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jeudi 11 février 2016

Le roman joue-t-il encore un rôle dans la société

L’ART ET LA FICTION fascinent Sergio Kokis depuis toujours. Il s’est prononcé souvent sur la pertinence de l’œuvre d’art dans la société, s’est fait beaucoup d’ennemis en questionnant le rôle des musées dans la diffusion du travail conceptuel et éphémère (je n’ose pas parler d’art) qui mise sur l’idée plus que la réalisation. L’écrivain, tout comme le peintre, croit au travail qui témoigne et dérange. Nombre de ses romans décrivent des dictatures, particulièrement en Amérique du Sud, où des illuminés se sont approprié leur pays en interdisant tout ce qui contrariait leurs désirs. La littérature est toujours la première à passer sous le couperet de ces généraux. Cette fois encore, dans Un petit livre, Sergio Kokis s’attarde à cette question.

Anton Antonich Setotchkine enseigne la littérature russe à l’université de Moscou. Bien sûr, il respecte les diktats du parti communiste et s’en tient aux directives officielles. Pas question d’imposer des titres ou de mettre au programme des œuvres interdites par le régime. Au Québec, les enseignants, tout en respectant certaines directives, peuvent enseigner les ouvrages qu’ils souhaitent et faire souvent des choix étonnants.
Anton est un amoureux des grandes œuvres que le régime tient loin des universités. Dostoïevski est suspect et il est impensable d’enseigner les romans percutants du répertoire russe. Il faut s’en tenir aux écrivains autorisés. Je ne peux m’empêcher de penser à la littérature du terroir où le clergé au Québec imposait ses vues et sa propagande. Damase Potvin fut l’un des ardents défenseurs de cette approche cléricale qui ostracisait ceux qui refusaient de louanger la hache et la charrue. Jean-Charles Harvey a été « puni » parce qu’il avait osé transgresser la norme dans Les demi-civilisés.  
La dénonciation et la délation règnent en maître et il suffit d’une parole, d’une citation ou d’une discussion un peu animée avec un étudiant pour se retrouver devant un commissaire qui vous fait sentir coupable de tout.
Anton Antonich vit une vie plutôt terne et rêve de retrouver son indépendance. Son mariage avec une de ses étudiantes (il trouvait qu’elle ressemblait à Anna Karénine) est une terrible erreur. Varvara Petrovna est ambitieuse et participe à tous les comités pour faire avancer sa carrière. Bien sûr, des gens sont prêts à tout pour réussir, même à sacrifier des proches pour grimper dans l’échelle sociale. Et ils ne se retrouvent pas seulement dans les régimes totalitaires. Les absences de Varvara sont des moments de répit pour le professeur qui aime sa solitude, exagérer un peu avec la vodka, fumer tant qu’il veut et relire ses écrivains favoris.

Petit livre

En fin d’année, les étudiants doivent déposer des mémoires. La correction de ces amas d’idées convenues est une pénible corvée pour Anton Antonich. Il sait qu’il va retrouver les slogans du parti sur des pages et des pages, les clichés qu’il lit partout sur les grandes affiches de la propagande officielle.

La littérature contemporaine était devenue un terrain miné de la lutte de classes et il valait mieux faire attention lorsqu’on s’exprimait à ce sujet. Des goûts esthétiques avoués à la légère, y compris en musique, pouvaient receler de véritables aveux de culpabilité politique. Même certains titres de Dostoïevski étaient devenus introuvables en librairie, car suspectés d’idéologie réactionnaire. Après la mort d’Essenine et celle de Maïakovski, chacun savait que le métier des lettres était plus dangereux que celui de mineur. (p.17)

Parmi ces textes, l’enseignant découvre une note étrange de l’une de ses plus brillantes étudiantes, Olga Komova. Et un livre interdit par les autorités qu’elle a substitué à son travail de fin d’année. Nous autres, un roman signé par Iveguni Ivanovitch Zamiatine ne dit rien à Anton.
Que faire ? Se débarrasser de ce récit compromettant ou succomber à la curiosité avant de le remettre à l’étudiante. Il hésite, tergiverse, finit par le lire et rien ne peut plus être pareil. Zamiatine décrit une société où la pensée personnelle est absente. L’État, parfaitement rodé, décide tout et pense pour tous. Et si c’était le régime de Staline qui se cache sous cette fiction ? Anton Antonich pense à son séjour dans l’Armée rouge et ses études universitaires. Qu’est-il devenu, qu’est sa vie ? Et voilà qu’il est délégué pour représenter son université au congrès international des écrivains. Un grand honneur, peut-être aussi une corvée parce qu’il doit écrire des comptes rendus au jour le jour.


SUJET

La société sous Staline est décrite, les pénuries de marchandises, les magasins vides et les attentes qui n’en finissent plus pour se procurer un paquet de cigarettes ou une bouteille de vodka. Mais ce n’est pas le propos de Kokis. Il s’intéresse aux effets d’un livre qui dit vrai, qui bouscule des vérités et les lois immuables d’un régime totalitaire. Dans une telle société, la pensée originale, la réflexion personnelle fait perdre le pas et donne « un regard critique » sur son milieu. Anton Antonich comprend la force du roman de Zamiatine, le pouvoir subversif de cette prose qui semble si inoffensive au premier regard. Tout se complique quand Olga, son étudiante, est retrouvée morte dans une maison de campagne. Elle s’est suicidée selon toute vraisemblance.
Une machine impitoyable se met en branle. Il sera trahi par sa femme qui remet le livre interdit aux autorités pour se disculper et grimper peut-être dans l’appareil étatique.

LIBÉRATION

Dans sa cellule, on pourrait croire que l’angoisse et la peur vont terrasser le pauvre homme. Anton Antonich réfléchit et comprend où se trouve la liberté. Les interrogatoires lui font prendre conscience des ragots et de la délation qui règne partout. Les propos les plus anodins et les racontars deviennent des vérités. Il refuse de cautionner la bêtise. Son choix lui apparaît clairement. Il dit tout ce qu’il sait aux enquêteurs qui sont d’une étonnante compréhension même si la mécanique stalinienne ne fait pas de quartiers.
Le professeur de littérature trouve sa liberté dans son exil et ce village isolé. Les discussions avec un mathématicien et un peintre, juste avant de monter dans le train, lui font tout comprendre. Ils vont vers une liberté d’agir et de penser qu’ils ne peuvent imaginer à Moscou.

L’exil, mes amis, l’exil est le seul endroit valable pour une conscience lucide. Le mystère comme source de vie par opposition à la clarté blafarde du monde extérieur. Qui veut vivre dans un paradis ennuyeux ? Je crois que l’enfer est préférable, l’enfer des passions et des images bien contrastées. (p.210)

Même que le père de l’étudiante, un colonel  du KGB, lui procure des petites douceurs, comme s’il savait qu’au lieu de le condamner, il l’expédiait vers la liberté.

LIBERTÉ

Encore une fois, Sergio Kokis secoue les concepts de liberté, le rôle de la littérature et son pouvoir subversif. Ce que l’on ne fait plus guère dans notre société. On aime divertir, amuser et rire envers et contre tous. Les grandes œuvres sont dédaignées, oubliées ou supplantées par des fragments.
Il nous dit que la fiction doit bousculer sinon elle devient un outil de propagande. Bien sûr personne n’est envoyé dans un village du Lac-Saint-Jean ou de l’Abitibi parce qu’il a lu un livre de cet écrivain dans notre Québec d’austérité et d’anémies budgétaires. On pourrait toujours condamner le dissident à lire les succès du jour, à écouter des émissions où seulement quelques fidèles ont le droit de comparaître.
J’aime Sergio Kokis quand il jongle avec la pensée et qu’il secoue nos idées figées. Il joue alors pleinement son rôle d’écrivain et refuse d’être un amuseur. Il fait appel à l’intelligence, la réflexion et le dialogue s’engagent. Des propos qu’il faut sans cesse ressasser pour garder son droit à la liberté, la pensée et son autonomie. Les romans de Kokis sont souvent une gymnastique qui permet de retrouver des concepts que la publicité a tendance à occulter et à ridiculiser. Kokis joue alors parfaitement son rôle d’éveilleur de conscience.

PROCHAINE CHRONIQUE : Madame de Lorimier DE MARJOLAINE BOUCHARD PUBLIÉ CHEZ LES ÉDITEURS RÉUNIS.

Un petit livre de Sergio Kokis est paru aux Éditions Lévesque éditeur, 264 pages, 24,95 $.