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jeudi 18 septembre 2025

PERSONNE N’EST INDIFFÉRENT FACE À L’ART

UNE BONNE idée que celle de Vava Sibb! Son recueil de nouvelles : «Je ne suis pas une nature morte» nous entraîne dans des musées où les visiteurs peuvent contempler des chefs d’œuvres de la peinture et les pièces marquantes de grands créateurs. L’auteure emprunte l’uniforme des hommes et des femmes qui surveillent discrètement, au fond de la salle, immobiles, mais qui saisissent tout et font en sorte que tout aille bien. Des gardiens que personne ne voit et à qui on n’adresse jamais la parole. Mais que se passe-t-il dans la tête de ces surveillants impassibles, muets devant des gens qui n’en ont que pour une œuvre qu’ils veulent scruter et admirer? Peut-on fréquenter pendant des jours de grandes réalisations picturales sans être touché, contaminé d’une certaine façon par la beauté et le récit d’un tableau? Vava Sibb imagine «les effets collatéraux des œuvres d’art» sur ceux et celles qui s’exposent quotidiennement à elles. Nous voici face à «La Joconde» de Léonardo de Vinci, tout près de Monet, du «Bassin des nymphéas», des «Demoiselles d’Avignon» de Picasso, de «Numéro 31», de Jackson Pollock. Et, bien sûr, «Le baiser» de Klimt pour rêver. L’écrivaine nous garde pour la fin «La nuit étoilée» de Vincent Van Gogh.

 

D’abord «La Joconde» de Léonardo de Vinci, un génie qui a su échapper à son époque par son travail. Une toile toujours d’actualité après plus de 500 ans : un chef-d’œuvre de la Renaissance peint sur bois de peuplier, avec un arrière-plan atmosphérique. Surtout, l’inoubliable sourire de son sujet. Avec un regard qui semble suivre le visiteur quand il se déplace dans la salle. 

Un gardien, pendant ces jours et ces semaines, ne peut s’empêcher de faire face au tableau, de se sentir surveillé par cette dame mystérieuse qui ne le quitte jamais des yeux. L’écrivaine imagine des liens entre l’œuvre et l’employé, quelque chose de subtil, d’intime, qui le rejoint dans ses désirs profonds. 

Julien rêvait d’être comédien dans «Sourire de glace», d’incarner de grands personnages, mais rien n’a été comme il le souhaitait. Que des petites apparitions, une phrase à dire et au revoir. Il voulait être celui que l’on admire, qui attire tous les regards et il n’a été qu’un figurant sans nom et sans visage. Et, dans l’uniforme de gardien de musée, devant «La Joconde», il prend conscience de son insignifiance, de ses désirs brisés. Il ne peut le tolérer. Tous ces visiteurs qui n’en ont que pour elle, il ne peut le supporter.

 

«C’était le lent pouvoir destructeur de la foule et le sentiment de l’absurde indifférence qui le rongeaient. De toute évidence, personne ne pouvait lutter contre la force d’une telle œuvre, encore moins contre son pouvoir d’attraction, son mystère. Julien, lui, se mit à ressentir comme une amputation. Il pédalait sans fin dans l’œil d’un dangereux cyclone qui charriait sans relâche son lot de fans et d’amateurs. Il était devenu transparent, anonyme et inexistant pour la deuxième fois.» (p.21)

 

Rien de pire que de se sentir inutile, insignifiant et un rien du tout. Julien perd la boule devant la dame qui garde son sourire énigmatique.

 

DRAME

 

Simon vient de perdre son épouse Léa et a du mal à reprendre pied. Il cherche des repères, tout ce qui faisait de ses jours un chapelet de gestes et de petits bonheurs. Et voilà qu’il est happé par une toile de Monet, une œuvre que sa femme aimait particulièrement. Il a l’impression de s’approcher d’elle en regardant le tableau, sent une irrésistible attirance, comme si quelqu’un le poussait vers cette mare pour se glisser dans une autre dimension. 

 

«L’éternité parlait à Simon. Phénomène qu’il n’analysait pas mais dont il pouvait mesurer l’effet. Étonnamment, la confusion du ciel et de l’eau captée par le peintre œuvrait comme l’une des meilleures sauvegardes de la mélancolie. La connivence des flous unissait l’état de l’homme au motif. Le jeu des transparences et de l’opacité le maintenait à flot. Parfois, absorbé par le souffle ténu de la scène, par le clapotis imperceptible des touches de peinture, par d’impérissables frissons de surface, il répondait avec un temps de retard aux demandes des visiteurs qui esquissaient un signe de la main. “Oui? Vous dites?” reprenait-il alors, émergeant de cette dissolution momentanée.» (p.33)

 

Si Julien se sentait ignoré par «La Joconde», Simon, lui, est magnétisé par l’étang de Monet qui miroite et scintille devant lui. Une manière d’aller vers sa femme, Léa, de retrouver le monde perdu. 

 

FUITE


Betty voulait changer de vie en s’installant à New York et en devenant la gardienne attitrée des «Demoiselles d’Avignon» de Pablo Picasso. Tout de suite, elle sent que cette toile dégage une énergie particulière et qu’elle touche ceux et celles qui s’approchent. «Elle avait cependant remarqué que Picasso et ses Demoiselles lui donnaient parfois l’illusion d’une beauté retrouvée.» C’est comme si le travail du maître engendrait une envie furieuse d’être, de se dire et de se mettre au monde. Cette poussée irrésistible se traduira par une fièvre créatrice. 

Picasso lui accorde l’occasion de s’aventurer dans son passé pour en faire surgir des formes et des couleurs. L’œuvre de ce créateur devient un catalyseur qui permet à Betty de muter et de changer de peau. C’est aussi l’un des étranges pouvoirs de l’art que de provoquer, de stimuler pour aller vers une vie où nous pouvons installer nos propres balises et imposer notre regard.

 

GARDIEN

 

John a été gardien de prison et le voilà dans un musée, devant une toile de Jackson Pollock dont il ne sait rien. Ce n’est pas un amateur d’art. Il ne l’a jamais été. Indifférent, il regarde les visiteurs, surveille, une habitude de son ancien travail et écoute les commentaires des guides. 

Et peu à peu, il sent un magnétisme qui se dégage du tableau, une frénésie d’éclatement qui lui fait penser à la naissance d’un monde, à un Big Bang qui engendre une nouvelle galaxie. C’est peut-être la plus belle interprétation que l’on peut faire de Pollock. L’œuvre devient un déclencheur qui pousse le gardien à jongler avec des questions et peut-être à voir les visiteurs autrement.

 

«Un jour, justement, alors qu’il était attentif, il entendit que “la peinture accidentée de Pollock contribuait à créer des rythmes de surfaces, sans fenêtre sur le réel. Le travail répétitif, la performance gestuelle faisaient appel à la part inconsciente de l’artiste mais également à sa volonté de composer. On ne pouvait donc pas parler ici de hasard, pas plus que de séduction colorée, et pourtant le magnétisme du tableau rendait le spectateur captif, prisonnier de la toile.”» (p.64)

 

Il ne pourra se contrôler. Il y a un psychiatre dans la foule, facilement reconnaissable pour l’observateur qu’il est. Ce sera le moment de bouger pour se libérer du poids de son ancienne vie.

 

MUTATION

 

Le tableau de Gustav Klimt sera tout aussi important pour Sophia, une ancienne femme de chambre qui avait l’habitude «d’effacer» le passage des voyageurs ou encore la rencontre d’amants pour une nuit à défaut d’une vie. Elle s’abandonnerait volontiers dans les bras de l’homme évoqué dans la scène qu’elle a devant elle. Un rêve, une belle tendresse, peut-être de la nostalgie qui lui permet d’acquérir une personnalité et une assurance qui lui faisaient défaut. Elle sera visible dorénavant, l’une de celles que l’on regarde.

J’avoue avoir un faible pour la dernière nouvelle de «Je ne suis pas une nature morte», celle où un tableau de Van Gogh, un ciel hypnotique semble avaler le monde dans une formidable spirale, une mouvance qui se love et aspire l’univers. Peter n’aura de repos qu’en quittant tout pour se retrouver dans le lieu même qui a fait naître cette œuvre, au cœur de la pulsion créatrice. 

 

«C’est ainsi qu’un soir de grande clarté, Peter se rendit à proximité du monastère Saint-Paul-de-Mausole, là où le peintre avait été interné. Il s’assit sur une souche et se planta plein cadre. Le tableau réel était là. La nuit vibrait, pure, indifférente à ce minuscule résidu d’homme, ridicule devant le mystère de la vie, devant l’insondable Grand Tout qui le dominait. Tour à tour, Peter se sentit esclave et maître du monde.» (p.93)

 

Un texte magnétique et fascinant. 

Les toiles significatives provoquent, permettent d’échapper au temps et aux modes pour toucher ceux et celles qui regardent peut-être avec leur âme. L’art est là pour bousculer, pour inventer une réalité différente avec d’autres yeux pour s’approprier notre environnement. 

Vava Sibb joue habilement avec les forces et le magnétisme des œuvres d’art et se livre à des danses étranges et inquiétantes. Chose certaine, personne «n’est une nature morte» devant un tableau de maître. Voilà du vivant, de l’émotion et des pulsions qui aspirent et peuvent vous pousser dans un avenir plus intense et plus vrai, vous ouvrir toutes les dimensions de l’être. Une quête d’identité pour tous les personnages.

 

SIBB VAVA : «Je ne suis pas une nature morte», Éditions de La Pleine Lune, Montréal, 2025, 104 pages, 21,95 $.

 https://www.pleinelune.qc.ca/titre/713/je-ne-suis-pas-une-nature-morte