane est un pays envoûtant et nombre d’artistes ont été subjugués
par ce ciel bleu, la lumière, les montagnes et les carrières qui sont de
véritables cathédrales à ciel ouvert. Un lieu où les ouvriers travaillent dans
des conditions dangereuses, extrêmes avec le froid et la chaleur, où la mort
frappe sournoisement. On retrouve Charles Dickens qui y a séjourné un moment,
Michel-Ange bien sûr et d’autres qui ont été envoûtés par ce lieu comme Oliver
ou le couple Barton qui a vécu là une sorte d’épiphanie qui marquera toute leur
vie.
On avait l’impression de tomber, presque de défaillir.
Dans une « joyeuse luminosité », avait écrit Dickens. La première fois qu’il
ouvrit ces épais volets de bois, la lumière de la Toscane le fit chanceler.
Oliver perdit l’équilibre ce matin-là. Il ne se rappelait pas avoir déjà
ressenti la même chose. Il bascula vers l’arrière, ses pieds nus déséquilibrés
sur le plancher froid de terre cuite. (p.288)
Si les humains n’échappent
pas au temps, les œuvres d’art permettent d’effleurer en quelque sorte une
forme d’immortalité. Il faut l’art pour croire à l’au-delà, à la continuité, à
l’humanité qui ne sait souvent que reproduire ce qui a été. Oliver tente d’expliquer
cela à sa fille qui, dans son agence de tourisme, se débat avec les mêmes
questions.
Michel-Ange était à Rome. Il attendait que le marbre qu’il
avait fait extraire pour le tombeau arrive de Carrare quand, en 1506, un homme
qui travaillait dans un vignoble sur l’Esquilin découvrit Laocoon et ses fils. La pièce fascina Michel-Ange. Ce fut une inspiration pour lui. Il
considérait que la forme héroïque était la plus magnifique expression de la
beauté, et cette forme venait des anciens. Et de manière plus importante
encore, c’est aussi des anciens que venait la philosophie qui transformait la
corvée poussiéreuse et collante de sueur du maillet et du gradino en un processus presque divin. Le don
qu’avait Michel-Ange de découvrir la beauté d’un objet était sa manière à lui,
pensait-il d’atteindre la finalité de son âme. (p.304)
Un roman fort, étrangement
fascinant, renversant même. Une réflexion sur la civilisation, cette quête du
beau, du grandiose, de la vérité et d’un regard qui transcende son époque et sa
petite histoire personnelle. La mémoire est ce qui permet de nous brancher à la
culture, l’art, les grandes passions qui secouent les humains à travers les
époques et les turbulences. Elle est peut-être ce qui permet à la civilisation de se perpétuer et de s’inventer.
Ce roman m’a beaucoup touché
par son intelligence, son questionnement du présent et du passé. Moi qui, dans Lettres québécoises, écrivais que j’étais un écrivain de la mémoire,
j’avoue que je me suis régalé dans cette histoire qui puise dans les racines de
la création et ce désir d’atteindre une certaine forme de perfection. La
mémoire progresse par bonds et il faut se laisser bousculer par les grandes
forces qui font bouger les gens, les peuples, les artistes maintenant comme
dans un passé lointain. C’est avec l’impression d’avoir peut-être effleuré le
beau, le vrai que j’ai refermé ce roman touchant et dense. Une sorte de
méditation sur l’existence et les vies que nous pourrions avoir. Tout en
gardant les yeux ouverts.
Les
Figures de la beauté de
David Macfarlane est paru aux Éditions de La Pleine lune, 364 pages, 29,95 $.
http://www.pleinelune.qc.ca/titre/399/les-figures-de-la-beaute
http://www.pleinelune.qc.ca/titre/399/les-figures-de-la-beaute