L’ENTRETIEN LITTÉRAIRE EST L’ART de se glisser dans l’univers d’un poète ou d’un romancier, de le suivre dans les chemins méconnus qu’il affectionne. Les créateurs sont souvent sollicités pour ce genre de confidences où ils doivent expliquer leur démarche et se justifier dans une certaine mesure. Une rencontre qui demande beaucoup de lectures pour celui qui soulève les questions. Il doit avoir fait l’effort de se frotter aux publications et au parcours de l’écrivain qui se présente devant lui. Cette préparation prend parfois des années pour arriver à cerner les hésitations du faiseur de langage, les obsessions qui marquent le travail de ceux et celles qui vivent et périssent par les mots. Parce que toute œuvre signifiante est une hantise qui suit le créateur ou la créatrice pendant une vie, ne lui laissant jamais de répit et de repos.
Gérald Gaudet pratique la question avec une adresse remarquable, un savoir et une attention singulière. C’est peut-être l’outil le plus important pour celui qui se livre à l’entretien : l’écoute et la capacité d’établir une ambiance qui pousse aux confidences. Cet art tient de la pêche à la mouche qui demande de la subtilité et de la patience.
Dans Parlons de nuit, de fureur et de poésie, monsieur Gaudet nous fait naviguer entre les années 1983 jusqu’à maintenant. Des bonds, des arrêts, une manière de secouer les fondements d’œuvres marquantes et de mieux comprendre la direction qu’empruntent les auteurs. Une remise en question du monde et de la société aussi, toujours une tentative de dire ce qu’est l’aventure d’être vivant.
Certains en sont au début de leur parcours tandis que d’autres ont connu bien des dépaysements. Tous, peu importe le genre qu’ils pratiquent, recherchent une vérité, évitent les balises et tracent leur chemin en se méfiant des convenances. Il y a là un cri, une douleur certaine, une révolte et une colère qui peuvent faire peur quand elle est poussée à son paroxysme et que le poète coupe toutes les amarres.
ÉCRIVAINS
Entre Victor-Lévy Beaulieu, qui en était à mi-chemin d’un fabuleux cheminement en 1985, à Joséphine Bacon la lumineuse qui nous permet d’entendre les ancêtres qui hantent encore la toundra, monsieur Gaudet s’attarde à Kevin Lambert, Dany Boudreault, France Théoret, Yves Boisvert et Pierre Ouellet. Dix-huit créateurs en tout.
Véritable guérilla que livrent ces poètes, luttant avec les phrases, rejetant les conventions et les croyances pour faire résonner leur voix, retourner le langage de bout en bout. « Le souffleur de mots » est souvent proche de Jacob qui rêve d’une échelle entre le ciel et la terre, mène un combat terrible dans la nuit quand les autres sommeillent. Des veilleurs, des sonneurs de cloches, des femmes et des hommes qui aiment les tocsins pour aller plus loin, arpentent leur enfance et ne craignent jamais d’escalader les montagnes.
Je n’écris qu’enragé. Écrire, c’est d’abord et avant tout pour moi un enragement qui me permet de sortir du quotidien des choses — le quotidien, c’est répétitif. L’idéal, ce serait d’écrire dans un état d’enragement tel que ce serait définitif, que cet enragement soit un arrachement du texte des mots tellement total qu’il n’y ait plus rien à ajouter. Évidemment, on n’y arrive pas et c’est peut-être mieux comme cela. Autrement, il n’y aurait plus rien de possible. (p.15)
Victor-Lévy Beaulieu tenait ces propos en 1985. Il venait de publier Steven le Hérault.
TÉMOIN
Gérald Gaudet a beaucoup lu. C’est nécessaire pour toucher ce qui se dissimule sous les mots et reste souvent inaperçu. Parce qu’un roman et un poème sont semblables à l’iceberg qui dérive tout doucement. La partie visible n’est qu’un infime segment du grand tout immergé.
Monsieur Gaudet devient le passeur qui donne le goût des textes et des territoires intimes. Et il faut l’avouer, ces rencontres m’ont réconcilié avec la poésie de maintenant. Je m’en étais éloigné depuis des années, ne trouvant plus cette partie cachée, cette quête d’arrachement qui nous propulse dans le monde. Je pense que j’avais mal choisi mes inventeurs d’univers. Marjolaine Beauchamp, Maude Veilleux et Laurence Veilleux m’ont fasciné.
Il faut écrire les nœuds. Écrire sur ce qu’on n’arrive pas à s’expliquer, ce qui nous met en colère. Par contre, je ne nous trouve pas plus négatifs que les générations précédentes. Peut-être que c’est en lien avec la jeunesse. L’insatisfaction. (p.39)
Maude Veilleux ne peut mieux dire. Cette colère, cette rupture, ce pourquoi les écrivains et les écrivaines se faufilent derrière les apparences pour tâter le réel, ce qu’ils devinent dans l’invisible. « Ce qui palpite, lutte et se bat », pour emprunter les mots de Jean Ferrat.
MALAISE
Kevin Lambert me heurte avec sa violence souvent intolérable, son désir de mort et de meurtres. J’ai eu du mal à aller au bout de Querelle de Roberval, de cette férocité qui souffle le monde. Les pulsions les plus sanguinaires explosent dans ses ouvrages. Certainement, il souhaite provoquer le lecteur.
En retour, ce que l’œuvre littéraire peut faire sur les plans éthique et politique, c’est de les accepter avec l’hospitalité la plus radicale. Sans morale, donc. Seule la littérature peut accepter, et même aimer tous les aspects de leur personnalité, même leurs crimes, même leurs actions les plus odieuses, les plus terribles parce que le livre ne doit pas reproduire l’exclusion que le monde et la société leur servent. (p.80)
Aller au-delà de tout, faire fi de la morale, de l’autre et tolérer les assassinats les plus sordides, le meurtre d’enfants, le viol, la profanation des cadavres et l’anthropophagie ?
Comment oublier l’éthique et un certain humanisme, même quand on est loin des croyances religieuses et des diktats de la foi ? Comment rendre acceptable ce qui est suicidaire et destruction ? Ces raisonnements ont poussé la planète vers la mort et l’apocalypse des changements climatiques. L’écrivain doit demeurer responsable de ses propos et des scènes qu’il choisit de décrire. J’en suis toujours convaincu. Jamais je n’ai pensé autre chose en plongeant dans un récit ou un roman.
LUMIÈRE
Heureusement, il y a la solaire Joséphine Bacon qui se met à l’écoute de la toundra et de ses ancêtres qui se faufilent à travers les âges pour lui souffler la sagesse, la patience et le respect de l’environnement. La poète sent les vibrations et les palpitations du sol qui porte le vivant. Elle se branche au continent, s’ouvre aux saisons, ressent les grands courants telluriques qui traversent le pays. Bacon prend le monde dans son être et son âme. Elle s’oublie devant la Voie lactée qui chante. Sa paix, l’harmonie avec l’environnement, vient me toucher et me donne espoir.
Les entretiens de Gérald Gaudet permettent de se confronter avec nos peurs, des craintes, des obsessions en suivant les créateurs dans les chemins qu’ils veulent partager même s’ils sont souvent dangereux. Des moments précieux et surtout un respect, une attention tout à fait remarquable. Parce que la poésie, ce grand désir d’aller vers l’autre, peut étouffer et nous enfoncer dans une réclusion d’où il est difficile de s’évader. Je pense à mon ami Gilbert Langevin, l’homme de paroles, des rencontres et des discussions qui traversaient les jours et les nuits. Il a fini sa vie dans la plus terrible des solitudes. Bien plus, il me semble que son œuvre tout à fait remarquable et singulière se perde dans les remous du temps. Pourtant j’entends encore sa voix, ses chansons quand je ferme les yeux et que je le vois tourner devant moi comme un derviche qui s’étourdit dans ses images et ses mélodies. À force de secouer la parole, les magiciens et les prestidigitateurs finissent peut-être par abdiquer et s’abandonner au grand fleuve qui emporte tous les mots.
GAUDET GÉRALD, Parlons de nuit, de fureur et de poésie, Éditions NOTA BENE, Montréal, 312 pages, 31,95 $.