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mardi 18 septembre 2018

GILLES JOBIDON ENVOÛTE ENCORE

GILLES JOBIDON, dans son septième ouvrage, nous entraîne dans la Chine lointaine qui reste une énigme pour bien des Occidentaux. L’écrivain, encore une fois, offre une véritable porcelaine que l’on découvre en prenant mille précautions et en retenant son souffle. Une incursion dans ce pays qui faisait rêver pendant les années 1800 alors que l’envers du monde était l’objet de toutes les convoitises européennes. Les jésuites n’ont pas voulu demeurer à la traîne et ils ont débarqué très tôt en Chine. Les premiers missionnaires sont arrivés en 1582. Ils voyaient là l’occasion d’assurer leur présence pour ne pas dire leur hégémonie sur la planète et l’église de Rome. Ces missionnaires, la plupart du temps, muteront au contact des Chinois.

Jacques Trévier, Français d’origine, voulait devenir un saint dans son enfance. Après ses études, être devenu membre de la compagnie de Jésus, il est parti pour ce pays de mystères et de légendes, ce continent fascinant et déroutant. Un peuple qui invente la poudre à canon, les feux d’artifice, s’appuie sur cinq points cardinaux, manipule la boussole et surtout produit un tissu d’une grande qualité grâce à la domestication des vers à soie ne peut que fasciner un esprit scientifique. Ces vers précieux sont au cœur du roman Soie d’Alessandro Barrico, un écrivain que Gilles Jobidon aime particulièrement.
L’ordre des Jésuites a été aboli par Rome en 1773 par le pape Clément XIV. Ces religieux étaient devenus trop puissants, trop dérangeants et trop indépendants pour le pape et quelques puissances politiques, dont la France. Les religieux sont abandonnés à leur sort dans les pays où ils sont en mission, particulièrement en Chine. Plusieurs choisissent de demeurer dans leur nouveau pays, se marient ou occupent des fonctions importantes, s’étant bien adaptés aux mœurs et coutumes de la cour de l’empereur où ils ont leur entrée. Ils se sont « enchinoisés » comme Pive qui est devenu adepte de l’opium. Trévier est conseiller à la cour impériale et occupe la fonction d’horloger, devient maître du temps, se passionne pour la lecture et les livres anciens, prend son temps pour former les artisans chinois à son art. Il est devenu un Chinois parmi les Chinois.

Trévier est l’un des ex-jésuites français disciples de Vinci, d’Ambroise Paré, de Copernic et de Galilée qui remplissent des fonctions artistiques et scientifiques à la cour impériale. Durant leur présence houleuse de plusieurs siècles en Chine, les jésuites s’occupent accessoirement de religion. Il a toujours été plus payant pour eux de se mêler d’art et d’astronomie. De physique, de chimie, de mathématiques, d’anatomie et de botanique. C’est-à-dire de politique. (p.20)

Et le voilà loin des tensions européennes, poursuivant une quête personnelle où il tente de trouver un absolu que ses croyances religieuses ne le lui ont jamais donné. Peut-être que la lecture des livres anciens, le contact avec une sagesse millénaire, va lui permettre de calmer ses doutes et de mieux saisir l’univers qui le fascine.

MISSION

L’empereur lui confie une mission d’une haute importance. Il doit aller dans l’île de Baël pour ramener un teinturier qui possède les secrets du noir et de toutes ses variantes. Ce savoir permettra à la dynastie d’assurer sa puissance pour les siècles à venir.
L’expédition se fera avec tout le battant des déplacements de la cour impériale. Pour devenir invisible, il n’y a rien de mieux que d’être la cible de tous les regards.
Trévier parvient à cette île mystérieuse en évitant tous les dangers et se retrouve devant une Noire albinos qui possède le secret tant convoité. Une femme plus noire que les Noirs et plus blanche que les Blancs. C’est le coup de foudre. Le solitaire, le lecteur impénitent, celui qui ne fait jamais d’écarts est totalement subjugué.

Elle se lève. Fait les trois pas qui la séparent de Trévier. S’agenouille devant lui. Pose sa chandelle. Regard, sourire désarmant. Le tout, avec une certaine lenteur. Comme si elle apprivoisait un faon. Et Jacques Trévier se laisse séduire. C’est-à-dire qu’il devient ce qu’il n’a jamais été, fou braque et d’une femme. Comme si sa résistance à se faire aimer ne demande pas mieux, à ce moment précis de l’histoire, que de connaître son Waterloo. (p.89)

Le grand secret, la connaissance de la matière et de la couleur, de la vie peut-être, redonnera un élan à l’empire qui menace de s’écrouler. Une femme comme une anomalie qui n’arrivera jamais à reproduire la fameuse couleur noire hors de son île. Autre approche, autre matière, autre lieu, comment savoir. Le même phénomène ne se reproduit pas de la même façon selon les endroits et l’environnement.

Comme elle obsède tous les teinturiers. Chez qui elle est l’alpha et l’oméga, la couleur-mère et la non-couleur. La perfection, la reine, la source, le fondement, l’origine, la quintessence, le début, le milieu et la fin. Et Trévier, caressant enfin la possibilité de réaliser son rêve ultime. Celui de dormir en paix sous un arbre sans se faire rôtir la couenne jusqu’à l’os. (p.44)

Cette femme est à la fois le noir et le blanc, la convergence de toutes les couleurs, une sorte de catalyseur pour ce savant qui n’a voulu vivre que par l’esprit et les connaissances scientifiques. Il découvre son corps, certaines pulsions, le désir, le plaisir des sens et le voilà totalement bouleversé.
Il vit un amour qui retourne le corps et l’esprit, une illumination aussi brève que tragique. Les amours fulgurants sont des flammes qui brûlent souvent les yeux et l’âme.

MUTATION

L’empire du Soleil levant est envahi par les Britanniques. Trévier voit les saccages, les massacres et la fin d’une époque. La convoitise pousse les envahisseurs à tous les excès. Harry Field, botaniste, voit là l’occasion de sa vie, la chance de passer à l’histoire.

Des yeux si verts qu’en le voyant, l’idée vient que ce n’est pas du sang qui coule dans ses veines, c’est de la chlorophylle. Les botanistes anglais le snobent en raison de son accent rocailleux et de son manque d’instruction. Leur problème, c’est qu’ils sont jaloux. Il a appris sur le tas, mais il possède cette qualité qu’une minorité de scientifiques mettent une vie à acquérir : l’intuition. (p.136)

Le scientifique cherche la plante rare, un thé unique qui lui permettra d’aller parader devant la reine et devenir enfin un notable dans son pays.

ABSOLU

Trévier a vécu une sorte d’illumination et tout perdu. Le voilà brisé, errant, vieux jésuite agnostique, mandarin sans empereur qui aspire à disparaître pour guérir ses blessures. Il retrouve la solitude qui a toujours été la sienne. C’est la seule façon de survivre aux blessures de l’âme, tenter de comprendre la vie après avoir touché un moment de bonheur fulgurant. La révélation peut-être…

Il se dit : un jour, tu te sens vieux et l’envie te prend de détourner les yeux de ce qui s’en va et que tu as aimé. Parfois tu te cramponnes au passé et tu comprends que la vie n’y est plus. Alors tu regardes ce qui s’agite autour de toi et tu sais que tu ne sais rien. (p.151)

J’ai goûté chaque phrase qui se désagrège pour ne laisser que quelques mots sur la page. Une écriture comme une fine pluie, le jeu des pétales de la rose sur le sol. Une musique lente et obsédante qui coupe le souffle. Gilles Jobidon possède une écriture qui a la délicatesse d’un papillon sur la plus belle des fleurs.

Sa seule envie est de trouver un lieu tranquille pour faire son travail de vieillard, qui est celui d’apprendre à se pardonner et ne pas en vouloir à la terre entière. (p.157)

Un livre rare, écrit comme une partition où pas une fausse note ne vient briser la mélodie. L’impression d’être poussé vers le beau, dans une sorte de récit aérien où l’on perd les notions de l’espace. J’aime l’écriture de Jobidon, son univers, sa manière de s’appuyer sur le réel pour aller vers une forme de perfection, la sérénité après les grands ravages de la passion et de l’amour. La sagesse est peut-être de se recroqueviller dans un regard, un soupir, se reconnaître dans l’abeille qui explore la fleur, le soleil qui s’amuse avec les ombres dans le jardin. Jobidon m’a permis de me glisser dans toutes les dimensions de mon être avec ce roman unique.
Comment ne pas revenir sur mes pas pour prolonger le plaisir, lisant souvent à voix haute pour la musique, pour faire vibrer le mot en le retournant comme une pierre précieuse ? Chaque phrase devient un gong qui vibre dans l’air du soir. 
Je ne voulais plus quitter ce texte fascinant, cherchais à abolir le temps avec Jacques Trévier pour m’imbiber de ses questionnements et ses réflexions. Un livre ? Non. Le bonheur ! Gilles Jobidon a peut-être trouvé avec la Chine une manière d’approcher le texte incantatoire. Presque de l’ordre de la prière.


LE TRANQUILLE AFFLIGÉ, un roman de GILLES JOBIDON, Éditions LEMÉAC, 2018, 168 pages, 21,95 $.



vendredi 18 décembre 2015

Et si Charles Baudelaire avait eu une fille

UN ÉCRIVAIN FAIT SOUVENT tourner les têtes, devient un phare pour ses contemporains. Charles Baudelaire, l’auteur des Fleurs du Mal, est l’un de ceux-là. Les lecteurs ne cessent de se pencher sur son œuvre poétique pour en découvrir des facettes. Sa vie a été marquée par les excès et la syphilis qui finira par l’emporter à l’âge de 46 ans. Gilles Jobidon s’attarde à une courte période de la vie du poète qui est demeurée obscure. Un voyage, quelques semaines mystérieuses, un flou où tout peut arriver. Bernard-Henri Lévy a fait le contraire dans Les derniers jours de Charles Baudelaire où il présente le poète aphasique et délirant à Bruxelles. Que se passe-t-il alors dans sa tête, quels moments s’imposent dans ses éclairs de lucidité ? Deux regards, deux façons de rendre hommage à un artiste qui a marqué son époque et la poésie.

Le jeune Baudelaire s’encanaille dans ce Paris de tous les excès au grand désespoir de sa mère Caroline et de son beau-père, un général aux idées précises. On décide de lui faire voir l’ailleurs. Il part pour les Indes, autant dire l’envers du monde. Le voyageur ne parviendra jamais à destination, faisant escale aux Mascareignes après un naufrage où il échappe de justesse à la mort. Que fait-il alors, qui rencontre-t-il ? Gilles Jobidon décrit un jeune homme capricieux qui ne supporte pas les contradictions. Comme si le monde tournait autour de sa personne et que ses pulsions et ses désirs décidaient de tout. Nous sommes en 1841, loin de la bohème et des prostituées de la Ville lumière, dans une société coloniale tenue en marge du temps. Il a dix-neuf ans et la poésie ne permet pas de gagner sa vie. La situation n’a guère changé. Encore de nos jours, c’est faire vœu de pauvreté. Je pense à Gaston Miron qui, malgré sa notoriété, a toujours eu du mal à s’installer dans la vie. Autrement dit, il faut un vrai métier avant de s’adonner à la poésie.

Par tous les moyens, Aupick essaie de mettre du plomb dans la cervelle de son beau-fils. Il cherche à l’arracher aux liaisons corrosives avec les ivrognes, les drogués, les dandys qu’il fréquente. Il veut le sauver des griffes des prostituées juives et mulâtresses vers qui il pellette l’argent extorqué à sa mère. L’ambition du général est de le soustraire aux cafés, aux bars, à ces égouts fumants où il récite des vers pour une carafe de piquette. (p.26)

Le jeune Baudelaire se dirige vers sa majorité. Il va alors toucher l’héritage de son père, une somme importante. Caroline, sa mère, aimerait bien que son fils retrouve un certain bon sens et ne dilapide pas son argent dans les milieux malfamés qu’il aime particulièrement. Les voyages forment la jeunesse, dit-on, et l’expédier au bout du monde va peut-être lui faire voir les choses d’un autre œil.

RENCONTRE

Le Baudelaire de Jobidon croise une musicienne remarquable qui n’a jamais joué devant un public. (C’est elle qui s’adresse au lecteur au tout début et au jeune Baudelaire.) On comprend qu’elle est Noire. Le racisme permet ce genre de stupidité dans un milieu qui n’a guère évolué. Elle aime cet être entier, amoureux de sa mère et souvent imprévisible.
Il s’installe à l’hôtel le plus dispendieux, se donne des manières et ne sort jamais sans une tenue impeccable. Cette Maah, mère, qui peut aussi s’appeler Maude, Louise, Berthe ou Dorothée, est une prostituée à la retraite qui vit au milieu des esclaves où elle prédit l’avenir. Une sorcière qui sait les choses visibles et invisibles. Ces êtres d’exception ne pouvaient que s’aimer, se heurter et se faire mal.

Tu ne t’es pas encore défait de ton enfance. Tu ne le feras jamais. Tu es aussi esclave que nous l’avons été, à ta manière. Ton arrogance est celle des timides. Des riches. Des nantis. De ceux qui se croient invincibles. De deux qui ont si peur qu’ils prennent toute la place. Quand tu es entré, j’ai songé à ce que ma mère aurait dit en te voyant : « Tiens, v’là l’corbeau. » Je t’ai fait enlever ton chapeau, ta cravate, tes gants et ta redingote, l’attirail de boulevard que tu portes malgré cette chaleur. Tu as vingt ans et tu t’habilles comme un banquier qui court chez les filles à la pause de midi. Les Blancs n’ont pas appris à respirer. (p.14)

Gilles Jobidon imagine une fille à ce couple qui échappe à toutes les normes. La petite B. viendra rejoindre le poète à Paris. D’une beauté remarquable, elle posera pour les peintres. La belle métisse, l’étrangère fascine Baudelaire. Sa relation avec Jeanne Duval, son amante aux bijoux sonores, le démontre amplement.

UNIVERS

Jobidon nous entraîne dans l’univers du poète qui a vécu toutes les expériences et tâté de l’opium. Un monde où l’on cherche à s’ouvrir l’esprit, traque des obsessions où le réel et l’imaginaire se confondent. Il faut cela parfois pour pousser l’art dans une dimension autre et apercevoir peut-être une réalité différente.
Baudelaire aura des amours troubles avec sa fille. Jobidon en dit juste ce qu’il faut pour que nous comprenions. Caroline, la mère de Charles, n’aura pas besoin d’explications quand elle rencontrera Laura et son fils.

Je ne sais pas comment elle réussit à entrer ici, mais elle se trouve face à moi, dans mon salon. Elle semble nerveuse. Elle n’a pas encore ouvert la bouche que j’aperçois un enfant qui se cache derrière ses jupes, un petit garçon. Je crois que je vais défaillir. C’est lui. C’est Charles à son âge. Il a les cheveux bouclés et le teint plus foncé, mais c’est lui, je vous jure, les mêmes traits, les mêmes yeux perçants. La jeune femme commence à déballer sa salade, mais je ne l’écoute pas. J’ai tout compris avant même qu’elle n’ouvre la bouche. Je suis devant mon petit-fils. Je suis fascinée par le garçon qui quitte sa mère pour s’asseoir près de moi, comme s’Il me connaissait depuis toujours. Je fonds en larmes. Ma vie bascule. Seule une mère amputée de son fils peut comprendre ce que je ressens. (p.126)

La jeune femme ira vivre aux États-Unis avec Charlot. Et il y a ce père dont Laura ne parle jamais. On comprend pourquoi.
Un dernier volet californien, dans un pays que Baudelaire connaissait par certains de ses écrivains. L’Amérique où l’on peut réinventer le monde par les arts nouveaux et où tout devient possible. Molly Sin s’affranchit malgré son handicap et son fils, Jesse, vit la solitude et les grands questionnements. 

RISQUE

C’est toujours risqué de s’aventurer dans la vie d’un personnage connu. Les admirateurs peuvent se manifester de façon virulente. Il faut aussi que la vie du personnage permette de greffer notre imaginaire à son réel. Nous voilà dans un monde étrange, fascinant, troublant comme le fut la vie de Charles Baudelaire. L’aventure américaine m’a particulièrement plu. Nous sommes dans l’étrange, le différent qui a toujours attiré le poète. Voir le beau au-delà du mal et du bien, voir autrement la vie qui ne peut que décevoir.

C’est la première épouse  d’un marchand, sa reine captive. Il n’a pas besoin de la séquestrer au faîte de la plus haute tour, elle ne peut pas s’enfuir. Ses pieds sont un désastre. Ils sont bandés lorsqu’elle a quatre ans pour conserver la taille d’un bouton de fleur de lotus. Les orteils sont repliés, ourlés sur eux-mêmes, entourés de bandelettes resserrées un peu plus chaque jour, jusqu’à la fracturation des os. Trois pas sont un supplice, dix une crucifixion. Sa famille la marie en bas âge avec un garçon d’une ville, d’un village éloignés. Il est à peine plus âgé qu’elle. À quinze ans, elle devient sa génisse. Elle n’a que des devoirs, lui, des leçons à lui faire. Quand il s’enrichit, il prend autant de concubines que son banquier le lui permet. Elle ? Elle ne sort presque jamais, elle pond. Elle pond à faire peur. Un jour la Terre s’appellera la Chine. (p.144)

Un roman qui repose sur le détail et la finesse, nous égare volontairement pour nous ramener à des personnages qui bousculent leur société et des manières de voir. Peut-être que Charles Baudelaire avait pressenti que les États-Unis deviendraient la puissance du monde moderne en traduisant Edgar Allen Poe. Geste rare à l’époque.
La France, surtout Paris, se voyait comme le centre mondial de la culture, des arts visuels et de la littérature. On verra nombre d’écrivains américains par la suite vivre en France avant de connaître la célébrité. Je pense à Ernest Hemingway, Gertrude Stein, Henry Miller et même Paul Auster, notre contemporain. James Joyce y fera aussi une escale et y publiera son Ulysse grâce à madame Stein.
Gilles Jobidon est toujours aussi exigeant avec son lecteur qu’il l’est avec lui. Un roman magnifiquement écrit qui mise sur l’ombre et la lumière pour créer une fiction qui ne trahit pas l’auteur des Fleurs du Mal. J’aime les textes qui demandent toute mon attention et qui peuvent parfois me déjouer avec ses multiples narrateurs.
Heureusement, il y a encore des Gilles Jobidon pour faire confiance au lecteur sans jamais faire de compromis. Parce qu’après tout, un roman est l’art du texte et une exploration qui permet de secouer le langage. Jobidon réussit parfaitement l’exploit avec La petite B.

La petite B. de Gilles Jobidon est paru chez Leméac Éditeur, 232 pages, 25,95 $.

jeudi 18 octobre 2007

Gilles Jobidon nous entraîne ailleurs

Je connaissais Gilles Jobidon de nom. Le hasard a fait que je suis passé à côté de ses romans. Les chemins de la lecture sont pleins de détours, de poussées et de raccourcis difficiles à expliquer. Ses ouvrages pourtant ont retenu l’attention de la critique et je n’ai lu que de bons mots pour «La route des petits matins» (le beau titre !) et «L’âme frère». Son premier roman raflait le Robert-Cliche, le prix Anne-Hébert et le prix Ringuet de l’Académie des lettres du Québec.
Je me suis faufilé dans l’œuvre de cet écrivain par la petite porte si l’on veut. «D’ailleurs», un recueil de sept nouvelles vient de paraître chez VLB Éditeur. À peine si l’ensemble couvre quatre-vingt pages, mais c’est bien suffisant pour vous entraîner dans un pays du Sud, à Paris et en Afrique sans rompre avec le Québec. Ces «ailleurs» troublent et dérangent. À chaque fois la vie se rompt et laisse l’âme à la dérive malgré un humour subtil et parfaitement maîtrisé. Dans «Ly Sanh», un enfant perd sa grand-mère et la retrouve «dans une urne funéraire».
«Trois jours plus tard mamie Ly était revenue. Le problème, c’est qu’elle n’était pas tout à fait dans son assiette, c’est une façon de parler. En fait, elle était en poudre. C’est fou comme c’est petit une grand-mère en poudre, comparée à une vraie grand-mère dinosaure précambien. Maman nous a expliqué à mon frère et moi qu’elle était mourue, qu’on l’avait fait entrer dans le cinérateur et qu’elle en était ressortie comme ça, en poudre.» (p.40)

Les bascules

Toutes les nouvelles sont constituées d’événements qui bouleversent les personnages. Un incident et la vie bifurque brutalement. Monsieur Henry décide d’annoncer à son épouse qu’il s’est résolu à vendre son restaurant. Il est foudroyé en comprenant que sa femme aime son meilleur ami. Une photographe participe à un safari africain avec son modèle et inspiratrice. Une tragédie la ramène à Montréal. Elle délaisse son art, s’abandonne à la dérive. L’élan créateur est disparu.
«La beauté constitue alors pour Patricia une véritable obsession. En quelques années, son œuvre a glissé lentement de l’esthétique des objets à la splendeur de la nature. Ensuite, elle a exploré la beauté féminine grâce à son amie Sara, une métisse aux ancêtres navajos et africains du côté maternel, scandinaves du côté paternel. Une beauté rare, fascinante.» (p.51)
Des fausses confidences à New York, «un pull» obsède un Montréalais de passage à Paris, un homme marié tourne autour d’un jeune homme comme un papillon de nuit. Le texte le plus étonnant met en scène Théodausse Pierrrichon, président d’une compagnie d’assurances et iconoclaste. Il entraîne le lecteur dans les aberrations d’une humanité qui tout au long de son histoire brûle les livres, le symbole de la connaissance. Un bijou d’humour et d’érudition.
«L’homme devint intarissable lorsque le récit s’engagea sur une des périodes les plus noires de l’humanité, si ce n’est la plus carbonifère pour l’histoire du livre, curieusement appelée la Sainte Inquisition. Son père décrivait non sans humour cette « lumineuse » période durant laquelle un nombre incalculable de brasiers « éclairèrent » la nuit qui s’était abattue sur l’Ancien et bientôt le Nouveau Monde. Cette « sainte » avait en effet sévi durant plus de trois cents ans. L’auteur précisait que, pour les millénaristes et les démagogues de tout acabit, seuls les illettrés sauvent le monde des visions mégalomanes des libres penseurs, des scientifiques, et des artistes, bien sûr.» (p.69)

Un orfèvre

Gilles Jobidon, on l’a souvent souligné, est un écrivain qui cultive une écriture très personnelle. Il trouve dans ses nouvelles un ton, une manière qui fait éclater les balises, brosse sa phrase, la peaufine, trouve le mot juste, n’hésite jamais à nous étourdir un peu malgré une apparente limpidité. Un délice pour le lecteur qui aime se faire surprendre, apprécie les textes qui évoquent les délicatesses de la porcelaine.
Oui, je me tourne vers ses romans pour savourer cette écriture et découvrir des univers. L’important, c’est que j’ai fini par croiser cet écrivain particulièrement original, malgré les routes qui nous avaient éloignés jusqu’à maintenant.

«D’ailleurs» de Gilles Jobidon est publié chez VLB Éditeur.