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jeudi 4 septembre 2025

MARIE-SISSI LABRÈCHE SURVIT AU PIRE

MARIE-SISSI LABRÈCHE est courageuse. Il le faut pour écrire «Ne pas aimer les hommes», un récit inqualifiable et terrible. Marie-Sissi… Labrèche. J’allais retenir juste son prénom parce que j’ai l’impression de la connaître intimement après quelques pages. Comme si elle était quelqu’un de ma parenté. Donc, Marie-Sissi Labrèche aime les hommes, peut-être un peu trop même. Elle a puisé ce titre dans les sentences que lui répétait sa grand-mère quand il était question de la sexualité ou de l’amour. «Ma grand-mère m’a appris à ne pas aimer les hommes. Elle me disait toujours de me méfier d’eux, que c’étaient des profiteurs, des batteurs de femmes en puissance, des violeurs en série, des maniaques, des pédophiles, des fifis, des sans-cœur qui gaspillaient tout l’argent de la famille à boire comme des trous dans les tavernes…» Des propos que plusieurs de mes tantes auraient pu ressasser parce que, dans ma famille, plusieurs oncles étaient des violents et des agresseurs. Toutes se contentaient de murmurer en serrant les dents : «Les maudits hommes». Ça voulait tout dire, tout ce que la grand-mère de Marie-Sissi répétait à cœur de jour. Voilà, je la tutoie maintenant.

 

Marie-Sissi ne l’a pas eu facile avec un héritage de maladies mentales qui se transmettaient d’une génération à l’autre. La pauvreté des taudis, les coquerelles, les vêtements trouvés ici et là. Pourtant, la fillette réussissait à s’imposer à l’école et à se tenir parmi les plus brillantes ou les plus douées.

Un vrai miracle.

Dans ce récit, l’écrivaine revient sur son enfance, ses ancêtres venus en ville comme des milliers de campagnards québécois pour connaître la plus terrible des misères. Son arrière-grand-père était un déchaîné qui cognait sur tout le monde autour de lui. Il a rendu sa femme sourde à force de la frapper à la tête avant de disparaître un matin pour ne jamais ressurgir, abandonnant sa femme et ses dix-huit enfants. Vous avez bien lu : dix-huit enfants. 

 

«Sa mère se met donc à quêter de porte en porte pour remplir les petits ventres affamés, car il n’y a pas d’aide sociale au début du 20e siècle, elle doit compter sur la bonté de son prochain et le travail de ses plus vieux à l’usine, dont ma grand-mère qui, à quinze-seize ans, doit faire une croix sur son rêve de devenir maîtresse d’école, comme elle disait quand elle était choquée noir : Maudit câlisse de tabarnak!» (p.16)

 

Sa mère, une très belle femme, sera marquée par cette misère et des troubles mentaux. Des dépressions, des tentatives de suicide, l’omniprésence de sa grand-mère qui la protège et la couve parce qu’elle la sait effarouchée du monde et vulnérable.

 

«Ma grand-mère mène maintenant la danse. C’est elle qui a l’énergie et ma grand-mère, c’est un monstre d’énergie. C’est elle le boss. Je pense qu’elle vit sa meilleure vie à ce moment-là. Elle s’occupe du logement, le grand-père en pantoufles avec son plateau-repas sur tréteaux en métal scotché devant la télé la laisse tranquille et elle a ma mère pour lui tenir compagnie, ma mère, sa grande fille adorée qui ne travaille pas, n’étudie pas, sa grande fille à la santé mentale fragile, qui voit des sorcières marcher dans les couloirs depuis sa préadolescence, qui ne sort pas beaucoup, qui reste toujours collée sur papa-maman à dormir, manger du sucre, dormir encore, une espèce de Belle au bois dormant schizo.» (p.21)

 

Malgré tout, la jeune femme, à 22 ans, rencontre son prince charmant. Cette Belle au bois dormant donnera naissance à Marie-Sissi, qui aura un terrible héritage à porter. Il y aura un second père que Marie-Sissi aimera bien, même si sa grand-mère déteste tous les hommes autour d’elle.

 

S’ÉCHAPPER

 

La fillette veut de toutes ses forces s’évader ou échapper à cette fatalité, s’éloigner de cette misère et de la maladie mentale qui peut l’avaler. Il n’y a qu’un chemin à prendre, celui des études pour devenir quelqu’un, pour conquérir son autonomie, avoir toutes les chances de s’affirmer, ce dont les femmes de sa famille ont été privées. 

Elle fait sa vie dans cette famille dysfonctionnelle comme on dit maintenant, rencontre des amies, expérimente des jeux sexuels, les premiers baisers, même si sa grand-mère ne cesse de lui répéter qu’elle doit se méfier et garder les garçons à distance. Elle s’impose dans le sport (une véritable kamikaze au ballon-chasseur) et dans à peu près toutes les matières scolaires. Elle le sait, elle le sent, elle le désire de toutes ses forces : elle va écrire. Elle sera écrivaine, rien d’autre. 

 

«J’ai beau venir d’un milieu de coquerelles, sans culture, remplie de folie, je m’accroche à l’école, je veux devenir quelqu’un, voire quelqu’un d’autre. Je veux quelque chose de mieux pour moi, je veux plus. En tout cas, le gars qui, en plus, arbore une coupe Longueuil, a l’air de m’aimer puisqu’il veut même me fiancer. Je le quitte.» (p.65)

 

C’est ce qui la sauvera. Ne jamais se laisser prendre dans les filets de l’amour, partir, s’éloigner, protéger sa liberté même si le cœur veut lui éclater. Elle fera l’université, deviendra l’écrivaine qui surprend, étonne et envoûte avec son rire et sa façon unique de décrire les pires situations et les plus terribles misères. Le Québec l’adoptera rapidement dès son premier ouvrage : «Borderline», paru en 2000.

 

AMOURS

 

Il y a des professeurs qui lui collent aux fesses et qui ont presque réussi à écraser son envie de bousculer le monde et de s’en tirer par l’écriture. Des obsédés souvent, des contrôlants, des excessifs, des possessifs. Marie-Sissi a l’art d’attirer les hommes un peu détraqués, les bizarres qui cherchent de toutes les façons possibles d’en faire leur chose comme si elle était un bijou ou un objet précieux. 

 

«On a beau se cacher derrière les livres, les jolies fringues, les belles manières, les sofas Roche Bobois, ou Mariette Clermont, quand on a autant d’estime de soi qu’un pot de mayonnaise, on repère et on se fait repérer rapidement par ceux qui nous ressemblent. Les relations se passent d’inconscient à inconscient, les prédateurs sentent leur proie de loin. C’est peut-être cela qui nous a attirés, notre désamour envers nous-mêmes, je dirais bien notre haine, mais ce serait pousser dans mon cas, car je nourris toujours l’espoir de devenir quelque chose de mieux.» (p.140)

 

Un parcours terrible qu’elle raconte à sa façon, avec des rires dans son écriture pour chasser les larmes, pour ne jamais s’apitoyer sur une existence qui ne lui fait jamais de cadeaux. Sans doute qu’elle ne pourra jamais s’éloigner de cette enfance «pas comme les autres» pour s’inventer un passé. Impossible : elle est marquée au cœur et à l’âme. Elle fait avec son héritage, regarde autour d’elle et compose avec ses mots pour se rassurer et respirer. C’est que Marie-Sissi est une rescapée qui a échappé à la misère et à la folie, à tous les pièges de l’amour pour s’installer dans une vie normale, même s’il y aura toujours «un poulet à mettre au four». Un récit saisissant, émouvant et inoubliable. La vie dans ses pires excès, mais aussi dans des coulées lumineuses qui envoûtent.

 

MARIE-SISSI LABRÈCHE : «Ne pas aimer les hommes», Éditions Québec Amérique, Montréal, 152 pages, 22,95 $

https://www.quebec-amerique.com/collections/adulte/litterature/iii/ne-pas-aimer-les-hommes-10801

 

mardi 2 septembre 2025

POUR SALUER VICTOR-LÉVY BEAULIEU

J’AI EU L’HONNEUR d’être présent à l’hommage que tout le Québec a rendu à Victor-Lévy Beaulieu, le samedi 30 août, à Trois-Pistoles. La grande église, qui se donne des allures de cathédrale, était bondée pour les circonstances. J’étais parmi la quarantaine d’artistes, de comédiens et comédiennes, de proches et d’intimes qui ont lu des extraits des livres de Victor ou encore chanté et joué de la musique. J’étais là en tant qu’ami (Je le connaissais depuis 1970) et l’un des écrivains qu’il a publiés aux Éditions du Jour, aux Éditions VLB et enfin aux Éditions Trois-Pistoles. Ce fut deux heures de grâce, des instants comme nous en vivons peu dans la vie. Un moment précieux et unique. Je vous transmets le texte que j’ai fait «s’envoler» dans le chœur de la magnifique église qui était devenu le lieu de tous les possibles et de tous les miracles pour Victor-Lévy Beaulieu.   

 

«1970. Une voix que je n’oublierai jamais au téléphone. 

— Ici, Victor-Lévy Beaulieu des Éditions du Jour. Je vous appelle pour votre manuscrit. Nous l’acceptons.

Silence.

— Monsieur Beaulieu… Je n’ai jamais envoyé de manuscrit aux Éditions du Jour. 

— Vous êtes Yvon Paré… Vous êtes l’auteur de “L’octobre des Indiens”. Nous publierons votre manuscrit.»

— Très bien, merci…

C’est comme ça que je suis devenu écrivain.

J’ai su après que Gilbert Langevin, qui avait emprunté mon manuscrit, l’avait déposé aux Éditions du Jour sans m’en parler.

Et je me suis retrouvé quelques jours plus tard dans le bureau de Victor, rue Saint-Denis, pour signer mon contrat.

Raoul Duguay était à mes côtés pour son nouveau livre «Lapokalipso». J’étais prêt à signer n’importe quoi. Le poète et chanteur s’est mis à discuter les articles, s’attardant à une virgule, un point, une obligation ou une omission. 

La lecture du contrat a duré… longtemps.

Là, j’ai découvert l’immense bienveillance de Victor-Lévy Beaulieu avec les écrivains, leurs manies ou leurs obsessions. Il avait répondu à Duguay en souriant, rallumant sa pipe qui s’éteignait à chacune de ses objections. Il était comme ça avec ses auteurs. Patient, aidant, allant jusqu’à réécrire les contes d’Yves Thériault qu’il a publié chez VLB Éditeur. Des contes écrits rapidement pour la radio par Thériault. 

Et cette fois au Salon du livre de Montréal? J’étais là pour mon roman «La mort d’Alexandre». Le poète Denis Vanier arrive et se met à protester. Ses livres ne sont pas à la bonne place. Il hurle et saccage le stand. Victor-Lévy le calme et ramasse les livres lentement. 

— Ça va attirer les lecteurs, m’a-t-il soufflé en repoussant son chapeau.

Il aimait les écrivains, les poqués, les originaux, les migrants qui venaient des régions comme lui. Il m’a répété souvent qu’il espérait que je serais assez fou pour écrire toute ma vie sur mon village de La Doré, au Lac-Saint-Jean. 

Et bien, je l’ai écouté.

Il n’aimait pas visiter les amis, mais aimait recevoir. Je passais chez lui presque tous les étés, même s’il ne répondait jamais aux appels téléphoniques ou aux courriels. Des nuits, Danielle et moi, à l’écouter parler de ses écrivains, d’anecdotes, de lectures et de textes oubliés. Des personnages qui s’échappaient de son téléroman «L’Héritage» pour venir le hanter et camper sur sa galerie. 

Victor et sa fabuleuse mémoire. 

Je pense à nos tournées dans sa grande Cadillac «aux ailerons lumineux» sur les lieux de tournage de «L’héritage» ou de «Bouscotte». J’avais l’impression d’accompagner un seigneur qui descendait parmi ses sujets. C’est ce qu’était mon ami Victor, un seigneur parmi les écrivains, la mémoire du Québec et la passion de dire «ce pays qui n’est toujours pas un pays», selon sa belle trouvaille.

Allez, bonne route, mon ami! Que Dieu te blesse, comme chante Richard Desjardins.»