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jeudi 3 avril 2025

JULIE HÉTU BOUSCULE ENCORE UNE FOIS

JE GARDE un bon souvenir de ma lecture de Pacifique Bell de Julie Hétu paru en 2018. Un grand roman d’impressions et d’images flottantes qui nous emportent comme des nuages chassés par le vent. Des personnages qui vont et viennent dans le désert et qui finissent par nous hanter. Dans Les dormeurs de Nauru, l’écrivaine nous envoie dans le Pacifique, sur l’île de Nauru, qui s’avère le plus petit pays du monde avec une superficie de 21 kilomètres carrés et une population d’environ 12000 habitants. C’est déjà une curiosité en soi que de se retrouver sur cet îlot situé dans l’océan Pacifique, en Océanie, dans l’ensemble insulaire nommé Micronésie. Le point le plus au nord de Nauru est à 42 kilomètres au sud de l’équateur. Eije, la narratrice de cet ouvrage, est originaire de ce pays. Ses parents étaient russes et ils ont obtenu leur nationalité après leur migration. L’île se distingue par le nombre de gens atteints du «syndrome de résignation» ou le Uppgivenhetssyndrom, une maladie cataloguée et découverte pour la première fois en Suède. Une affection qui frappe surtout les rejetons des réfugiés qui ont subi des traumatismes psychologiques importants.

 

Cette maladie a été reconnue tout à fait récemment, puisque l’on a répertorié les premières victimes en Suède, en 2000. 

 

«Les premiers cas s’étaient manifestés en Suède, sans qu’on sache de quoi il s’agissait, chez des enfants d’abord, puis chez les adultes. Les personnes atteintes devenaient complètement immobiles, passives et sans tonus musculaire. Elles n’étaient capables ni de boire ni de manger et souffraient d’incontinence. Un genre de freezing, comme les animaux qui font le mort, insensibles aux stimuli physiques extérieurs et à la douleur.» (p.19)

 

Ce trouble peu connu est répandu dans l’île de Nauru et l’île Océan tout près où sont emprisonnés des réfugiés. Aussi absurde que cela puisse paraître, ils sont gardés dans une sorte de forteresse où ils n’ont aucune chance d’être libérés. Ils sont des condamnés, des forçats qui ont tenté de sortir de leur misère et d’améliorer leur sort. Rejetés surtout parce qu’ils sont des étrangers.

Kostan, l’amoureux d’Eije, est touché par ce syndrome, un artiste plein de projets qui s’est coupé du monde réel pour s’abriter dans son corps et ne plus souffrir peut-être. Il est devenu un objet que l’on doit nourrir et entretenir. 

Un mort-vivant. 

La jeune femme jure de tout faire pour guérir Kostan. Elle entreprend des études à Montréal où se trouvent les plus éminents chercheurs et spécialistes de cet étrange coma. Suzanne, sa directrice de thèse, collabore avec un centre et un laboratoire situés sur l’île de Nauru. Tout cela pour rentrer dans son pays avec un diplôme et retrouver son amoureux qui s’est refermé comme coffre-fort. 

 

«Concluant que le seul moyen de réveiller ces gens, qui s’étaient condamnés eux-mêmes à la prison dans leur propre corps, consistait à leur redonner le sentiment d’appartenir au temps réel et de pouvoir jouer un rôle dans la résolution de leurs traumatismes psychiques. Il fallait leur parler et surtout les toucher, écrivait-il, pour garder le contact et les aider à sortir de leur catatonie.» (p.64)

 

Eije veut vérifier son hypothèse en effectuant son stage au laboratoire qui ramène des patients, mais en provoquant des séquelles irrémédiables et terribles. Bien des rumeurs circulent sur les contrecoups de ces ranimations. Les «ressuscités» sont totalement différents de ce qu’ils étaient avant. Ils ont conservé les pires aspects de leur personnalité qui se manifestent sans aucune retenue. Ils deviennent la plupart du temps des asociaux et des marginaux. 

 

DICTATURE

 

Le laboratoire régente tout à Nauru et échappe à toutes les lois. C’est la dictature ni plus ni moins. Eije et Suzanne sont bien déterminées à voir ce qui se trame dans ces endroits interdits et à dénoncer le sort des naufragés de l’île Océan en rendant publiques les conditions subies par ces hommes et ces femmes qui n’ont plus d’espoir et encore moins d’avenir. 

 

«La gestion des lieux était rigide et l’atmosphère, des plus austères. La psychiatre Aurélie Lima nous accompagna, commençant la visite par un arrêt à son bureau. Elle nous expliqua que la population du camp venait majoritairement d’Iran, d’Irak, d’Afghanistan, d’Indonésie et du Sri Lanka. Elle fit passer quelques dossiers entre nos mains, nous laissant découvrir un nombre alarmant de tentatives de suicide, de cas d’automutilation, d’enfants souffrant du syndrome de résignation, incapables de boire ou de se nourrir.» (p.284)

 

Kostan subit le traitement du laboratoire et à son réveil, il n’a plus rien à voir avec l’amoureux d’Eije. Il est devenu une bête, un animal qui s’échappe dans la nature et ne respecte plus aucune loi. Comme si les pulsions qu’il exprimait auparavant dans ses toiles faisaient maintenant partie de son caractère et qu’ils ne pouvaient plus les réfréner. Il a perdu la faculté de réfléchir.

Le pire de tout ça? Eije constate qu’elle aussi porte cette maladie. Elle fait tout pour lutter et rester du côté de la vie, même si elle sent qu’un trou noir l’aspire, avalant son corps et sa volonté. Elle sombre dans une sorte d’indifférence inquiétante.

 

RÉEL ET FICTION

 

Encore une fois, Julie Hétu nous emporte dans un monde étrange et troublant où le réel dépasse la fiction, s’attarde à des gens qui sont souvent laissés pour compte par les grandes puissances de ce monde. Elle touche aussi une question bien d’aujourd’hui, soit le sort des réfugiés qui sont rejetés par tous les pays qui étaient, il n’y a pas si longtemps, des lieux d’accueil où des femmes et des hommes pouvaient espérer une vie meilleure et un avenir. Maintenant, toutes les frontières se sont verrouillées et ceux qui arrivent dans les états occidentaux deviennent les boucs émissaires de tout ce qui va mal dans leur nouveau pays. 

Je pense aux scènes à peine imaginables que la télévision a diffusées dernièrement sur l’expulsion de Sud-Américains des États-Unis. Des gens enchaînés comme des criminels et que l’on tond tel du bétail. L’horreur en direct. C’est la formidable Amérique de Donald Trump, ces horreurs, cette grandeur retrouvée.

Julie Hétu esquisse un univers inquiétant, des vies et des problématiques actuelles où nous nous confrontons au racisme, à l’exploitation et à l’aveuglement des multinationales et des privilégiés qui font tout pour se maintenir au pouvoir et s’enrichir. Même la recherche et la médecine sont un enjeu pour ces entreprises qui ne pensent qu’aux profits et au contrôle de certains médicaments et de nouvelles techniques de soin. Des événements et des situations que l’on refuse de voir où des migrants deviennent des boucs émissaires de tout ce qui cloche dans nos sociétés.

Les dormeurs de Nauru nous plonge dans une réalité que nous ignorons souvent volontairement pour ne pas être bousculé dans notre confort et nos habitudes. Tout y passe. Le pouvoir, l’absence de moralité, la brutalité, la tyrannie, la terreur, la surveillance omniprésente des caméras et des micros dans les bâtiments. Cette étrange maladie est une manière de résister et de refuser d’être un exclu, un être sans droits et espoir. 

Un refuge psychologique.  

Heureusement, il y a toujours des militants et des redresseurs de torts qui parviennent à faire éclater la vérité au grand jour et qui font bouger les choses en dénonçant et en montrant des images intolérables. 

Un roman passionnant où l’on navigue entre le vécu et la fiction. C’est ce qui est particulièrement troublant, dérangeant et nécessaire. Julie Hétu nous inflige un traitement choc qui nous ouvre les yeux sur une réalité insoutenable que nous ne pouvons plus ignorer avec les changements climatiques. Non, plus rien ne peut être comme avant. Le retour au passé, avec ses richesses et son insouciance, n’est pas possible malgré les promesses de Donald et ses clones.

 

HÉTU JULIE : Les dormeurs de Nauru, Éditions Druide, Montréal, 370 pages.

https://www.editionsdruide.com/livres/les-dormeurs-de-nauru

jeudi 21 décembre 2023

UNE FORMIDABLE QUÊTE D’IDENTITÉ

CERTAINS LIVRES viennent vous séduire, tellement que l’on souhaiterait rencontrer les personnages pour discuter, prendre un café, faire un bout de chemin avec eux et parvenir, peut-être, à se faire une petite place dans leur univers. C’est ce qui s’est produit avec Chapitre 15 de Sylvie Nicolas. Comment ne pas aimer John Pelham, cet anglophone généreux, originaire des maritimes, qui vit à Québec, dans le quartier Saint-Sauveur. Avec Élène qui débarque comme ça, arrivant de Toronto, après une longue absence. Jérôme aussi, l’homme à tout faire, un grand cœur toujours prêt à aider et à s’occuper des autres. En plus, je me suis retrouvé dans une librairie de livres anciens et d’occasion, le Déjà-lus. Je me suis mis à rêver que je repêchais mes premières publications qui ne sont plus sur les tablettes des librairies depuis je ne sais plus quand. Surtout que les clients ne se bousculent pas dans ce lieu paisible, et que John peut se permettre de prendre son temps, de vivre sa passion pour les ouvrages rares et précieux. Il participe même à des rencontres internationales pour croiser des collègues et s’informer sur certains documents.

 

Élène revient à Québec après la mort tragique de son amoureux, s’installe chez John qui l’accueille sans poser de questions comme un véritable ami le fait. Elle a sa place dans la librairie de la rue Saint-Vallier, dans le petit studio, tout en haut, au premier, pour guérir et surtout, peut-être, oublier ou du moins accepter les épreuves qu’elle vient de vivre. 

Elle donne un coup de main à John qui lui laisse le temps de se retrouver même si la vie bouscule toujours un peu tout le monde et ne cesse de surprendre.

La mort d’Adeline par exemple, une cliente, une dame fort attachante qui avait adopté Élène. Cette dernière allait chez elle, pour lui faire la lecture, au moins une fois par mois. Tout change avec l’étrange héritage d’Adeline, des textes plus ou moins longs qu’elle lègue à sa lectrice. 

 

COMA

 

Adeline y raconte des comas qui ont marqué son existence. Une sortie hors de sa vie consciente pour se retrouver dans un milieu idéal peut-être, avec des amis fort sympathiques, un amour sans doute. Cette léthargie reste un état bien mal connu. Le cerveau cesse-t-il toute activité lucide alors ? Bien des questions demeurent sans réponses.

Une rencontre avec Guylaine Fortin, la notaire chargée d’exécuter les volontés d’Adeline, lui permet de recevoir cet héritage et tout un monde s’impose. La vieille dame parle de son autre existence, de ses liens dans ce monde incertain, peut-être pas si inaccessible que l’on pourrait le croire.

 

« Je suis resté un long moment les yeux rivés au feuillet, la tête à la fois pleine et vide. Je me sentais incapable de décacheter une autre enveloppe. Je n’aurais su dire ce qui venait de me traverser, mais à cet instant précis, j’aurais voulu glisser dans un univers de sommeil semblable à celui d’Adeline. » (p.77)

 

Élène et John s’aventurent dans une quête, disons-le, qui permet de se retrouver, de respirer après des remous qui secouent et font perdre pied souvent. La vie est comme ça et même dans le rêve, rien ne semble de tout repos.

 

AMIS

 

Les personnages de Sylvie Nicolas sont des gens ordinaires que l’on pourrait rencontrer en sortant de chez soi, saluer ou encore inviter à prendre un verre pour un bout de conversation, un moment de bonheur qui rend la journée intéressante, pour ne pas dire précieuse. Des individus qui vous permettent de mieux vous sentir dans votre espace, un peu comme les hommes et les femmes de Jacques Poulin. Comme si on tombait en amour avec ces personnages.

Élène cherche à oublier Carl, un photographe de talent. Sa mort l’a dévastée. Elle est fragile, a tout abandonné derrière elle pour tenter de faire le ménage dans sa tête. John comprend très bien son amie et demeure particulièrement discret. Lui aussi n’a pas été épargné. May, son amoureuse, l’a quitté pour une secte religieuse qui rend un culte un peu étrange à la Vierge Marie. Un groupe qui n’a rien de rassurant. Les hommes qui viennent demander de l’argent à John ont plus à voir avec la mafia que des anges convertis.

Jérôme, la bonne âme, le généreux de son temps et de son savoir, celui qui règle tous les problèmes quotidiens, se remet mal de la mort d’Adeline qui était plus qu’une amie, du moins dans son cœur et sa tête. 

Et tout s’ébranle, secoue ces gens avec les petits événements qui leur font oublier leurs soucis.

 

« Guylaine vous aura mentionné que vous devez vous sentir libre d’accepter les enveloppes ou de les lui laisser. Si vous en prenez possession, vous resterez libre de les ouvrir ou pas. Libre de lire le contenu de la première de jeter les autres. Libre de lire le contenu de la première et de jeter les autres. Libre, quoi. Il n’y a aucune obligation de votre part. Et de ma part, aucune intention de vous encombrer. » (p.31)

 

Il n’y a pas de meilleure façon de vous lier. Et voilà Élène avec bien des questions. Tous tentent de l’aider, de comprendre que le réel n’est peut-être pas ce que l’on pense. Adeline a vécu des événements particuliers dans un autre monde.

 

LECTURE

 

À deux reprises, Adeline a sombré dans un coma profond pour rejoindre, pour ainsi dire des amis, des gens dans cet autre univers. Des enfants, des amoureux. Il y est question de son pays d’origine, de Forillon qui a été rasée pour faire place au parc national que nous connaissons. Une allégorie, certainement, de Sylvie Nicolas pour nous parler de ces gens qui ont été dépouillés de leur récit et coupés de leurs racines. Ils se retrouvent dépourvus, comme s’ils n’avaient jamais existé, n’avaient jamais eu de passé. Et pour apprivoiser cette vie perdue, ils doivent basculer dans une sorte de sommeil onirique pour ranimer leur histoire. Tout se complique un peu quand on apprend que le père de la notaire Fortin, lui aussi originaire de ce coin de pays, a vécu des comas qui coïncident avec ceux d’Adeline. 

 


MISSIVES

 

Les fameux écrits rappellent des gens, des événements qu’il est difficile de percevoir et de comprendre, surtout pour John et Élène. Guylaine, la notaire, par la même occasion, tente de trouver les morceaux manquants de sa vie avec un carnet rédigé par son père.

Tous tâchent de reconstituer le puzzle de cette histoire pour retrouver leur équilibre. Élène, qui a tant de mal à évoquer le suicide de Carl. John qui a quitté son pays des maritimes et qui a vu May s’évader dans un autre monde. Jérôme qui s’occupe de sa sœur et d’une amie qu’il qualifie de « femme de sa vie ». Tous, pour envisager l’avenir, doivent apprivoiser leur passé et l’accepter avec sérénité.

 

« Le document s’achevait sur l’amour immense, impossible à formuler, qu’elle portait à ces petits. Non pas comme une femme de son âge, écrivait-elle, mais comme l’enfant qu’elle avait été dans ce monde où les pères et les mères avaient disparu. Elle et les marmots partageaient le même chagrin : celui de leur mémoire effacée. » (p.165)

 

Un formidable roman, une quête d’ancrage qui nous emporte. Des personnages vibrants et fragiles qui se tendent la main, toujours prêts à aider leurs proches. Ils refont surface dans une belle solidarité malgré les embûches et des blessures que l’on pense souvent impossibles à guérir. Et il y a des épreuves, la covid, les guerres qui permettent de se serrer les coudes devant l’horreur. 

L’impression de perdre des amis en refermant ce roman lumineux. Oui, j’ai ressenti une peine d’amour en abandonnant Élène et John, Jérôme qui se retrouve seul à la mort de sa sœur. 

Mais, il y a la vie, le présent et des hommes et des femmes qui s’aident, font tout pour devenir plus généreux et attentif aux autres. Et quelle magnifique maîtrise de l’écriture par Sylvie Nicolas. Une retenue que je lui envie, un monde qui vit, palpite et fait de la vie la plus belle et la plus folle des aventures. Et pour le titre, vous devrez faire l’effort de lire ce roman, de suivre ces personnages impossibles à oublier. Vous m’en reparlerez.

 

SYLVIE NICOLAS : Chapitre 15, Éditions Druide, Montréal, 240 pages.

https://www.editionsdruide.com/livres/chapitre-15

mercredi 27 septembre 2023

LOUISE PORTAL : UNE VIE PAS ORDINAIRE

LOUISE PORTAL propose sa biographie écrite en collaboration avec Samuel Larochelle. Un regard sur le parcours de la comédienne, de la chanteuse et de l’écrivaine que nous connaissons, un formidable témoignage surtout. On pourrait parler d’une réflexion ou d’un témoignage, tellement Louise Portal, Aimer, incarner, écrire cerne les réalisations de cette femme exceptionnelle. Que dire, que retenir de ce parcours qui sort des sentiers battus et a fait de la petite Lapointe, née à Chicoutimi, une figure marquante de la scène, du cinéma, de la chanson et de la littérature? Comme si Louise Portal avait vécu plusieurs vies, pouvant muter pour révéler l’être multiple qui se dissimule en elle. Jouer dans tout près de cinquante films, se faire connaître sur scène avec quatre albums de chansons et de musiques en plus de signer une vingtaine de livres, ce n’est certainement pas à la portée de tout le monde. Louise Portal y est allée à fond pour dire le meilleur d’elle en ayant du temps pour certains organismes sociaux, les Correspondances d’Eastman surtout, qu'elle a fondé, un événement couru par les écrivains et les écrivaines depuis les débuts. Une existence occupée et magnifique de remous, de moments plus difficiles et d’embellies extraordinaires. La vie n’a jamais été un long fleuve tranquille pour Louise Portal.

 

Le livre échappe aux balises qui marquent le genre, à l’image de la femme qui a fait de sa vie une quête, cherchant à exprimer tout ce qu’elle ressentait en elle par différentes voies artistiques. Elle a toujours voulu esquisser ses propres sentiers. Un besoin d’incarner des personnages sur scène et au cinéma, de chanter et de s’imposer dans une dramatisation que peu d’interprètes pouvaient se permettre, de suivre les traces de son père en devenant écrivaine. À noter que Louise a pris le nom de plume de ce dernier. Portal. Elle l’a fait résonner partout dans le monde de la création. 

Elle ne voulait pas d’une biographie convenue et sans surprises, où tout s’amorce avec l’enfance, les découvertes, la carrière professionnelle et les amours pour parvenir à un moment où l’on touche l’être et l’âme d’une vie pleine de bifurcations plus ou moins étonnantes. 

 

«Avant de débuter, Louise m’a demandé de réfléchir à la structure du livre. Pas pour en faire un projet expérimental qui pourrait dérouter les gens, mais pour démontrer qu’elle les respecte trop pour leur offrir de la banalité. Et l’idée de séparer les sujets d’intérêt de manière moins commune et sans commencer par un plongeon dans les méandres de sa jeunesse.» (p.18)

 

Pourquoi ne pas faire simplement, se rencontrer et discuter, parler pour parler comme on dit? Louise répond aux questions de Samuel et on va ici et là, fouillant, cherchant dans les dédales de sa vie. Les deux ont dû dialoguer pendant des heures et des semaines pour réfléchir, cerner la comédienne, la chanteuse et la romancière, la femme amoureuse et généreuse. Tout en n’évitant jamais les liens avec sa famille, surtout son père, médecin et écrivain de Chicoutimi avec qui elle a entretenu une correspondance unique, et ce dès son plus jeune âge. Un homme étonnant qui s’était mis à pleurer lors d’une entrevue chez lui, en parlant de l’un de ses livres. J’en étais sorti un peu troublé.

 

JUMELLE

 

Tout le monde le sait. Louise Portal a eu une sœur jumelle, Pauline. Une relation singulière et plutôt difficile, elle ne le cache pas. «Je ne suis pas née toute seule; on était deux au départ». Une phrase comme celle-là pourrait faire l’incipit d’un roman ou d’un récit. Les jumelles, disait-on dans la famille Lapointe. Les fillettes que l’on habillait de la même manière jusqu’à l’âge de quatorze ans. Une fusion? Pas vraiment. Louise a ressenti rapidement le besoin de se différencier, d’avoir sa vie, de faire ses expériences et d’être entière dans ses pulsions et ses espoirs. Tout cela s’est concrétisé vers quatorze ans quand elle a refusé de porter les mêmes vêtements que Pauline. Un geste qui a sans doute blessé sa jumelle. Cette volonté d’être unique, présente dans son corps et sa tête, l’a poussée vers le théâtre, le cinéma, la télévision, la chanson et l’écriture. Une quête qui la guidera dans toutes ses entreprises. Travailler pour avoir son nom, faire sa marque, une vie à soi. Un effort similaire pour Pauline qui a dû trouver sa propre identité. Pas évident, puisque les jumelles ont choisi la scène, d’incarner des personnages et de chanter. 

C’est certainement ce désir qui a conduit la jeune femme à s’approprier le pseudonyme de son père quand elle s’est aventurée sur une scène. Ce théâtre qui la faisait rêver depuis toujours et qui a rythmé ses jeux d’enfance. Les écrivains prenaient souvent un nom de plume à l’époque pour se démarquer du métier qu’ils exerçaient dans leur quotidien, devenant un autre dans les mots et la fiction.

 

«Parmi tout ce que j’ai compris, je peux nommer un élément incontournable : j’ai un besoin irrépressible de prouver mon unicité. Une nécessité qui m’habite dans toutes mes cellules et qui a participé à mon rayonnement professionnel et artistique. Je pense que c’est pour cette raison que je considère ma relation avec Pauline comme la plus importante.» (p.21)

 

La comédienne s’impose d’abord à la scène. Rapidement, elle incarne des personnages que l’on aime à la télévision et au cinéma. Étrange, mais je n’ai guère de réminiscences de Louise Portal dans un téléroman. Il est vrai que j’ai des rapports plutôt chaotiques avec la boîte à images, ayant plus souvent le nez dans un livre. Je me souviens surtout de sa présence au grand écran. Le rôle mémorable de Cordélia d’abord, ce personnage inoubliable dans le film de Jean Beaudin a marqué mon imaginaire. Des séquences sont encore là dans mon esprit. Surtout les magnifiques scènes d’hiver avec la poudrerie qui balaie le pays. Magique et intense.

 


FRANCHISE

 

Louise Portal n’hésite pas à aborder ses rapports avec les réalisateurs, souvent une histoire d’amour, ses amitiés avec des partenaires de jeu, l’âge qui touche particulièrement les femmes dans ce métier. La comédienne fait preuve d’une belle franchise. Ses relations difficiles avec les hommes et ses compagnons de vie, son désir de sauver tout le monde et de les protéger. Son père avec qui elle a été très proche, en osmose presque… 

Le succès de la chanteuse en France où les portes s’ouvraient, son choix du Québec et de la campagne, l’écriture toujours présente. Elle a commencé à tenir son journal vers l’âge de douze ans. Oui, une passion profonde de s’affirmer et de s’exprimer. Et la rencontre de son homme, de son ami, de Jacques, de son partenaire, de son confident, de son complice. Un tournant dans sa vie qui lui a apporté calme et stabilité.

Un témoignage fascinant, particulièrement senti, un parcours qui sort de l’ordinaire et qui permet à Samuel Larochelle de se révéler, de parler de son mal être en réfléchissant aux propos de Louise. Juste ce qu’il faut, gardant ses distances. Après tout, ce n’est pas sa biographie qu’il écrit, mais il arrive bellement à y laisser sa trace. En cela, l’entreprise est originale.

Un regard franc sur le monde du cinéma, de la télévision et du théâtre qui a pris son essor au Québec en même temps qu’elle quittait Chicoutimi pour étudier au Conservatoire d’art dramatique de Montréal. Une femme d’instinct, capable de cogner à la porte d’un metteur en scène ou d’un réalisateur quand elle voulait un rôle. Jamais elle n’a hésité. Une fonceuse certaine de ses talents.

 


ÉPOQUE

 

Une époque se profile dans les confidences de Louise Portal qui a fait sa marque dans de grandes œuvres comme Cordélia ou encore Le déclin de l’empire américain. Sa présence également dans le monde de l’écriture et de la chanson, son contact avec le public dans de nombreuses conférences qui la mènent aux quatre coins du Québec. Avec Louise Portal, c’est le Québec de la Révolution tranquille, l’affirmation de la télévision et l’effervescence des téléromans qui nous distinguent, un cinéma qui a gagné ses lettres de noblesse ici et sur la scène internationale, une littérature aussi qui, à partir des années soixante-dix, s’est imposée dans des productions fortes et inoubliables, donnant un essor unique aux ouvrages pour la jeunesse par exemple. 

Un livre avec photos qui marquent les étapes importantes de sa carrière, des dessins qui révèlent bien l’artiste qu’elle est. Son père Marcel a également joué du pinceau. 

Un peu étonnant cependant que dans ces échanges, Louise Portal n’aborde jamais la question du Québec qui a mené le Parti québécois de René Lévesque au pouvoir en 1976, la tenue des référendums de 1980 et 1995. Nombre de comédiens et comédiennes, ses camarades, n’ont pas hésité à s’afficher et à monter sur les tribunes aux côtés des politiciens. J’étais très curieux de savoir ce qu’elle aurait à dire de l’effervescence qui a marqué la chanson au Québec pendant cette période. Pas un mot, pas même une allusion. C’est certainement un choix de sa part. Elle en a bien le droit.

 

PORTAL LOUISELouise Portal, Aimer, incarner, écrire, Éditions Druide, Montréal, 280 pages.

 https://www.editionsdruide.com/livres/louise-portal-aimer-incarner-ecrire

 

 

 

mardi 11 septembre 2018

VIRGINIE FRANCOEUR FRAPPE FORT

VIRGINIE FRANCOEUR ne laissera personne indifférent avec Jelly Bean, un premier roman qui permet une incursion dans un monde qui fait souvent les manchettes pour toutes les mauvaises raisons, ces lieux où de jeunes femmes dansent nues, se prostituent avec des « clients » qui se permettent tout. Ces faux Casanova savent faire rêver les filles naïves qui ont besoin d’argent pour leurs drogues, cherchent une forme d’anesthésie pour oublier leur réalité. Un monde d’illusions qui dure le temps d’un feu d’artifice. Oui, une plus jeune, une plus belle se dénude sous les projecteurs et celle qui captait tous les regards, il y a quelques mois à peine, est repoussée dans l’ombre.

J’ai  pris du temps avant d’adhérer à ce roman, à croire au personnage d’Ophélie. J’ai dû m’arrêter souvent, revenir sur quelques phrases avant de la suivre sans m'enfarger dans mes questions. Souvent, j’ai eu envie de traiter cette fille de nunuche et d’idiote. J’ai souvent pensé m’arrêter. Mais, j'ai continué, troublé d’une certaine façon, retenu par cette écriture singulière. Et comment abandonner Ophélie, Sandra et Djemila ?
Quelle réalité terrible, toffe pour ne pas dire autre chose. Des hommes qui peuvent se payer tous leurs fantasmes, des filles qui ne demandent qu’à s’étourdir dans de beaux vêtements, se prendre pour des vedettes quand tous les regards viennent sur elles comme des papillons qui les transforment en vierges incandescentes.
Et la naïveté d’Ophélie, sa candeur, sa « pureté » dans ce monde d’exploiteurs et d’exploitées me semblait étrange… Voilà un personnage ambigu, énervant et fascinant. Une Ophélie consciente, mais qui ne peut s’empêcher de jouer avec le feu. Elle a fait des études, est née du bon côté de Montréal, pourrait certainement faire autre chose que de servir des « drinks » à des hommes esseulés. Pourtant, dans ce bar, elle se sent belle et désirée, elle qui n’a jamais été à l’avant. Elle s’accroche à Sandra que les garçons approchaient comme si elle était l’incarnation du désir et de la sexualité. Une fille qui carbure à l’argent, aux drogues, rêve de s’installer avec Mario, un petit truand minable qui se joue d’elle. Elle ne veut surtout pas réfléchir, retourne les mots et les éventre pour s’inventer un monde différent.

ATTENTION

Ophélie est un personnage complexe, une mal-aimée qui cherche une façon de sortir de sa solitude peut-être. Elle n’a jamais accepté le départ de sa mère, a toujours été celle qui « n’existait pas » à l’école, celle que l’on ne voyait jamais avec ses jambes d’allumettes. Elle a toujours été une bonne élève pendant que Sandra vivait les grands spasmes de la sensualité. L’envers et l’endroit ces deux filles. Une Sandra qui n’a rien voulu apprendre à l’école, peut-être dyslexique, et Ophélie qui grandissait dans un monde qui aurait pu la lancer dans la vie. Comment de ne pas reconnaître Denis Vanier quand elle plonge dans ses souvenirs.

Avec ses grands yeux pers vers nulle part, il m’aidait à prononcer les mots des poèmes. Il disait que j’étais très intelligente, que je pourrais faire du théâtre si je continuais à réciter avec lui. Il croyait en moi et j’étais amoureuse pour la première fois. Pendant ce temps, mon père ne se doutait pas de cette amitié avancée avec son meilleur ami. Bien trop occupé à cruiser Josée. Elle, c’était la blonde de l’autre écrivain, le poète tatoué québécois qu’on appelait Langue de Feu. J’étais trop jeune pour comprendre, mais j’étais certaine que ce n’était pas normal, ce truc-là. Il ne la regardait pas comme… C’était plus doux avec elle. C’est peut-être pour ça que ma mère a foutu le camp… Ça m’avait décrissée d’aplomb ! (pp.97-98)

Et elle travaille dans ce bar, tout sourire pour les clients, ramasse l’argent. Que dire d’un homme qui paie le gros prix pour boire l’urine de la jeune fille ? Ophélie, ange de candeur et de naïveté, être éthéré se laisse envoûter par le clinquant et la lumière aveuglante des projecteurs. Un voyage à la Icare. En voulant toucher le soleil, la célébrité et l’amour, elle risque tout et la chute sera terrible.
Djemila surgit et disparaît, une escorte de haut vertige, un exemple à suivre pour toutes. Ses cibles sont des milliardaires âgés qui l’exhibent comme un trophée. Elle s’est fait payer un appartement à Montréal et vit dans le grand luxe. Difficile de ne pas songer à Nelly Arcand, à cet univers où tout est mensonge, apparence et exploitation. Djemila, la beauté parfaite sait où elle va et peut prendre tous les risques.

CHUTE

La drogue, la passion du jeu font que Sandra à dix-huit ans est sur la touche et doit se contenter de « passes rapides ». Elle ne veut surtout pas prendre conscience de sa déchéance. Comment se libérer de cette spirale ?

Sandra en arrache, veut de l’amour, prend du poids, tourne en rond en manque de tendresse. Elle se dégrade, mais ne lâche pas. Elle s’entête à prendre soin de moi, sa petite Ophélie baptisée à Sainte-Madeleine. Mes parents voulaient le meilleur pour leur fille unique, leur miracle de vie. Une éducation catho sivouplait : pensionnat pour filles, solution miracle ! Pauvres parents… S’ils savaient que les dealers livrent steady chaque jour à leurs filles adorées. (p.29)

Un humour vitriolique, un sens de la description exceptionnel, une écriture truffée d’anglais pour décrire l’aliénation de ces filles qui pensent se retrouver au bras d’un homme qui va les dorloter, ou encore en faire des vedettes en tournant des films pornographiques. Ophélie imagine se métamorphoser en recourant aux artifices.

Bientôt, j’aurai une poitrine siliconée et les choses vont changer. Oh silicone dream ! Big boobs pour Pedro mon cowboy. Grouille-toé mon Pedro, comme dirait Sandra, sinon je vais te la chanter, la chanson du bye-bye mon rodéo. Avec Cherry, tu vas l’avoir ta p‘tite vie western de Saint-Tite, pain blanc tranché sur le comptoir de cuisine de votre semi-détaché à venir, piscine hors terre dans la cour arrière avec juste assez de place pour le BBQ Canadian Tire. (p.135)

Prendre possession du réel, maîtriser le langage. Djemila l’a compris et c’est là un des secrets de sa réussite. Sandra dérive dans une langue écrianchée. Elle n’arrive pas à dire sa situation, à la cerner. Elle préfère surfer sur les hautes vagues de la drogue pour oublier, courir dans des romances.
Un roman dur, terrible de dépossession et d’aliénation, d’exploitation et de rêves impossibles. Personne ne sort indemne d’une pareille aventure.

Vodka en main, jelly beans et zopiclone en quantité monumentale, je sens mon corps s’engourdir… Trop tard ! Je sombre dans un trou noir. Faudrait que je fasse le 9-1-1. Je n’arrive pas à émettre un son. Sable mouvant. Je ne sais plus, c’est trop profond. J’entends une voix dans ma tête : « Ophé, j’te l’avais dit, c’est comme ça, la vie, on est BFF pour l’éternité… » (p.176)

Que dire de plus ! Virginie Francoeur démontre tout son talent en nous entraînant dans un univers glauque qui ne peut laisser indifférent. Une véritable douche froide.


JELLY BEAN, un roman de Virginie FRANCOEUR, Éditions DRUIDE, 2018, 184 pages, 19,95 $.



mercredi 21 février 2018

ALAIN BEAULIEU SONDE L’ÉCRITURE

ALAIN BEAULIEU nous offre un roman plutôt intrigant avec Malek et moi. Je dis bien roman, parce que j’ai pris la peine de vérifier plusieurs fois, me demandant tout au long de ma lecture, si j’avais affaire à une histoire vraie ou à une fiction. J’imagine que l’écrivain souhaitait semer le doute chez son lecteur, qu’il se demande qui est cette Nadine qui l’a choisi pour écrire son histoire. Un peu réticent, l’écrivain accepte de plonger dans l’aventure et une sympathie certaine se développe entre les deux, même s’il fait tout pour garder ses distances et s’en tenir au rôle de narrateur. Une histoire toute simple qui bascule rapidement dans une suite d’événements plutôt rocambolesques.

J’ai terminé ma lecture de Malek et moi avec bien des questions et peu de réponses. J’ai eu beau secouer le livre, me dire que c’était un roman, me répéter que l’auteur a tout inventé, je suis resté sur mon quant-à-soi. L’écrivain a réussi son coup en me déstabilisant de la sorte, en me laissant croire que la narratrice est une femme réelle avec une carte d’assurance-maladie et un NIP.
Pourtant…
Mon inconfort vient certainement de l’architecture du roman. D’un côté, les histoires de Nadine, ses relations impossibles avec ses parents, sa peine d’amour, son avortement, son départ du Québec pour oublier, son errance en Europe dans un anonymat total pour retrouver son soi, son équilibre et son regard sur le monde. De l’autre, un journal où Beaulieu décrit minutieusement ses rencontres avec Nadine, jongle avec ses questions et ses hésitations devant la jeune femme atteinte d’un cancer. D’un côté, une histoire qui ressemble à un polar où les poursuites et les rebondissements se multiplient et de l’autre, la lutte d'une jeune femme contre le cancer, l’approche de la mort. Et  un écrivain au milieu qui fait tout pour garder ses distances.

MALEK

Malek change tout. Un premier regard, un mot et tout bascule. Les amours doivent bien commencer quelque part. Nadine est séduite par cet homme même si elle comprend rapidement qu’il trempe dans des affaires louches. Trafiquant, mafioso, espion, terroriste, on ne saura jamais.

Je peux te promettre une chose Nadine, c’est que si tu te colles à moi, tu ne t’ennuieras pas. Faudra te préparer à bouger, accepter de ne pas tout comprendre, donner du temps au temps, le bousculer parfois un peu. Je suis souvent en déplacement, plus colibri que gros bourdon, aujourd’hui ici, demain là-bas, dans un avion supersonique ou à dos de chameau dans le Sahara, et ce n’est pas une image, je te jure. J’ouvre mon jeu pour toi, Nadine, pour que tu saches dans quelle galère tu montes si jamais tu décides de me suivre. Tu as planté ta flèche là, a-t-il ajouté en se tâtant le thorax, entre ma sixième et ma septième côte. (p.56)

C’est ce que demande Beaulieu à son lecteur : « accepter de ne pas tout comprendre, donner du temps au temps ». Je veux bien, mais je n’ai jamais réussi à m’abandonner et à lui faire confiance.
Cette alternance entre le témoignage de Nadine et le journal d’Alain Beaulieu a pour effet de casser le rythme et m’a empêché de m’accrocher à l’un ou à l’autre. Et il y a deux Nadine. La jeune femme amoureuse de Malek, celle qui fuit avec son amant et l’autre qui lutte contre une maladie mortelle. 
Quelle histoire ! Malek fuit pour des raisons qui restent floues. Plus, la police française recrute Nadine comme agent double. Tout le monde fait partie des services secrets à un moment donné. Alors pourquoi cette cavale ?
Et que dire de la fausse mort de la jeune femme organisée par la police ? En quoi elle met l’État français en danger ? Ça fait beaucoup de questions et peu de réponses. J’avoue avoir souvent perdu pied.
Elle rentre au Québec, s’installe à Saint-Fulgence, au Saguenay, dans une solitude assez terrible. Elle est morte officiellement, n’a plus de famille, de sœur et d’amis, n’est plus personne près des battures de l’Anse aux foins et rien ne dit qu’elle fréquente la Bibliothèque Nicole-Houde. L’auteure de La vie pour vrai aimait les polars et je me demande ce qu’elle aurait pensé de la présence de Nadine dans son village. Une belle occasion ratée de réfléchir à la perte d’identité, surtout que Nadine semblait vouloir échapper à tout en fuyant en Europe. Elle réussit son projet en rentrant au Québec avec un autre passeport, une autre vie.

ÉCRITURE

Beaulieu multiplie les leurres, s’amuse à déconstruire son récit pour s’attarder à sa démarche d’écrivain, aux hésitations qui secouent le créateur quand il plonge dans un ouvrage de fiction. Ce que nous lisons et prenons pour une aventure policière n’est pas la véritable histoire. Le travail de l’écrivain constitue le vrai sujet de ce roman. Assez étrange, je prenais la même direction dans Anna-Belle en 1972. Le narrateur retourne dans son village mythique de La Doré, amorce l’écriture d’un roman et vit un amour particulier avec Anna-Belle, un personnage de fiction. Il fait le vide autour de lui pour se plonger totalement dans l’aventure de l’écriture et il fantasme sur son personnage. Ma démarche était de l’ordre de l’imaginaire quand Alain Beaulieu tente de nous faire croire que tout est bel et bien réel.

Depuis que j’avais participé à une série d’entretiens dans le réseau des bibliothèques de ma ville pour parler de mon plus récent roman, un chapelet de questions plus ou moins existentielles me taraudaient l’esprit. La plupart concernaient mon rapport à l’écriture, comme si chacune de mes œuvres devait s’inscrire dans un grand dessein qui la transcenderait et lui donnerait un sens au-delà de ce qu’elle représentait en elle-même, à l’image d’une vie prédéterminée dont chaque épisode répondrait au plan liminaire. (p.85)

Le roman réside dans « ce rapport à l’écriture ». Pourquoi alors l’écrivain n’est jamais arrivé à me convaincre ? Même le journal m’a laissé sur ma faim, Beaulieu se contentant souvent de généralités, restant sur ses gardes. Même le suicide de Nadine m’a fait hausser les épaules.
Une idée intéressante, mais l’impression qu’il manque de la chair pour croire vraiment au personnage de Nadine, à cette cascade d’événements incontrôlables qui va dans toutes les directions. Comme si j’étais demeuré coincé entre la fiction et les préoccupations de l’écrivain. Et quelle écriture relâchée ! Je suis habitué à mieux chez Alain Beaulieu.
L'écrivain est assez habile pour relancer son récit, mais il oublie d’ancrer son personnage dans une réalité où le lecteur se sent à l’aise et peut y croire. C’est toute l’aventure de l’écriture après tout : convaincre un lecteur que tout est vrai même quand tout vient de l’imaginaire. Ça s’appelle l’art du roman. Je pense à Paul Auster qui nous plonge souvent dans des situations invraisemblables et impossibles, mais il a l’art de convaincre et nous le suivons.


MALEK ET MOI d’ALAIN BEAULIEU, une publication de DRUIDE ÉDITEUR.