vendredi 21 septembre 2018

ROBERT LALONDE NOUS ÉBRANLE

ROBERT LALONDE publie un roman au titre un peu intrigant. Une image qu’il a dénichée dans L’idiot de Dostoïevski. Rogogine, un rival du prince Mychkine, cache un poignard dans un mouchoir de soie. Douceur et violence. Je me souviens avoir lu ce gros roman plusieurs fois, le recommençant dès que je l’avais terminé dans ma réclusion montréalaise, il y a fort longtemps. Voilà une référence qui donne la direction à emprunter. Un drame d’amour et de passion, de fuites et de réconciliation. Il y a toujours ça chez l’auteur des Frères Karamazov. Et pour accentuer encore plus cette direction, Lalonde présente son histoire en trois actes comme au théâtre. Arrivée des personnages, action et dénouement dans le troisième moment. De quoi amorcer sa lecture avec prudence et attention.

« Le théâtre propose toujours un réel invraisemblable et plus vrai que nature », écrit l'auteur au début de son roman. Je l’ai pris comme un avertissement. Je vais devoir m’aventurer dans un drame qui étouffe les personnages et les pousse souvent hors de leurs gestes. La tentation est grande de vous raconter les rebondissements, les rencontres ratées et les disparitions. Je le répète, ce n’est jamais ce qui me fascine quand j’ouvre un nouveau roman, particulièrement ceux de Robert Lalonde. C’est peut-être aussi pourquoi je ne lis pas souvent de fresques historiques. La plupart des auteurs patinent à la surface d’événements que nous connaissons, y plaquant une intrigue amoureuse qui fait pousser des soupirs. Ce n’est pas tout le monde qui défait un moment de l'histoire comme Gilles Jobidon peut le faire dans Le Tranquille affligé.
L’intrigue masque toujours le drame, un questionnement existentiel. L’écrivain brouille souvent les pistes, aime les masques, mais ne s’éloigne guère de ses grandes obsessions.
Irène, comédienne à bout de carrière, s’accroche à des petits rôles et sa mémoire a des écarts, le pire pour une comédienne qui vit et périt par le savoir du texte. Romain était enseignant, veuf, vigoureux dans ses quatre-vingts ans. Philosophe, humaniste, il aide les arrivants à s’adapter à leur nouveau milieu. Jérémie, l’adolescent de trente ans, l’incandescent, le Iotékha’, le fuyant pratique l’art de la disparition. Voilà, vous en savez assez.

L’ERRANT

Jérémie est ce personnage que l’on croise souvent dans l’œuvre de Lalonde. Il porte la douleur et ne peut rester en place. Une sorte de survenant qui va et vient, s’égare dans une solitude qui pèse lourd et le broie la plupart du temps. L’errance permet chez l’auteur de C’est le cœur qui meurt en dernier de calmer le feu qui brûle l’intérieur, d’engourdir la douleur et de s’évader de soi. Les personnages du romancier sont souvent blessés à l’âme et à l’esprit. Des fuyants qui sont bousculés par les grands remous de la nature.

Tout a déjà eu lieu et se répète infiniment. Rien n’a vraiment commencé et pourtant tout continue. Ça arrive de partout, ça ne va nulle part. La conjoncture date d’avant sa naissance, cette confusion, ce désordre, ce que le zombie du film d’hier soir à la télé, dans le bar où il a achevé la soirée, nommait l’erreur fondamentale. (p.28)

Le mal profond, celui qui brise un humain, la détresse qui retourne l’être et le laisse haletant dans les lueurs de l’aube. Les grandes souffrances existentielles menacent toujours d’écorcher certains personnages de l’auteur de Que vais-je devenir jusqu’à ce que je meure ?
Romain le sait. Il a jonglé toute sa vie avec le bien et le mal en méditant les textes de son maître Nietzsche, empruntant les sentiers qui permettent d’aller au-delà de soi. Il sait que le bonheur ne rôde surtout pas dans les images qui se bousculent à la télévision. Il faut être humain avant tout, attentif, sensible, ouvert avant le désastre de la mort. Robert Lalonde ne s’éloigne guère de cette énigme.

MÉMOIRE

Irène s’accroche à certains personnages qu’elle a du mal à incarner selon les temps de son corps et de sa mémoire. Jérémie la surprend dans sa faiblesse et sa dépendance. Le jeune homme se drogue pour se réfugier dans une autre dimension. Irène a l’impression de se retrouver devant un saint foudroyé par un drame qu’elle ne pourra jamais jouer. Tout comme le prince de L’Idiot était rejeté du monde pendant ses crises d’épilepsie. Un être bon, cassé par le mal qui s’accroche aux humains.
Arrive toujours ce moment où l’on se retrouve devant soi. Dans la vie comme au théâtre. Jérémie retrouve le père qu’il a fui, un homme brisé qui implore un pardon qu’il ne mérite pas. Réconciliation ou vengeance ? Le drame est cornélien.
Jérémie est cette flamme sur laquelle le papillon se brûle. Romain est bouleversé dès le premier regard tout comme Irène. Le jeune homme possède le charme dévastateur du Christ, une vulnérabilité qui attire tout le monde.

Elle éclate de rire, puis ouvre son sac et c’est comme si le printemps arrivait pour de bon.
— Merci mille fois !
— J’y peux rien, t’es irrésistible… (p.32)

Ils se retrouvent, se quittent, se cherchent, ne peuvent se fuir. Jérémie, dans la Bible, est ce prophète qui effleure la vérité. C’est là le rôle que cet archange joue dans Un poignard dans un mouchoir de soie.

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Jérémie devine tout, court derrière une ombre pour échapper à la haine. On retrouve souvent ce déchirement à propos du père dans l’œuvre de Lalonde.
Un trio aimanté, des sentiments troubles, des pulsions qu’ils ont du mal à maîtriser. Ils s’abandonnent pourtant, s’aiment, s’entraident malgré la vieillesse d’Irène et de Romain.

Après le départ de sa femme, ma mère, qui a fui le foyer familial pour cause de mauvais traitements, un père déséquilibré, mon père, s’en prit au plus jeune de ses deux fils, qu’il agressa sexuellement, sous les yeux d’abord incrédules puis brusquement clairvoyants de l’aîné. La haine couva, le temps passa. La vengeance y a mis du temps, mais ce qui devait arriver arriva. (p.162)

La vengeance ou le pardon ? La résilience viendra bien sûr, mais rien n’est réglé quand on fait face à l’innocence des enfants, que l’on effleure le visage de la mort.
Ce qui doit arriver arrive et le destin pousse les personnages les uns contre les autres. Peut-on échapper à la vie, à cette poussée qui retourne l'âme et rend aveugle ?

ŒUVRE

La vie veut souvent qu’on prenne la fuite. Le créateur fait face, ne refuse jamais l’affrontement. Pour lui, c’est toujours le temps des empoignades. La vie a été écorchée au sortir de l’enfance chez Lalonde. Ses personnages sont des anges aux ailes atrophiées, des diables au visage de saint.
Romain écrit, peut-être l’histoire que j'ai lue. C’est sa manière de s’approcher de Jérémie qui chante sa douleur dans ses dessins et ses toiles. Irène frôle le naufrage dans les creux de sa mémoire, mais refait surface. Peut-être que c’est la plus terrible des morts que de devenir errant dans sa tête. Irène est terrible de vie et de volonté, fascinante et tragique.
Jérémie peint, écrit, mélange les couleurs dans le creuset de ses blessures. Il y a toujours ça chez Lalonde. Cette grande errance pour échapper à soi et peut-être aussi ce « mal d’écriture » qui avale tout.

L’église pointue, ses vitraux éclatés, le soupirail béant. Thomas saute. Attention aux tessons de verre ! Thomas enfile le surplis. Thomas danse, tourne et tourne devant le crucifié. C’est notre histoire : l’innocence, le crime, la honte, peut-être l’échappée belle avant la fin ? La rivière. Thomas dans la rivière. Il rit aux éclats. Tout est encore possible. Non. Sur l’autel délabré, mes pages empilées. Ma vie d’éclipse dans la fureur des hommes. Sur les murs, mes comètes explosent. J’ai du sang sur les mains. (p.194)

J’ai retrouvé dans Un poignard dans un mouchoir de soie le Lalonde que j’aime, celui des grandes questions, des gestes qui risquent de tout bouleverser. Le drame et la rédemption par l’œuvre d’art, quelle soit picturale, écrite ou musicale ! L’enfance blessée, la présence consolante et effrayante de la nature qui suit l’écrivain partout. Il déroute, bouscule encore, emprunte un grand détour pour mieux se surprendre. Soie et lame du poignard pour aller vers l’œuvre, la beauté, l’apaisement certainement. La tragédie pousse les êtres au bout de leur vie et de leur obsession. La beauté ne peut-elle surgir qu'au coeur du drame ? 
Je me le demande tous les jours.
J’aime la constance de Robert Lalonde, les questionnements de ses romans et ses carnets. Je le sais. Je me maintiens à la surface en secouant les mots. Quand il m’arrive de m’éloigner de mon carnet, le souffle me manque et je deviens un boiteux dans ma tête. Je partage avec Lalonde ce désir de se colletailler à mains nues avec l’univers.
Et pour l’accompagner, comme les cailloux que le Petit Poucet semait sur sa route, des textes des poètes qu’il aime et fréquente, qui résonnent ici et là, des voix d’agitateurs qui disent la fureur et la désespérance.
Plonger dans les trous de sa mémoire, toucher les cicatrices de sa vie, bondir dans le vaste monde pour se retrouver devant soi, devant l’oeil du père ou de la mère. C’est peut-être là la tragédie qui fait courir Robert Lalonde. C’est peut-être pourquoi il ne cesse de bousculer les mots pour trouver la phrase qui rassure au milieu de la nuit. Pour vivre, surprendre les battements de son cœur dans le matin brumeux. Avoir mal, mais vivre.


UN POIGNARD DANS UN MOUCHOIR DE SOIE, un roman de ROBERT LALONDE, Éditions du BORÉAL, 2018, 208 pages, 20,95 $.
  

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/poignard-dans-mouchoir-soie-2613.html

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