Esther Croft est certainement l’une des meilleures nouvellistes du Québec avec Aude et Diane-Monique Daviau. Il n’y a qu’à consulter la liste des prix qu’elle a raflés pour s’en convaincre. Deux fois le prix Adrienne-Choquette, finaliste au Prix du Gouverneur général du Conseil des arts du Canada et du Grand Prix du livre de Montréal.
Trois ans après «Le reste du temps», «Les rendez-vous manqués» présente un choix de dix nouvelles. Encore une fois l’intensité et l’acuité qui font la force de cette écrivaine sont là.
Certaines rencontres n’ont jamais lieu. Un geste, un mot, une hésitation et il est trop tard. Impossible de revenir en arrière. Pas besoin de circonstances exceptionnelles. Les personnages d’Esther Croft on peut les croiser dans la rue ou lors de certaines activités quotidiennes. Personne n’est épargné, la vie malmène tout le monde. Qui n’a pas vécu une séparation plus ou moins difficile, une aventure qui heurte ses proches. Ne reste que les regrets et les «j’aurais dû» qui n’arrangent rien.
Les frustrations s’accumulent. L’impossible arrive. Le mari ambitieux et travailleur est trouvé mort. Infarctus. Le couple s’était chicané sur une question domestique quelques heures auparavant. Il avait un peu plus de trente ans. La grande amie ne peut qu’écouter. Comment colmater ces fuites quand, dans sa propre vie, elle n’y arrive pas. Les mots lancés dans un moment d’humeur résonnent comme des gongs.
«Pourquoi c’est toujours quand on perd quelque chose ou quelqu’un qu’on en mesure toute l’importance ? Est-ce que tu le sais, toi, Karine ? On ne pourrait pas s’en rendre compte avant qu’il ne soit trop tard.» (p.55)
La vie est faite d’occasions ratées et de regrets qui finissent par endurcir l’être.
Des cas
Un père a élevé sa fille après la mort de sa compagne. Il l’a nié en ressassant sa douleur et ses souvenirs. Une femme n’a jamais désiré son fils. Il a eu l’impression de n’être rien à ses côtés. Ils se sont côtoyés sans jamais se voir et s’apprécier.
«Julien ne la dérangerait plus. Il ne tenterait aucune démarche ni pour la retrouver ni pour entrer en contact avec elle. Il se soumettrait jusqu’au bout à son besoin de retrait et de silence. Et pour ne pas être incommodé par ses propres besoins, il s’enfermerait dans une vie de plus en plus rétrécie, loin des regards et des sourires qui n’étaient pas pour lui. Mais il ne pourrait jamais renoncer tout à fait au désir de revoir un jour sa mère.» (p.52)
Une fille rebelle s’apaise un matin et sort pour ne jamais revenir. Cette fugue est pire que la mort pour la mère. Dans «Une fête nationale», les réjouissances collectives deviennent une manifestation sauvage de l’individualisme et de l’effronterie. Comment réagir au bout de sa vie, quand on se sent rejetée et inutile?
«Ce soir, pour la première fois de sa vie, Béatrice Longchamps n’assistera pas au spectacle de la Saint-Jean. Toute seule dans son appartement aux stores fermés, elle pensera à son père. Elle tentera de se consoler en se disant que lui, il ne comprenait peut-être pas toujours les insultes qu’on lui lançait dans une autre langue.» (p.100)
S’accumulent les silences, les frustrations, les blessures dont on ne guérit jamais.
Densité
La nouvelliste s’avère une observatrice rare. Des phrases anodines s’enfoncent comme des aiguilles et blessent à jamais. Une écriture précise, sans fioritures et un art de la chute qui étonne. Même que le retournement peut être spectaculaire. «Le boisé de l’université» nous laisse avec l’impression d’avoir mal lu ce texte troublant.
Esther Croft raffine son écriture dans «Les rendez-vous manqués». Un art de la concision et de la précision, une broderie qui nous emporte au cœur de la vie et de ses drames grands et petits. Nul n’est épargné. C’est peut-être que l’existence est constituée de blessures et de douleurs. Vivre serait-il apprendre à tolérer ses meurtrissures ?
« Les rendez-vous manqués » d’Esther Croft est publié chez Lévesque éditeur.
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