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vendredi 18 octobre 2024

PAULINE VINCENT ÉTONNE ENCORE UNE FOIS

DANS La femme de Montréal, Pauline Vincent emboîte le pas d’une jeune frondeuse qui rêve de devenir journaliste. En 1934, c’était encore et toujours un métier d’homme. Quelques femmes se faufilaient dans les médias pour rédiger des horoscopes ou des courriers du cœur, mais elles ne le faisaient par la porte arrière. Claude Dufresne est prête à tout pour faire sa place au quotidien La Laurentie. Madame Vincent revient au roman après La femme de Berlin, le premier volet de ce triptyque paru en 2004 et repris dans une version remaniée en 2017. La femme de Lisbonne complétera l’aventure. L’écrivaine l’affirmait à l’émission de Radio-Canada animée par Catherine Doucet lors de son passage au Salon du livre du Saguenay–Lac-Saint-Jean. 

 

La candidature de Claude n’est pas retenue par les patrons du journal quand elle se présente devant eux. Ne reculant devant rien, elle change son nom, se déguise en homme et décroche le poste convoité. Pas facile de cacher sa féminité et de porter perruque et fausse moustache dans un monde de mâles. Claude Dumesne parvient à se faire rapidement une réputation dans le milieu de l’information par la qualité de son travail et son sérieux. 

 

«Déterminée, elle s’était alors ingéniée à trouver un moyen pour réaliser son rêve de devenir journaliste sans l’aide de son père. Après plusieurs jours à échafauder des scénarios, une seule option l’avait satisfaite : forcer la porte de La Laurentie. Et, c’est ainsi qu’était né son alter ego, Claude Dumesne, jeune homme enthousiaste et entreprenant.» (p.24)

 

S’amorce une vie trépidante pour cette femme volontaire, frondeuse qui ne recule devant rien. Elle est rapidement ciblée par l’Ordre de la Patrie, un mouvement qui vise l’épanouissement des Canadiens français en infiltrant tous les milieux pour influencer le cours des choses. Une confrérie avec ses rites, ses codes qui contrôlent ses membres et ne tolèrent aucune dérive. Ce n’est pas sans faire penser à l’Ordre de Jacques-Cartier qui a connu un certain succès au Québec et dans différentes parties du Canada à la même époque et qui a œuvré pendant une quarantaine d’années pour contrer l’action des francs-maçons entre autres. 

L’Ordre de Jacques-Cartier, plus souvent appelé «La Patente», était une société secrète qui a vu le jour en 1926. Les dirigeants promouvaient les intérêts religieux, sociaux et économiques des Canadiens français partout au Canada et aux États-Unis. À l’avant-garde des luttes linguistiques et nationalistes jusqu’aux années 1960, l’organisation a infiltré plusieurs milieux. Au plus fort de sa popularité, l’Ordre comptait environ 12000 membres. 

La montée du nationalisme québécois à partir des années 60 et des différends idéologiques feront que le mouvement se sabordera en 1965. À noter que l’Ordre de Jacques-Cartier ne comprenait que des hommes dans ses rangs et qu’il était particulièrement rigide et contrôlant. Il reposait sur une structure à caractère militaire avec ses commandeurs que l’on suivait aveuglément. 

 

POLITIQUE

 

Pauline Vincent prend ses distances en décrivant un Rosaire Favreau, avocat, qui se laisse séduire par le fascisme qui en mène large à l’époque, surtout en Italie avec Benito Mussolini qui a reçu l’aval du pape Pie XI. On peut faire des liens avec Adrien Arcand au Québec qui prônait cette idée politique. Il se montrait farouchement fédéraliste, ce qui n’est pas le cas du personnage de madame Vincent. Rosaire Favreau, un homme sans foi ni loi, tout comme Mussolini, rêve d’implanter une dictature au Québec en réalisant l’indépendance. Il entraîne secrètement une milice dans les Laurentides.  

La jeune journaliste accepte l’invitation de ce mouvement, plus par curiosité que par conviction, et se soumet à un rituel un peu étonnant. 

 

«On frappa un coup. Tous les nouveaux frères se mirent au garde-à-vous. Claude reçut une feuille qu’elle lut avec aplomb.

— Moi, Claude Dumesne, en présence de Dieu et devant cette honorable assistance, je jure n’être mû par aucun motif qui ne servirait pas uniquement la gloire de la sainte Église catholique, apostolique et romaine et le bien de mes compatriotes. Je m’engage solennellement à observer la discrétion la plus absolue sur tout ce qui, directement et indirectement, concerne l’Ordre de la Patrie. Si, par malheur, j’oublie le serment que je viens de prononcer, je reconnais mériter pleinement la peine encourue en cas de félonie : être rejeté dans la compagnie infamante des hommes sans volonté et sans honneur. Ainsi, que Dieu me vienne en aide et qu’il m’aide à garder le secret de mon obligation.» (p.50)

 

Pauline Vincent, toujours lors de la même entrevue à Radio-Canada, précisait que ce rituel venait de l’Ordre de Jacques-Cartier. « Tout le reste est pure imagination », devait-elle préciser. 

La journaliste prendra conscience très vite que cette société est intransigeante et misogyne, réduisant les femmes à leur rôle de génitrice et de servantes au foyer même si elles sont de la bourgeoisie.

Elle comprend rapidement le jeu de Rosaire Favreau, un homme charismatique et populaire, qui entend prendre le contrôle de l’Ordre de la Patrie, imposer une dictature à l’image de celle qui existe en Italie après son élection comme chef de parti

Claude met la main sur un document où Favreau explique ses intentions et son programme politique. Reste à savoir qui est le grand commandeur qui lui a fait prononcer son serment lors de son initiation. 

 

ACTION

 

Le récit de Pauline Vincent se transforme en thriller avec des rebondissements inattendus. Favreau ne recule devant rien et perd les pédales quand il se sent démasqué. Malgré les dangers et les menaces, Claude réussira à savoir qui se cache sous la cagoule du grand commandeur. 

La femme de Montréal nous permet de voir Claude retrouver sa féminité et de vivre l’amour avec un collègue, sans les carcans et les interdits de l’époque, ce qui est assez étonnant. Il faut dire que la jeune journaliste vient d’un milieu aisé et beaucoup plus libre que celui où les curés exerçaient un contrôle quasi total sur leurs ouailles. 

Le texte nous entraîne dans les années trente, juste avant la Deuxième Guerre mondiale, dans un Québec à la fois traditionnel et religieux qui cherche à s’affirmer et à résister aux diktats d’Ottawa. Les réformistes devront attendre les années soixante pour s’imposer dans ce que nous avons nommé la Révolution tranquille. 

Un magnifique portrait des années 30 avec des héros qui secouent des tabous et apportent un peu de lumière sur La grande noirceur où Maurice Duplessis a fait la pluie et le beau temps. Un texte vivant et surtout des personnages qui vous séduisent ou vous rebutent. 

Pauline Vincent n’a rien perdu de sa vivacité et elle nous plonge dans l’action et brosse un moment de la société québécoise qui garde une incontestable opacité. Elle a encore bien des secrets à nous révéler, j’en suis convaincu. 

Le roman est un art nécessaire qui nous apprend à mieux comprendre notre passé et à être lucides devant tout ce qui agite le présent. Surtout avec la plus folle des fictions qui fait courir tout le monde aux États-Unis derrière un certain Donald. Il n'y a pas que dans les romans où la fiction dépasse la réalité.

 

VINCENT PAULINE : La femme de Montréal, Éditions Alire, Lévis, 314 pages.

 

 

mardi 8 octobre 2024

DOMINIQUE FORTIER MONTRE LA DIRECTION

J’AI ESSAYÉ de lire Notre-Dame de tous les peut-être de Dominique Fortier en format PDF. La maison d’édition n’avait plus de livre papier pour moi et m’a envoyé une copie «dématérialisée». J’ai ouvert le fichier et il y avait des mots, des phrases, mais c’est plus fort que moi, j’ai l’impression devant ­­type de dossier d’être repoussé à l’extérieur, de regarder dans une résidence par une fenêtre embrouillée. Bien sûr, je pouvais l’imprimer, mais j’ai la sensation alors de me retrouver avec un manuscrit qui ne sera peut-être pas la dernière mouture, celle qui arrive après toutes les mutations de la mise en livre.  

 

J’ai profité d’un court séjour à Québec pour m’arrêter à la Librairie du quartier pour me procurer le beau petit volume tout blanc, tout simple. Un vrai livre dans toutes ses dimensions que l’on peut palper, retourner, ouvrir, refermer, humer et souligner ici et là. Pas un ouvrage quelconque, mais mon recueil que j’ai lu dans le jardin derrière la maison Cornelius-Krieghoff au bout de la rue Cartier. Oui, Dominique Fortier m’a fait oublier les bruits de la ville, les autos, les accords de blues un peu plus loin. C’était jour de festival et pourtant je ne suis jamais insensible à cette musique. Le blues occupe toutes mes soirées du vendredi depuis fort longtemps. 

Dominique Fortier ne le précise pas, mais j’ai l’impression qu’elle a rédigé ces pages en travaillant La part de l’océan. Une sorte de carnet d’accompagnement, de réflexions où elle tente de comprendre la direction que va prendre son histoire ou encore ce qu’elle va faire d’un personnage un peu récalcitrant. Ce que l’on écrit pour se garder en écriture, pour se stimuler et se donner de l’élan comme un coureur qui «réveille son corps» avant le marathon. 

Tout d’abord, madame Fortier s’attarde à Philippe Petit, funambule, qui a tendu un fil entre les tours du World Trade Center de New York en 1974. L’homme a franchi les 61 mètres qui séparent les deux édifices, à 400 mètres du sol, sans filet. Une fois, deux fois, trois fois, aller et retour. 

On ne s’y trompe pas. 

Dominique Fortier s’identifie au téméraire qui s’aventure dans des hauteurs vertigineuses quand elle s’avance sur la ligne d’une page. Cette ligne qui vibre selon les caprices du vent et peut-être aussi de l’action. Parce que l’écrivain abandonne son confort et ses habitudes pour se risquer au-dessus du gouffre en entrant en écriture. Il s’élance en mettant le pied sur un mot et un autre, glisse, trépigne presque là où la vie et la mort dansent, bouche contre bouche. Oui, le véritable écrivain joue sa peau en se lançant dans un monde fait de son souffle, de ses idées, de son cœur qui bat au rythme des phrases. Il risque la folie, celle de Melville quand il écrivait Moby Dick et qu’il avait l’impression d’être devenu aveugle. 

L’écrivain se livre à son imaginaire, court sur un fil et peut basculer à chaque pas, perdre l’équilibre dans sa confrontation avec le réel et l’inventé, le vrai et le mensonge. Une fois le câble tendu, Dominique Fortier peut amorcer la traversée de sa fiction. 

Écrire est bien plus que déposer des mots sur une page en suivant une ligne horizontale, en les épinglant les uns à la suite des autres comme on le ferait des vêtements sur une corde à linge. C’est s’offrir de nouveaux yeux, se risquer dans une dimension où tout peut arriver, c’est tenter peut-être de percer le secret de l’univers qui nous cerne et nous garde sur un pied.

 

«Ciel océan.

   Réunis par un fil. L’écriture.» (p.14)

 

Ciel et mer qui se reflètent et s’inventent, à l’image du corps physique de l’humain et de sa pensée certainement. Les deux faces du cosmos que l’on peut explorer avec les mots qui muent en phrases. Réflexions, méditations sur la poussée de l’écriture et ce besoin de dire le monde pour qu’il s’enracine dans un paragraphe ou un chapitre. «Tout ce qui est nommé existe», répétait l’écrivain Alain Gagnon. 

 

«Voici comment on entend habituellement le pacte à la base de tout roman, de toute poésie, de tout ouvrage qui ne prétend pas dire «vrai» : Un écrivain annonce à son lecteur, dès les premiers mots : «Je m’apprête à te mentir. Je te raconterai une histoire fausse en faisant semblant qu’elle est véridique. Et tu feras semblant de me croire.» (p.19)

 

ILLUMINATION

 

Les mots vibrent partout tel un essaim d’abeilles. C’est lumineux dans ma tête. Je sais tout à coup ce que je dois faire avec mon roman que je n’arrive pas à mener dans «ses grosseurs». C’est clair comme la note de guitare qui se prolonge au bout de la rue. Je dois me baigner dans le ciel et la mer pour que Les écartés devienne le livre qui s’ajuste à mon élan. 

Une phrase, un paragraphe plutôt de Dominique Fortier donne une nouvelle dimension à ce projet. C’est tellement limpide maintenant. Je vois ce qui cloche, ce qui empêche le texte de glisser sur le fil de fer tendu entre deux nuages. Dominique Fortier ouvre grand une porte devant et je m’y engouffre avec une joie insoutenable.

La lecture peut faire ça. 

Certains livres sont des fenêtres qui avalent le matin lumineux. Il ne faut surtout pas craindre ces petites illuminations pour écrire. Un souffle m’emporte et me fait respirer à la largeur de l’horizon qui porte toutes les couches de mon imaginaire. Mon histoire va courir sur cette ligne qui soude l’océan et le ciel, se tenir debout sur une déferlante. Tout ce que je ressentais, tout ce que je cherchais depuis des mois en m’enfonçant dans un épais brouillard, devient lumineux dans ma tête.

 

«Les livres dorment en nous jusqu’à ce qu’un charme les réveille.» (p.26)

 

Me voilà fébrile avec Notre-Dame de tous les peut-être dans les mains. Ce tout petit livre qui vient d’abattre un mur. Je peux me risquer sur la ligne maintenant, tout en haut de la page, m’avancer en tendant les bras, devenir funambule. 

Les phrases déboulent. 

Toutes ces couches de mots que je n’ai cessé de coller dans des paragraphes sans jamais être satisfait. Écrire, c’est peut-être courir derrière un verbe sans jamais arriver à mettre la main dessus. On peut l’approcher, l’effleurer, mais il est vif, ici, là-bas, tout près et si loin.

 

«Les livres donnent la part fragile et tremblante,

   la flamme qui vacille.» (p.70)

 

RELECTURE

 

Une fois de retour à Wilson, j’ai relu Notre-Dame de tous les peut-être pour voir si mon excès de lucidité ne disparaîtrait pas comme il est venu. Pour savoir si la magie opérait toujours, si l’épiphanie était encore là. 

Et ce fut la joie, l’espace devant avec les mots qui s’agitaient dans les feuilles des bouleaux. Il me restait à reprendre mon roman, à empoigner l’incipit et à avancer tout doucement, sans jamais perdre l’équilibre et, après mille et mille pas, toucher la fin.

Tôt le lendemain, dans le Pavillon encore aux prises avec la nuit, même si le jour avait les doigts sur le haut de la dune, avec la renarde qui vient toujours me saluer, avant de repartir, aspirée par je ne sais quel parfum qui lui fait fermer les yeux. J’ai avalé une gorgée de café, hésitant un peu parce que mon histoire ne serait plus la même. Ce fameux incipit qui donne des vertiges à tous les romanciers. J’ai posé la main sur le recueil de Dominique Fortier et l’ai ouvert au hasard.

 

«Les livres sont toujours écrits

   à l’ombre de la nuit

   par ce qui reste de lumière.» (p.62)

 

Et aussi cette autre phrase qui est venue mettre fin à l’aventure de madame Fortier.

 

«Quand tu auras tourné la page, j’aurai cessé

   d’exister.

 

   Il n’y de réel que l’incendie.» (p.88)

 

 Et j’ai lancé les mots qui s’agitaient dans ma tête depuis des heures, m’empêchant de dormir, en retenant mon souffle comme si je plaçais des pierres dans un muret et que toutes s’ajustaient parfaitement l’une à l’autre. C’était parti, j’étais sur le fil de fer, à 10000 mètres du sol, avec l’assurance que rien ne pouvait me faire culbuter. 

 

«Je vais encore mentir comme je mens depuis mon premier mot en écriture. Je mens pour cerner la vérité et toucher le réel. Toute vie est un conte et une fiction que nous remodelons sans cesse. C’est en mentant que j’invente ma vie et que je saisis mon passé à bras-le-corps.» 

 

Je sais, je vais tourner, hésiter, je le fais tout le temps. Je dépose Notre-Dame de tous les peut-être à gauche de mon clavier. 

Le recueil va m’accompagner désormais. 

C’est connu, les lecteurs ne découvrent jamais le même livre, surtout pas celui que l’auteur pense avoir rédigé. Chacun y puise selon sa soif et y trouve parfois, ce qu’il cherche depuis des années. Chaque lecteur fait du livre d’un écrivain sa propre histoire. Je vais mentir et me déguiser en liseur glouton pour mieux vous mystifier et me tromper peut-être.

 

FORTIER DOMINIQUE : Notre-Dame de tous les peut-être, Éditions du passage, Montréal, 92 pages.

https://salondulivredelestrie.com/programmation/auteurs/dominique-fortier/ 

jeudi 3 octobre 2024

LE REGARD UNIQUE DE PIERRE SAMSON

EUGÈNE ROLLAND est professeur d’université, spécialiste des textes anciens, chargé de cours malgré un parcours exemplaire, n’ayant jamais eu accès au cénacle des enseignants titulaires et à leurs privilèges. Il a fait face à bien des intrigues et aux manigances qui secouent le monde universitaire. Homosexuel, il a connu l’amour, mais son ami est décédé du sida, il y a un certain temps. À soixante ans, il envisage de partir à la retraite même s’il adore ses étudiants et qu’il n’a pas tout à fait renoncé à certains élans physiques. Il n’est jamais insensible à ces beaux mâles qui traversent son territoire de temps à autre. Son quotidien prend un tournant imprévu cependant et il devra remettre en question tous les principes qui ont guidé sa carrière. La vie n’est jamais une ligne droite et un événement peut tout faire basculer.

 

Fin observateur des agissements de ses concitoyens et surtout de leurs côtés les moins reluisants, Pierre Samson, dans L’irréparable, par les yeux de son personnage Eugène, brosse encore une fois un portrait décapant de la société actuelle. Rien n’échappe à cet observateur impitoyable. Les médias, l’université, les collègues, les étudiants, le monde politique et tous ceux qui exercent un certain pouvoir et qui marchent sur les pieds de leurs proches. Eugène me fait penser à certains oiseaux de proie qui voient tout. Il fustige la médiocrité, l’ignorance et la bêtise, surtout il déteste l’insignifiance. 

Il faut se méfier cependant et ne pas trop s’attarder aux entourloupettes de Samson. En dépit de ses facéties et ses coups de griffe, il reste un humaniste, un observateur attentif de la société et de son évolution. Certains trouvent grâce à ses yeux. C’est rassurant. 

J’adore.

Un cynisme certain, bien sûr, mais aussi une tendresse qui finit par s’imposer malgré les indignations de l’écrivain et sa plume bien affûtée. 

 

«Plusieurs se désoleraient de constater qu’un demi-siècle de télévision lénitive, de littérature édifiante, de dramaturgie vertueusement parlant irréprochable et faite sur mesure pour la marmaille, toutes ces jolies choses trafiquées, triturées, mastiquées jusqu’à ne former que des bouilles insipides, formatées par des censeurs déguisés en pédagogues, puis javellisées après être passées au tordeur de la bienséance avant d’être servies à notre précieuse progéniture, n’aura pas suffi à éliminer complètement certaines caractéristiques de l’humanité, à commencer par la goujaterie.» (p.28)

 

Pendant que beaucoup d’auteurs collent à l’oralité et à un style d’écriture qui se rapproche du bavardage, Pierre Samson prend la direction inverse. Il ose ce que plus personne ne fait actuellement. Il se montre toujours généreux, débonnaire, pas du tout avare de ses mots et de ses qualificatifs pour brasser une intrigue ou encore décrire un personnage avec une précision inquiétante. À peu près plus personne ne se risque à faire ça de nos jours. Son écriture est un défi et un pied de nez à la prose lisse et un peu «coton ouaté» de la plupart des auteurs contemporains qui s’embourbent dans la réalité et les tares d’un héros barouetté par la vie. Samson ne lésine jamais sur le crémage pour montrer les caractéristiques d’un personnage. Il raconte aussi une histoire comme personne n’ose le faire dans «ce pays qui n’est toujours pas un pays».

 

«Une boulotte, boudinée dans du Marie Saint Pierre, lui rend une main molle ployant sous les diamants, et tente un avorton de sourire. La façade de la pauvre femme a sûrement subi une suite de ravalements dignes d’une cathédrale sinistrée. Bref, elle leur offre un air de chat siamois où se serait installé à demeure un ennui insondable.» (p.55)

 

Qui ose ça dans une époque lisse où l’on bannit certains mots et où on ne désigne plus rien par son vrai nom? Oui, ça grince un peu parfois, mais c’est la manière samsonnienne. Il y a cependant des personnages qui échappent à la spatule de l’écrivain, des proches, je dirais. Eugène est l’un de ceux-là.

 

REGARD

 

Pierre Samson a bien raison de sonner les cloches parce que nous n’avons qu’à regarder autour de soi pour constater que nous pataugeons dans une fiction désolante pour ne pas dire aberrante. Nos élus nous parlent de prospérité et de progrès quand la planète implose. Nous nous comportons en sourd et en aveugle devant le pire qui est en train de se produire. Je pense à la terrible tempête qui a ravagé la Floride dans les derniers jours. Et comment imaginer qu’un Donald Trump puisse avoir des chances de redevenir président des États-Unis après tout ce qu’il a osé? Je sais, j’en parle souvent, mais cette aberration vivante m’obsède. Et que dire de notre Pierre Poilièvre qui prévoit un hiver nucléaire pour tous?

Il suffit d’enlever nos bandeaux et de regarder autour de soi pour comprendre que Samson n’a pas tort. Peut-être souffre-t-il d’une lucidité hors du commun et que l’écrivain, depuis son premier livre, est en quête de vérité. Il faudrait être bien mal intentionné pour refuser d’admettre que notre société repose sur le faux et le mensonge, l’image truquée, le maquillage quand ce n’est pas l’intelligence artificielle qui nous fait oublier la réalité. Tout cela pour sanctionner le culte du moi, se hisser dans des postes de prestige sans posséder les requis et les qualités nécessaires. 

 

ŒIL

 

Tout passe par le regard chez Pierre Samson. Rarement, j’ai lu un roman aussi visuel et descriptif que L’irréparable. L’écrivain prend plaisir à peindre ses personnages avec une précision étonnante et à les situer dans leur milieu de vie. Un artiste qui travaille à grands coups de spatule. Ce n’est jamais lisse et léché. C’est toujours esquissé à grands traits et Samson se montre particulièrement généreux en multipliant les couches et la pâte. 

Ça n’empêche pas ce cher Eugène de faire face à ses manies et ses habitudes, lui qui regarde tout avec dédain et avec l’œil de celui qui sait tout. Il perd son travail à l’université et est vite persuadé d’être la victime d’un complot ourdi par la direction et ses collègues. Son poste est pourvu par une jeune femme gentille qui devient rapidement son amie. 

Limier un peu compulsif, il s’attarde aux parutions d’Iréna Delagado Smith, sa successeure. Notre Sherlock relève des indices qui rendent sa remplaçante suspecte. Quelque chose cloche dans les publications de l’enseignante, comme si on avait voulu maquiller quelque chose ou encore trafiqué les écrits de quelqu’un. Eugène soupçonne la fraude intellectuelle et poursuit son enquête. 

Inconsciemment, il provoque le drame. Iréna est victime de son ex-mari qui n’accepte pas d’avoir été largué. Une tragédie que l’on décrit régulièrement dans les médias. Un féminicide, un autre, un de plus, un douzième peut-être depuis le début de l’année au Québec. Eugène a montré la piste qui menait à la jeune femme en téléphonant à un ancien collègue aux États-Unis. 

Il se sent responsable de ce meurtre. 

Dans les dernières pages de L’irréparable, je me suis retrouvé dans un polar qui m’a tenu en haleine. L’humain refait surface, l’empathie, la tendresse, les sentiments qui lient des amis et des amoureux. Je dirais que la compassion, la vraie, la réelle et la sensible, triomphe enfin du cynisme dans l’élan de la fin. 

Ça fait tellement de bien.

 

SÉVÉRITÉ

 

Reste que Samson est sévère en dépeignant la société contemporaine et le monde qui l’entoure. J’ai éclaté de rire devant certaines extravagances, parce que l’écrivain a un humour particulier et le sens de la caricature. Il sait être bitch souvent. Ce prosateur retourne une intrigue dans un bout de phrase, un regard et une courte description qui vous coupe le souffle et vous laisse sans mots. J’ai vu un tableau de Van Gogh dans cet extrait qui vous transporte ailleurs, ce coucher de soleil peint de façon magnifique et généreuse. C’est ça aussi Pierre Samson.

 

«Le bon professeur Rolland se laisse aller à contemplation de l’astre mourant déteignant sur l’horizon : un violet de gentiane semble émaner du minaret et pulser des gerbes de sang, des coules d’or, de chlorophylle, des rubans de soie orange qui inondent la voûte qui s’assombrit, glissant d’un bleu hésitant à un noir aveugle, à mesure que le lent basculement vers la nuit s’opère devant l’observateur installé à sa fenêtre, enveloppant les immeubles et les rares parcs dans des ténèbres opaques bafouées uniquement par les phares des voitures, les réverbères, quelques néons, la lune.» (p.221)

 

L’irréparable reste un texte attachant et étonnant. Eugène doit admettre qu’il a fait un faux pas et qu’il est tout aussi caricatural que ceux qu’il juge et a toujours vu de haut. Il fait partie de la meute et le prix à payer pour sa nouvelle lucidité est terrible. Un roman un peu étrange par sa forme et son phrasé, une manière qui détonne dans le défilé littéraire contemporain, mais une pensée, un regard qui sait trouver le travers, le ridicule dans nos grands débats qui tournent souvent à la parodie. Pierre Samson est formidablement conscient et j’ai toujours un immense plaisir à le suivre dans ses extravagances et son écriture généreuse.

Ce qui importe chez lui, c’est le contact avec l’autre, l’amour, la complicité et la tendresse entre un homme et une femme, un homme et un homme.

 

SAMSON PIERRE : L’irréparable, Éditions Héliotrope, Montréal, 280 pages.

https://www.editionsheliotrope.com/livres/lirreparable/ 

mercredi 25 septembre 2024

CES TRAGÉDIES DONT ON PARLE SI PEU

ANNE MICHAELS ne cesse d’étonner. Ses personnages, toujours intenses et curieux, permettent de nous glisser dans des moments qui traumatisent des populations et bousculent des manières de faire. Avery et Jeanne se retrouvent sur les lieux de grands travaux qui changent la vie de certains peuples et transforment leur pays dans LE TOMBEAU D’HIVER. L’ingénieur doit déplacer le tombeau de Ramsès d’Abou Simbel en Égypte. La construction du barrage d’Assouan force des centaines de familles à quitter leurs villages qui vont disparaître sous les eaux. Ils viendront aussi sur le chantier de la voie maritime du Saint-Laurent qui a touché le quotidien de milliers de personnes et tué une merveille de la nature : le Long Sault.


Avery est ingénieur, son père l’était également, et déplacer un temple comme celui de Ramsès d’Abou Simbel, dans le désert égyptien, n’est pas une mince affaire. Un travail colossal où il doit découper cette merveille ciselée à même une colline. Des millions de tonnes de pierre taillée en un véritable puzzle qu’il faut rassembler plus tard. Les équipes morcellent les sculptures avec une délicatesse de chirurgien, transportent ces masses énormes et replace le tout dans un autre espace. 

Avery se questionne cependant. Une cathédrale ou une pyramide perdent-elles leur essence en changeant de site comme les personnes qui sont forcées de migrer dans de nouveaux villages? Comment reconstituer un milieu de vie, les endroits où des humains sont nés, où les parents ont grandi et ont été enterrés? Un déporté reste un étranger dans son autre espace tout comme un temple devient quelque chose d’incongru sur un lieu différent. Un travail de sauvegarde, mais aussi une terrible tâche de destruction. Ces monuments trouvent leur essence et leur singularité en s’intégrant parfaitement à un environnement qui forge l’âme et donne un souffle particulier.

 

«La Nubie tout entière — cent vingt mille villageois, leurs maisons, leurs terres, leurs anciens vergers de dattiers entretenus avec soin et plusieurs centaines de sites archéologiques — s’évanouit. Même un fleuve peut se noyer. Évanoui lui aussi, sous les eaux du lac Nasser, reposait le fleuve des Nubiens, leur Nil, qui avait arrosé tous les rituels de leur vie quotidienne, guidé leur pensée philosophique et béni la naissance de tous leurs enfants pendant plus de cinq millénaires.» (p.25)

 

Je ne peux m’empêcher de songer aux travaux gigantesques qui ont changé le Nord québécois, aux chantiers de la Grande à la baie James qui a noyé 10000 kilomètres carrés de terrain, transformant un paysage à jamais, modifiant la vie des nomades et des bêtes qui y vivaient depuis des siècles, surtout les hardes de caribous. 

 

VÉRITÉ

 

De grandes prouesses d’ingénierie, mais aussi une terrible tragédie pour l’Égypte qui a forcé des populations à se déplacer, changeant leur manière de vivre et leurs rapports avec l’environnement, surtout le Nil. Bien plus, des traditions et des habitudes ont disparu, sans compter les conséquences dramatiques. Ces immenses réservoirs ont modifié la rotation de la Terre et sa trajectoire autour du soleil, altéré imperceptiblement le climat de tous les continents. Comme quoi notre planète est sensible à ce que les humains entreprennent sans trop réfléchir. Et que dire des animaux et de la flore? Que penser de la tragédie survenue en 1984 dans la rivière Caniapiscau où tout près de 10000 caribous se sont noyés en traversant le cours d’eau gonflé par la crue? Les Cris et les Inuits ont accusé Hydro-Québec d’avoir ouvert les vannes sans se préoccuper des bêtes migrantes. La société s’est dédouanée en parlant d’un phénomène naturel, mais que reste-t-il d’authentique dans un pays balafré par d’immenses barrages qui créent des lacs qui ont la dimension d’une mer? J’en sais quelque chose en résidant sur les rives du lac Saint-Jean qui a été donné à une entreprise américaine, il y a cent ans. Les barrages ont tout changé, faisant disparaître des terres agricoles et des espèces végétales (le cerisier des sables entre autres). L’érosion s’est accentuée, agrandissant la superficie du lac de plus de 21 kilomètres carrés depuis la hausse des eaux en 1926. 

Le barrage d’Assouan modifiera tout l’écosystème et dépossédera des centaines de milliers de gens de leur histoire, de leurs traditions, de leur milieu de vie et de leur façon d’être et de penser. 

 

AU QUÉBEC


Ce sera tout aussi spectaculaire avec la voie maritime du Saint-Laurent qui touchera l’essence du fleuve. Une merveille de la nature, le Long Sault, ce lieu qui a marqué notre histoire avec l’aventure de Dollard des Ormeaux à l’époque de la Nouvelle-France ne sera plus qu'un souvenir dans les livres d'histoire. Un phénomène grandiose que l’on a détruit pour faire passer des bateaux, pour le commerce et le transport de produits jusqu’au cœur du continent. On peut se demander à qui ces agressions contre l’environnement ont profité. 

 

«Le bruit des rapides du Long Sault était assourdissant : il avalait les mots dans l’air et tout ce qui se trouvait pris dans sa puissance. Sur près de cinq kilomètres, un lourd brouillard flottait au-dessus du fleuve, et même ceux qui s’en tenaient à bonne distance étaient trempés par les embruns. Les eaux bouillonnantes se précipitaient dans une gorge étroite en une descente graduelle de neuf mètres.» (p.50)

 

Imaginez que l’on érige un barrage et que l’on fasse disparaître les chutes Niagara. Ce serait un véritable sacrilège, un crime contre la planète et l’écosystème. Encore là, le Long Sault fut une catastrophe pour des milliers de personnes qui ont dû migrer en abandonnant tout leur passé derrière eux. On pourrait s’attarder à la création du parc de Forillon en Gaspésie qui a été une tragédie pour les habitants tout comme la fermeture de plusieurs villages dans les années 1970 dans cette même région du Québec. 

 

GUERRE

 

Dans la deuxième partie du roman, l’écrivaine décrit les traumatismes que les Polonais ont vécus pendant la Deuxième Guerre mondiale avec l’invasion allemande d’abord et l’arrivée des Russes qui étaient là prétendument pour les libérer. Des villes détruites et des gens qui doivent subsister dans les ruines et errer pour trouver quelque chose à manger. Ce n’est pas sans rappeler Gaza où l’horreur se répète jour après jour depuis bientôt un an et où la folie humaine s’exprime dans tous ses excès et ses entreprises. Les survivants de ces apocalypses sont touchés au cœur et à l’âme. 

Lucjan, un rescapé, un artiste ne peut s’empêcher de raconter son enfance et toute la souffrance qu’il a connues pendant sa jeunesse. Des années qui agitent son sommeil. 

 

«J’ai besoin que tu entendes tout ce que je dis, et tout ce que je suis incapable de dire doit être entendu aussi.» (p.247)

 

C’est surtout une formidable histoire d’amour entre Jeanne et Avery qui cherchent à se retrouver et à colmater les fissures de leur être, de donner un sens à leur existence dans ces lieux sacrés qu’ils ont contribué à détruire, privant l’humanité d’une partie de son passé et de ses beautés. Ce fut un désastre en Égypte et il y a eu aussi ces changements dramatiques dont on parle moins ou peu dans le Grand Nord du Québec. Jeanne et Avery sont conscients de participer à des entreprises qui transforment le vécu de tous. Le couple tente de trouver les mots pour dire ce qu’ils éprouvent, ce qu’ils ressentent et s’il est possible de protéger la planète, la végétation et les âmes en peine qui transportent leur malheur d’un continent à l’autre.

Un roman fabuleux qui conserve toute sa pertinence et sa modernité malgré le temps qui s’est écoulé depuis qu’Anne Michaels a publié ce texte. Certains ouvrages gardent leur actualité et leur acuité en se penchant sur les grandes catastrophes causées par les entreprises humaines. Une histoire à la dimension du monde, des tragédies provoquées par l’avidité de dirigeants et des secousses sismiques qui affectent tous les êtres de la Terre. Nous en payons le prix maintenant avec les changements climatiques.

Un roman de la parole, du verbe, du dire et de l’écoute aussi, de la compassion et de la résilience devant ces drames, des guerres immondes ou encore des projets qui sont censés améliorer le quotidien de tous et qui tuent des points névralgiques de la planète. 

Un regard sur des gestes et des entreprises qui laissent des cicatrices profondes que le temps ne peut effacer et qui modifient l’environnement et notre imaginaire. Le travail d’une écrivaine visionnaire qui ne cesse de nous bousculer. Une traduction magnifique de Dominique Fortier encore une fois.

 

MICHAELS ANNE : Le tombeau d’hiver, Éditions Alto, Québec, 400 pages. 

https://editionsalto.com/livres/le-tombeau-dhiver/ 

mardi 17 septembre 2024

UNE COLÈRE QUI FAIT DU BIEN À ENTENDRE

LE DROIT à l’avortement est interdit dans la moitié des États du sud des États-Unis par la Cour suprême en 2022. Élisabeth Lemay, jeune écrivaine, le prend plutôt mal et ressent ça comme une agression contre son corps, sa liberté d’être et d’agir. Une attaque en somme contre toutes les femmes américaines et du monde. Quand on dépouille une femme de ses prérogatives, peu importe où elle se trouve, toutes écopent. On les prive d’une parcelle de leur être et de cette liberté que l’on proclame sur toutes les tribunes. Madame Lemay entreprend alors la rédaction de L’ÉTÉ DE LA COLÈRE pour exprimer son ras-le-bol de cette société patriarcale qui dicte depuis des millénaires ce que doivent dire et faire les femmes. Surtout, comment elles doivent être dans leur tête, leur corps et leur sexualité que les mâles définissent. Elle dénonce les règles écrites pour et par les hommes qui assujettissent les femmes et les privent d’une pensée personnelle et originale.

 

Ce jugement de la Cour suprême des États-Unis n’est qu’un exemple, un de plus qui marque le retour du machisme dans nos sociétés. Des phénomènes qui se multiplient sur la planète. Que dire de la situation en Iran après la mort de Mahsa Amini

L’horreur. 

Partout, des tensions déchirent les populations et créent des affrontements et des conflits aussi vieux que l’humanité. Nous n’avons qu’à nous souvenir des atrocités du colonialisme face aux nombreux peuples qui habitaient les Amériques et qui ont été quasi éliminés dans des guerres génocidaires. 

Nous n’échappons pas à ces tiraillements au Québec. Des remous et des différends qui ont du mal à s’exprimer et qui provoquent toujours des dérapages. C’est que nous sommes au niveau des croyances, de la foi, dans une pensée conçue pour et par les hommes. 

Élisabeth Lemay s’en prend à des habitudes gravées dans l’inconscient, qui ne s’expliquent pas et ne se justifient jamais. C’est peut-être pourquoi il est si difficile pour les femmes de se faire respecter et de trouver leur espace dans toutes les sphères de la société.

 

«C’est une guerre contre les femmes libres, les carriéristes et les bordéliques au réfrigérateur vide, celles avec des amants de passage qui vivent sans demander pardon. C’est une guerre contre notre place dans les tours de bureaux et les boys clubs. Contre notre ennui devant les tâches ménagères. Notre façon d’aimer le sexe autant que les hommes, de ne pas savoir cuisiner et de n’en avoir rien à foutre. C’est une bataille contre le plaisir que prennent les femmes dans leur sexualité déculpabilisée et leur indépendance dans cette chambre à soi dont parlait Virginia Woolf.» (p.12)  

 

Madame Lemay n’y va pas par quatre chemins. C’est direct, franc, percutant. L’écrivaine nous regarde droit dans les yeux et il est impossible de se dérober ou d’esquiver. J’adore ça. Elle frappe en plein cœur de la cible. 

 

«Et qu’on ne me dise surtout pas qu’ici, c’est différent. Je repense à mes ex. À mes histoires d’un soir. Je pense à Virginie Despentes pour qui la première règle du patriarcat, c’est d’exclure les femmes du domaine du plaisir. Aux hommes qui m’ont brisée. Je pense au retour de Julien Lacroix. À l’épidémie de drogue du viol. Aux jeunes filles à qui ont dit de surveiller leur verre dans les bars et aux garçons à qui on ne dit jamais rien.» (p.13)

 

J’aime cette façon un peu baveuse de m’interpeller, de dire ce que l’on tente toujours d’éviter et de repousser en répétant que nous sommes différents au Québec, permissifs et égalitaires. Pourtant, quand je me penche sur les statistiques depuis le début de l’année, le nombre de femmes tuées par des hommes me coupe le souffle. Quinze victimes en 2023 et déjà onze et plus, en 2024. 

 

TOUT LE MONDE

 

Madame Lemay apostrophe tout autant les hommes qui disent comprendre la situation des femmes et qui en profitent pour les manipuler. Je fais peut-être partie de ce groupe, je ne sais trop. On n’extirpe pas ses réflexes en claquant des doigts. Difficile d’échapper à un conditionnement qui a duré toute l’enfance et qui s’est imposé pendant des siècles. Il faut certainement toute une vie pour se défaire de cette manière de penser et d’agir. Tous les hommes, face aux femmes, sont comme des drogués qui peuvent retomber dans leurs habitudes à la moindre occasion.

L’écrivaine ne se ménage pas non plus et raconte comment elle a tenté de devenir celle qui vit avec une chaîne à la cheville, s’occupant des tâches ménagères, s’efforçant d’être la parfaite reine du foyer, la plus séduisante et sensuelle, attendant le retour du mâle pourvoyeur. Malgré tout ça, cette révoltée affirme que ce fut une période de sa vie où elle a été heureuse, n’ayant pas à se battre et à lutter pour être soi. Peut-être parce qu’elle adhérait à la norme. La liberté est exigeante et demande une vigilance constante. Pas facile d’être soi quand les balises tombent et qu’il faut s’inventer une manière d’être et forger d’autres pensées. 

Tout ça dans une société qui affirme haut et fort qu’au Québec, l’égalité entre les hommes et les femmes est non négociable et acquise! Le machisme et le patriarcat n’ont pas disparu avec la Grande noirceur et la fin de la fréquentation des églises. Il y a aussi le monde du travail et les écarts de rémunérations qui persistent malgré les luttes syndicales. Ces métiers que les femmes occupent sont moins valorisés et surtout moins payés. 

 

TÉMOIGNAGE

 


Élisabeth Lemay n’en reste jamais à la dénonciation ou à la rhétorique revancharde. Elle parle de son vécu, de ses expériences. C’est déstabilisant ses aventures avec des ombres fuyantes et des compagnons. 

 

«Je pense que j’ai été violée. C’est ce que j’ai lâché à mes amies, sans vraiment comprendre. L’été de mes vingt ans, j’ai fait l’amour avec le fils de mon patron. Je l’ai laissé me faire l’amour, devrais-je dire. On m’avait prévenue quand j’avais décroché l’emploi, sans vraiment dire de qui ou de quoi on me mettait en garde. On me lançait des fais attention à la figure.» (p.15)

 

Élisabeth Lemay unit sa voix avec celles de certaines écrivaines et philosophes, des battantes qui, comme Hilary Clinton et Monica Lewinsky, ont flirté avec le pouvoir et ont été attaquées et ridiculisées juste parce qu’elles étaient libres et croyaient qu’elles pouvaient faire tout ce que les hommes se permettent. Elles ont été apostrophées sur la place publique, sur toutes les tribunes par ceux qui avaient tout intérêt à le faire. Que dire de cet abominable Donald qui insulte Kamala Harris, la traite de folle, sans soulever un tollé de protestations ou de prises de position dans les médias pour condamner cet énergumène plus dangereux qu’un bol de nitroglycérine?

 

«On a beau vouloir, on n’efface pas des siècles de conditionnement aussi facilement. Il est plus simple, dans ce monde, d’être une boniche de maison qu’une sorcière moderne.» (p.71)

   

Un récit qui ne louvoie jamais, dérange, reste nécessaire, malheureusement. 

Je ne pense pas qu’on va en parler beaucoup cependant dans les émissions littéraires ou encore dans les pages culturelles. On fait ce que l’on a toujours fait devant ces écrits qui égratignent des habitudes et qui heurtent la censure patriarcale. 

J’en sais quelque chose. 

Après avoir publié Le réflexe d’Adam en 1996, je me suis buté à ce silence quand j’ai eu la témérité de réagir à la tuerie de Polytechnique et de stigmatiser les propos de Rock Côté dans Le manifeste d’un salaud. On a plissé le nez et détourné la tête. Une mention de mon essai à La bande des Six de Radio-Canada où Chantal Jolis a affirmé qu’on en avait assez des hommes roses

Tout était dit. 

Élisabeth Lemay se heurte à un mur et la meilleure manière de la paralyser, c’est de faire comme si… elle n’existait pas. Heureusement, Josée Blanchette dans Le Devoir a fait preuve de solidarité. 

 

LEMAY ÉLISABETH : L’été de la colère, Éditions du Boréal, Montréal, 176 pages. 

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/ete-colere-4054.html