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mercredi 17 mars 2021

TOUS CES MOMENTS INOUBLIABLES

J’AI BEAUCOUP AIMÉ La mémoire des cathédrales de Caroline Guindon, un recueil de nouvelles paru en 2019. Et voilà qu’elle récidive avec un roman, son premier, coiffé d’un titre intriguant : Cythère. Nous connaissons l’île grecque, l’endroit où les couples se rencontraient, semble-t-il, pour vivre leur passion dans une sorte de paradis des sens. Je pense aussi, comme le fait l’écrivaine, au célèbre tableau d’Antoine Watteau réalisé en 1717 où des hommes et des femmes se préparent à s’embarquer pour le pays de tous les plaisirs. C’est le but de toute vie que de vouloir s’installer dans un lieu où la seule préoccupation est le bonheur sans avoir à se soucier des tâches quotidiennes et fastidieuses. Chacun à sa manière le cherche ce bonheur, malgré les vagues et les remous, les malheurs et les tourments que l’existence se plaît à infliger à tous les vivants.


La famille Gagnon a connu des hauts et des bas, sans jeu de mots, parce que le père Jacques était pilote d’avion et se retrouvait souvent entre deux villes et deux continents. Ses trois filles, les trois Grâces comme il aimait les appeler, Geneviève, Héloïse et Émilie, ont été éduquées par cet homme. La mère, Louise est partie, les abandonnant pour se réinventer dans la solitude. Un rêve que certains caressent, sans jamais oser le faire. S’éloigner sans explications, devenir un autre en quelque sorte dans un milieu où les gens ne savent rien de vous et de votre passé. Certains l’ont fait. Je pense au grand-père de Fernand Bellehumeur qui a disparu un matin, quittant sa femme et ses treize enfants. Il s’est évanoui quelque part dans l’Ouest canadien. On peut suivre ce parcours émouvant dans Partir, Les lettres de Pit Bellehumeur pour mieux saisir ce désir d’échapper à son sort en se donnant la chance de tout recommencer même si on laisse le malheur derrière soi. C’était le rêve de tous les migrants venus en Amérique. Tous voulaient sortir de leur passé et déjouer une forme de fatalité. 

Cet abandon a marqué les trois sœurs et perturbé l’époux et le père. Une fuite, sans explications apparentes, reste difficile à comprendre et à admettre. Louise s’est retrouvée dans l’archipel des îles de la Madeleine où elle a certainement trouvé la paix, sinon le bonheur. 

Il y a des années, j’allais régulièrement aux Îles de la Madeleine pour visiter Gina et Pierre qui y possédaient une demeure pas très loin d’une longue plage de sable. Elles sont immenses ces plages, devenant des avenues presque où l’on peut suivre la mer et marcher pendant des heures sans voir personne. Du moins, c’était comme ça alors. Dans le voisinage de mes amis vivait une femme seule, dans une maisonnette discrète, dissimulée par la maigre forêt qui résistait aux vents et protégeait des humeurs de l’hiver. Elle avait tout abandonné à Montréal pour s’installer dans ce refuge à peine plus grand qu’une remise. Elle parlait de son quotidien avec enthousiasme. Une femme souriante et conviviale qui semblait bien dans sa tête et son corps, heureuse de se retrouver en marge du monde et du continent.

Le roman de Caroline Guindon m’a rappelé ce souvenir qui n’a rien à voir avec son histoire, certainement. Étrange comme la vie se glisse souvent dans la fiction.

 

DÉCÈS

 

Jacques, le père, se meurt. Cancer. Un homme cultivé, friand de poésie et de littérature qui a pris soin de ses filles en étant le paternel et la mère. 

 

Une espèce de silence froid avait recouvert nos vies. Au printemps 1985, six jours après mon treizième anniversaire, elle avait laissé en plan ses pinceaux et collages métaphysiqueset était disparue pour de bon. On nous avait appris quelque temps plus tard que cette disparition et cette rupture étaient irrévocables; que Louise avait unilatéralement divorcé de nous et de notre père; qu’elle s’était retirée sur une île madelinienne quasi inhabitée où elle avait repris possession d’une maisonnette qui avait jadis appartenu à un ancêtre irlandais dont nous avions tous oublié l’existence. (p.28)

 

Les filles se relaient à l’hôpital, veillent l’être cher qui glisse imperceptiblement vers le silence et l’abandon. Ce sont là des moments intenses et souvent dramatiques. Surtout qu’on se demande tout le temps si c’est le dernier regard, l’ultime parole, le geste que l’on va rater quand on quitte la chambre pour respirer un peu. Des mots, un sourire que l’on voudrait graver dans sa tête à jamais. Il reste des images bien sûr, toujours, mais pas celles que l’on pensait retenir. La mémoire est oublieuse et c’est fort bien ainsi. 

L’impression que la vie s’arrête alors et que nous devenons le guetteur, celui qui attend en se sachant parfaitement inutile et impuissant. Comme si nous étions les comptables des derniers sourires, de certains gestes, de mots et de soupirs, des battements de paupières. Tout près de celui qui devient peu à peu un étranger. Et la respiration gonfle la poitrine et s’affaisse comme une vague qui se casse. Et tout est fini. Tout s’arrête et le corps est déserté. Le père, la mère, le frère sont déjà au large, dans un lointain inaccessible.

Les sœurs aimeraient saisir une parole, un regard, l’ultime confidence peut-être, un sourire ou un éclat dans l’œil comme une dernière promesse, un message qui sera un testament et une référence. 

 

Et puis, enfin, le silence est venu nous délivrer; Jacques, de ce glioblastome corrosif, qui avait fait fondre son cerveau comme une poignée de crayons de cire oubliés sur un pare-brise en plein soleil; et nous, ses trois filles, de cette musique hideuse, cet horrible râle trachéal, que nous avions toutes eu l’impression d’entendre encore résonner longtemps après que le corps absolument quiet de Jacques, de notre père-mère-Mermoz, fort et doux, tendre et bon, eut viré au gris-bleu, et que nous eûmes quitté l’unité des soins palliatifs. (p.98)

 

Et il y a le jour qui vous reprend et vous bouscule, les gestes qui vous emportent, la lumière du soleil plus présente ou une matinée pluvieuse, quasi intime. Comme si tout votre environnement disait qu’il faut un pas et un autre pour payer son dû à la vie. 

 

PARTAGE

 

Il reste les corvées inévitables et fastidieuses, la maison qu’il faut vider, les objets que la famille se partage, des souvenirs à ranger dans des boîtes. Tellement de choses accumulées qui n’ont de sens que pour le disparu. 

Geneviève choisit La détresse et l’enchantement de Gabrielle Roy que Louise a annoté lors de sa lecture, juste avant sa fuite. Des mots qui expliquent peut-être son mal être. Geneviève refuse de s’aventurer dans le désarroi de sa mère. Il y a pourtant, c’est là, noir sur blanc, la mort du père que l’écrivaine décrit magnifiquement. Le livre se retrouve à la poubelle. Pas question de ressasser cette «détresse». Elle ne veut que «l’enchantement». Peut-être aussi qu’il faut se détacher pour se souvenir, s’éloigner pour voir. C’est ce que feront les sœurs, l’une à sa profession de médecin et l’autre à ses enfants. 

 

Jamais plus je ne me gorgerais des effluves rassurants de la maison où j’avais passé les deux premières décennies de ma vie. Ces décennies avaient certes été marquées par la douloureuse cassure causée par le départ de ma mère, mais, plus encore, par toute cette lumière et par ces innombrables livres, disques et petits objets qui avaient meublé les longues pièces du rez-de-chaussée. Par-dessus tout, ces deux décennies avaient été saturées de l’amour de Jacques, père présent et tendre. Et bon vivant. (p.169)

 

Geneviève s’envole pour Berlin rejoindre une amie et respirer. C’est là que niche le bonheur, qu’elle pourra reconstituer sa Cythère à elle.

Roman porté par une belle délicatesse, une foule de petits gestes et de regards, de soupirs, d’écoute, d’empathie, d’attention pour ce père que les filles croyaient indestructible et tout puissant. Le héros meurt comme un homme, sans révélations et paroles inoubliables. Un texte précis, émouvant, juste et surtout un pas vers la vie, ce désir de bonheur et de plénitude. L’écrivaine nous plonge dans ce moment charnière où tout bascule, la perte d’un proche qui soulage souvent d’un poids et permet d’aller vers ce qui nous fascine. La liberté, quoi. Parce que la mort de quelqu’un de la famille peut être aussi un élan qui nous entraîne avec un grand sourire et une certitude toute nouvelle. Une manière de se centrer, de couper toutes les amarres pour dériver lentement vers son bonheur, son île à soi.

 

GUINDON CAROLINECythèreLÉVESQUE ÉDITEUR208 pages, 22,95 $.

 

https://levesqueediteur.com/livre/146/cythere