EMMA
HOOPER m’a subjugué avec Les chants du
large, dès les premières pages de
son gros roman. Je me suis senti happé, irrésistiblement, par le jeune Finn
Connor et sa volonté de changer le cours des choses. Terre-Neuve, une île et la
mer partout, une communauté qui s’étiole parce que la morue dont tout le monde
dépendait a disparu. La mer est morte, vide, stérile, malgré les apparences.
Les familles partent pour l’Ouest canadien où il y a du travail, où les
salaires sont bons, où l’on continue de piller les ressources naturelles. Il ne
reste que quelques familles dans l’île. Les Connor sont de ceux-là. Martha et
Aidan abandonnent leur famille à tour de rôle pour travailler au nord de
Winnipeg. Cora et Finn restent à la maison, rôdent en attendant que l’on ferme
le village, qu’on les force à partir, rêvant de secouer la grisaille qui les
étouffe.
Je
ne m’aventure pas souvent du côté des romans du Canada anglais. Pourtant, ils disent
une réalité tellement près de la mienne. Tous offrent un autre regard sur notre
milieu, un territoire que nous partageons. J’ai eu de véritables coups de cœur
en lisant Lisa Moore ou encore les fascinants romans de Bill Gaston ou de
Laurence Hill. L’impression de m’avancer dans un monde familier et différent, d’ajuster
mon regard et peut-être aussi ma manière de voir l’univers. Surtout quand la
traduction est excellente. Ce n’est pas toujours le cas et je me souviens avoir
peiné et maugréé en lisant Dona Tartt. La traduction était particulièrement
mauvaise. Les Français trahissent souvent la réalité américaine.
Les chants du large m’a rappelé Claude Le Bouthillier
qui répétait que l’Acadie se détricotait peu à peu. L’homme doit partir en
Alberta ou plus loin encore, là où l’on requiert ses services. Il quitte le
milieu qui l’a vu naître pour des semaines, abandonnant femme et enfants
derrière, revient et est souvent un étranger pour les enfants et sa compagne.
Les ruptures et les séparations deviennent inévitables. L’amour résiste mal à
l’éloignement.
Les
Terre-Neuviens d’Emma Hooper n’ont plus le choix. La morue si abondante encore
il n’y a pas si longtemps est maintenant une légende. On a vécu la surpêche, les
bateaux-usines qui ont raclé les fonds et vidé la mer, créant un drame dans
toutes les provinces de l’Atlantique. L’impossible est arrivé. L’inimaginable
est devenu réalité.
Nous avons des
jobs, rectifia Martha. Mais il n’y a plus de boulot. Plus personne n’a besoin
de pêcheurs quand il n’y a plus de poissons à pêcher. Plus personne n’a besoin
de filets. Il faut qu’on ait besoin de toi pour avoir un boulot. (p.15)
Les
familles migrent ou les parents font la navette un certain temps avant de partir
pour de bon. Les Connor sont de ceux-là. Aidan, le père travaille sur un grand
chantier de l’Ouest, rentre, croise sa femme Martha sur le quai du traversier. Elle
part à son tour. La famille est disloquée, défaite peu à peu.
Cora
et Finn restent derrière, vivent la solitude terrible, étudient par
correspondance, sont abandonnés souvent à eux-mêmes. Ils sont les derniers
enfants de l’île. Le village s’est vidé. Les maisons désertées semblent attendre
un retour improbable. Les migrants ont tout laissé derrière. L’ameublement, un
vieux camion, des embarcations, comme s’ils allaient rentrer un matin et retrouver
les gestes qu’ils ont toujours faits.
PARTIR
Cora,
au seuil de l’adolescence, squatte les maisons voisines et les décore selon les
couleurs de ces pays lointains qu’elle découvre dans les livres, vit cruellement l’absence
de ses parents, s’invente des mondes pendant que son petit frère Finn hante la
baie, chante au large pour faire passer le temps tout comme son père l’a fait
avant. Il pêche, espère que le poisson va revenir, que la mer va se peupler et
que tout va être comme avant, que tout le monde va retrouver sa maison.
Et
le miracle se produit, un poisson, le premier depuis un an, le dernier
survivant peut-être.
Personne ne pouvait
y croire. La rumeur se répandit comme la pluie arrosant d’abord Big Running,
puis emportée par le vent, toute l’île, sud, est, ouest. Un poisson ? Un
poisson ! Une morue. Ils n’en
croyaient pas leurs oreilles alors il leur fallut venir vérifier, à pied, en
camion, en bateau, à cheval, voir Finn, le doris, le dessin de Cora avec Finn,
un chien et le poisson, toucher les arêtes qu’Aidan avait gardées une fois le
poisson dégusté, toutes propres et blanches dans son plat sur le comptoir de la
cuisine, les boyaux, conservés comme preuve dans un bocal au congélateur.
(p.41)
Un
sursaut d’espoir et puis plus rien. Les enfants Connor sont livrés à leurs
fantasmes, errent dans l’île, jouent du violon et de l’accordéon, chantent. Quelques
personnes s’accrochent comme la vieille madame Callaghan qui vit seule sur son île, joue de l’accordéon et enseigne à Finn. Elle rêve, connaît des
légendes, des sirènes et enflamme l’imaginaire du petit garçon.
AVENIR
Pourtant,
tout ce qui faisait rêver, aimer, fonder une famille, s’installer ne tient plus.
Tout ce qui faisait l’équilibre du monde n’est plus qu’un souvenir.
Peut-on
changer les choses ? Comment faire en sorte que le temps bascule et que tout redevienne
comme avant ?
Il avait une idée,
un plan. Plus de faux-semblants. Lui, Finn Connor, était le seul à pouvoir
faire revenir les poissons, ce qui voulait dire qu’il était le seul qui devait
le faire. Il allait préparer un véritable plan. Il démarrerait ce soir même,
quand sa mère rentrerait. Il lui ferait un vrai chocolat chaud et il ferait
revenir, oui, lui Finn Connor, il ferait revenir les poissons, tous les
poissons, et les gens, et tout, tout le monde reviendrait, pour de vrai, pour
de bon. (p.240)
Finn
vit en osmose avec Cora, sa sœur, qui sait que la vie est ailleurs, que plus
rien n’est possible à Big Running. Elle se prépare à suivre les
traces de ses parents. La vie tient au fil du téléphone, tous les jours, tous
les soirs. C’est le seul lien qui reste. Une fois, c’est le père Aidan qui est
là, une autre semaine c’est Martha, la mère.
Cora
s’enfuit, traverse le Canada seule, se fait embaucher au Manitoba pour ramasser
de l’argent, réunir la famille, permettre à Finn d’aller aux études. Le petit
garçon, désormais seul, s’entête, s’acharne, va attirer le poisson et retourner
la vie comme on le fait d’une grosse morue que l’on tire dans sa barque.
ÉCHÉANCE
Finn
n’a plus beaucoup de temps. Le gouvernement s’apprête à fermer le village. Tous
devront partir.
Il
s’accroche aux légendes que lui raconte la vieille madame Callaghan, tente de
créer un environnement qui fascinera la morue, la fera s’installer près des
côtes. Il s’invente un monde pendant que Cora fait sa ronde sur un chantier de
l’Ouest, guette des ours qui semblent aussi rares que les poissons dans
l’océan. Les hommes ne savent que répéter les mêmes bêtises dans leur façon
d’exploiter les ressources.
Tous
s’essoufflent derrière un rêve, comme la grande Sophie qui est allée aux Jeux
olympiques, la première amoureuse d’Aidan, avant Martha. Elle revient dans
l’île, pense peut-être tout recommencer, mais rien ne peut raccommoder le
passé. Ce qui était a été.
Il
faut la magie des récits, des fables, de la musique et du chant pour attirer
les sirènes, pour réinventer le monde, pour que les morues reviennent en
abondance tout autour de l’île.
IMAGINAIRE
Emma
Hooper nous plonge dans une fable où le réel et l’imaginaire dansent au son de
l’accordéon. Nous voilà dans une tragédie environnementale que Finn tente de
réparer à sa façon. L’écrivaine suit des personnages qui sont d’une résilience
peu commune. Rarement, je n’ai vu des gens aussi attentifs aux autres, si attachants,
si à l’écoute, si empathique.
Emma
Hooper se donne les yeux d’un petit garçon et nous convainc de la suivre dans cette
aventure. Je me suis surpris à vouloir que ça marche, même si l’entreprise de
Finn relève de l’utopie.
Une
fable belle, tragique et envoûtante. Une écriture qui se défait comme le village,
déstabilise dans les dialogues, bouscule, fait croire aux sirènes et à la magie.
J’ai adoré Cora, Finn, Martha, Aidan, Sophie, des personnages qui vous touchent
là où ça compte. Un roman magique. Une superbe traduction. Que dire de plus ?
J’en veux encore.
LES CHANTS DU LARGE, un roman d’EMMA HOOPER, traduction de
Carole Hanna, Éditions ALTO, 2018, 448 pages, 28,95 $.