CAROL LEBEL VIENT de publier le sixième volet de Carnet du vent, avec en sous-titre une question qui m’a intrigué : « Comment sauver la lumière qui se noie ». Cette aventure s’est amorcée en 2016 et cette fois encore, il s’attarde à des dimensions qui ne cessent de se dérober et que le poète saisit lors de moments de fulgurance et de lucidité. Le rêveur, dans la pensée de Carol Lebel, doit éviter les trompe-l’œil, explorer ce qui se trouve derrière le réel, toucher ce que cache le langage. Les mots n’étant toujours que la surface visible de l’iceberg dans l’univers de ce poète-philosophe qui pousse la réflexion dans ses derniers retranchements, allant peut-être dans un effort ultime, jusqu’à s’avancer dans le silence le plus exigeant.
Tout le travail de ce chercheur de lumière consiste à retourner les images et les apparences comme on le fait des pierres pour surprendre les larves et les lombrics. Il faut percer la carapace du vocabulaire, se faufiler dans la partie cachée du monde pour saisir la vibration qui porte l’être et le savoir.
Quand deviendrons-nous
plus vivants que nos croyances (p.12)
Apercevoir une réalité qui ne se livre que dans une lueur ou le clignement des paupières, refuser les dissimulations et le factice, s’accrocher à l’êtreté comme il l’écrit, cet état qui permet de devenir un vibrant dans toutes ses dimensions et ses possibilités. Être là, les yeux ouverts, tout droit dans les continents de sa conscience où le corps vibre et devient immanent.
Quand notre vraie naissance
nous trouvera-t-elle (p.18)
Jamais il n’est question de fuite, de tourner le dos au vécu pour s’égarer dans une dimension où seuls quelques élus ont accès. Lebel est conscient de l’état du monde même s’il a choisi avec le temps de se faire plutôt discret dans la cité des hommes et des femmes, ne s’éloignant guère de son refuge, cerné par de grandes vignes sauvages et des arbres.
Les opinions se transforment en dogmes
Chaque mot devient suspect
Les inepties nous piègent
de tous bords tous côtés
Dans quel néant nos dernières lucidités
nous abandonneront-elles (p.21)
On ne saurait mieux décrire une époque où la pensée se meurt dans les médias sociaux, où l’on jongle avec des faussetés qui se transforment en dogmes pour les nouveaux prophètes du selfie. Une lente érosion de la réflexion qui s’est longtemps vautrée dans la fange d’une certaine radio et maintenant qui fleurit dans les réseaux où tout le monde se vante d’avoir des opinions sans vraiment fréquenter les idées.
CHERCHEUR
Le poète demeure ce chercheur qui tente de s’ouvrir l’esprit, de décadenasser les portes rouillées et de trouver des moments phosphorescents dans les eaux troubles qu’il ne cesse de remuer. Il doit s’avancer au-delà des miroirs pour respirer dans le réel. C’est à l’horizon, tout près, très loin, ici et là-bas, que la lueur jaillit dans une nuit calme. L’être aspire à cette dimension, ce nouvel état qui dessille les yeux et déverrouille le cerveau qui se contente souvent des apparences et de formules plus ou moins rassurantes.
Et si l’impossible
n’était qu’une fenêtre à ouvrir
Soulève tes silences
c’est dedans (p.47)
Le poème devient la clef qui permet de passer dans une autre réalité qui ne cesse de fuir, se dissimule dans ce qui constitue les jours. Le souffleur de mots cherche cette étincelle qui le fait bondir dans un monde différent.
Le poème
fait exister
ce que nous cherchons (p.41)
Quel périple que de se laisser aller dans Carnet du vent ! J’ai toujours l’impression de partir sans savoir quelle direction emprunter, de risquer de m’égarer tout en étant ignorant si je vais revenir. Ses poèmes, comme des sentences ou des aphorismes, nous plongent dans le vivant, nous poussent dans une réalité invisible et impalpable. Nous devenons le souffle rôdeur, celui qui fait vibrer les cordes à linge, se faufile sous les robes et défait les cheveux, nous étourdis avec le parfum des lilas. À la fois l’aérien et le granite, la conscience et l’immuable, nous participons au langage des pins et des épinettes dans les matins lumineux, la charge des nuages qui se déversent dans des orages, le vent fou qui emporte la tornade de l’être.
Le poème, d’une simplicité exemplaire, retient l’essentiel, le souffle qui échappe aux mots et aux images. Dans l’immensité de la page, les strophes deviennent des lieux de repère, des crochets d’ancrage qui nous permettent d’escalader la muraille. J’ai toujours l’impression qu’il manque des lignes et que le poème repose autant sur ces vers invisibles, que sur ceux que l’on peut lire et méditer. Le texte est à la fois palpable et immatériel, présent et absent. Je rêve dans ces espaces mouvants, flotte sur des images qui se font se défont. Je ne peux résister aux méandres de la réflexion de Lebel qui ne retient que la « substantique moelle » comme écrit l’ami Victor-Lévy Beaulieu.
QUÊTE
Bien sûr, cette aventure demeure plus un questionnement qu’une réussite et ne s’appuie jamais sur des réponses qui rassurent. Ce qui se laisse voir dans un instant sans cesse convoité, arrive comme une ombre à la fenêtre. Il n’y a que ce mouvement vers un moment qui embrase l’être. C’est le propre de la vie et de la réflexion que de ne jamais parvenir à s’accrocher au concret et à des certitudes.
Nous marcherons
dans autant de hasards que de nécessités
pour rejoindre l’inespéré
avant de perdre pied tête et cœur (p.27)
Lire Lebel, c’est foncer dans un sentier aride et progresser sans savoir où nous aboutirons. C’est désirer la réflexion et les espaces qui font danser autour de l’être, le pourquoi et le comment de l’aventure de respirer dans son corps et sa tête. Le poème permet au chercheur de s’approcher de ces petites lueurs, de retenir des révélations dans la nuit sombre qui s’ouvre parfois. C’est jongler toujours et encore avec deux ou trois incertitudes sans jamais basculer dans la désespérance même si la lassitude et l’épuisement guettent. Il faut écrire en gardant les mots à distance et les enrober de silence, s’attarder aux joies comme aux déceptions. C’est prendre la direction de l’être pour aborder le pays de l’êtreté, dans la toute-puissance du vent au corps de la tempête.
COMPAGNONS
Lebel fait une place aussi à certains poètes, des compagnons. François Charron surtout, ce formidable poète méconnu et oublié à qui il demeure fidèle. Parce que la quête de cet explorateur demande la présence des autres et n’est jamais une ode au je immanent.
Cette voix qui persiste chaque nuit
Va à ce qui te convoque
Va à ce qui t’ébranle
Il n’y a que nos fragilités
qui peuvent comprendre
ce que veut notre cœur (p.44)
Je reçois ces carnets avec une belle émotion, comme s’il me conviait à faire un petit bout de chemin avec lui, ou à passer des heures dans la balançoire de son jardin par une nuit chaude et barbouillée d’étoiles en évoquant les toiles de notre ami Jean-Guy Barbeau. Tous deux recroquevillés, sur des morceaux de phrases, que nous dégustons à petites gorgées avec une coupe de vin blanc.
Même si Lebel est particulièrement discret dans ses publications et dans ses apparitions publiques, préférant l’ombre à la lumière, le silence aux bruits des trottoirs, il reste un poète essentiel. Las de l’industrie de la littérature, il tire une cinquantaine d’exemplaires de ses recueils qu’il numérote et signe avant de les envoyer à des amis comme des pigeons aux ailes grises qui viennent nous rassurer et nous bousculer.
Chaque fois que le vent passe il nous redit
Quitte les chemins familiers
Risque les grandes métamorphoses
Ne cherche que les tremblements d’être
Désormais tout se gagnera là (p.85)
C’est un privilège de pouvoir l’accompagner, le temps du vol du colibri sur un massif d’hémérocalles et de se faufiler dans des chemins parallèles qu’il ne cesse d’arpenter avec ses mots et ses couleurs qu’il répand sur de petits tableaux. Des carnets rares qui me font toujours progresser dans l’aventure du vivant.
LEBEL CAROL, Carnet du vent 6, Comment sauver la lumière qui se noie, Éditions de L’A, Z., Québec, 2021.
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