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mardi 20 août 2024

LE VERTIGE DU RÉEL ET DE L’IMAGINAIRE

QUE DE TEMPS j’ai pris avant d’ouvrir le roman Vierge folle de Daniel Guénette! C’est peut-être parce que je reçois beaucoup de livres. Et, pareil à un enfant, devant une montagne de bonbons, je ne sais lequel choisir. Heureusement, les écrits sont patients et ne connaissent pas ou si peu l’usure du temps. Vierge folle est paru en 2021, en pleine crise de la COVID, au moment où tout s’est figé au Québec. Tout est devenu dangereux alors et nous avons dû nous éloigner de nos voisins, des membres de notre famille et du monde entier. Il a fallu se réfugier en soi et dans sa maison transformée en forteresse. Un moment qui a remis en question certaines habitudes. Daniel Guénette pendant ce temps tentait d’attraper un fantôme, un personnage qui a pris possession de sa vie et de ses rêves.

 

Marcel, un érudit, écoule ses vacances dans un chalet un peu isolé. Il garde la forme en pédalant sur des kilomètres comme je le fais lorsque le soleil le permet et que je ne peux résister aux forêts de cyprès, de trembles, de bouleaux et aux massifs de fougères du parc de la pointe Taillon. J’y fais des rencontres particulières, des familles de gélinottes, des grues du Canada qui lancent leurs cris gutturaux et quand je suis chanceux et que les touristes ne sont plus trop nombreux, je peux surprendre un orignal qui s’offre un repas dans l’étang des brasénies de Schreber. Je n’ai qu’à m’installer discrètement, qu’à le regarder enfoncer la tête sous l’eau pour dénicher les pousses tendres qu’il déguste sans sel ni poivre.

Je vais vous raconter une histoire un peu étrange et anachronique. Le narrateur enseigne le latin dans un établissement universitaire. Je croyais cette discipline disparue depuis longtemps pour faire place à une certaine modernité, à des matières dites essentielles et... futiles. 

Ça me rassure de penser que la langue latine et le grec se conjuguent encore de nos jours dans certaines académies. Et l’invraisemblable ne me rebute pas, au contraire. L’insolite et l’originalité m’attirent plutôt. Je dois avoir l’esprit tordu ou déformé par la vie pour être comme ça. Pourtant, en faisant des recherches, je trouve qu’en 2024 on peut toujours suivre des cours de latin et de grec. 

Le passé n’est pas tout à fait mort.

Un homme seul, donc, qui chérit la tranquillité et la paix. Il accueille son amoureuse de temps en temps, une journaliste. Ce n’est pas la folle passion, pas trop, mais il faut que la chair exulte comme l’affirmait le grand Jacques quand on est encore du côté de la jeunesse. 

Des repas, de bons vins et le vélo pour brûler les toxines dans une campagne toujours invitante, sur une piste cyclable comme il y en a partout maintenant au Québec.

 

RENCONTE

 

Un matin, lors de sa sortie, il trouve un vélo abandonné sur l’herbe, en bordure de la piste. Il s’arrête et cherche autour de lui, s’avance dans une clairière tout près. Là, c’est la révélation comme le répète Christian Bégin dans Y a du monde à messe. Ce n’est pas François d’Assise qu’il surprend, mais presque. Notre professeur en perd son latin, fasciné. Il vit un émerveillement, un moment de grâce, la beauté et l’harmonie.

 

«J’ai regardé partout. Devant, derrière, à gauche, à droite. Nulle âme qui vive. Puis, j’ai perçu un babil enchanteur. Pour la première fois, j’ai entendu sa voix. Marie parlait. À personne. Elle parlait toute seule. Elle était près d’un talus, à l’ombre des arbres, et semblait monologuer. En fait, elle s’adressait aux oiseaux. Dans sa main, elle leur présentait des graines. Des mésanges, cinq ou six autour d’elle, venaient tout doucement picorer dans sa paume. Elle disait des choses comme : Petits oiseaux du bon Dieu, venez mes amours, j’en ai pour tout le monde. Des choses comme ça. J’étais derrière elle, à environ quatre ou cinq mètres. Je ne bougeais pas.» (p.18)

 

Une apparition peut-être, un fantasme, on ne sait trop, mais qu’importe. J’étais prêt à suivre le romancier dans son éblouissement. Marcel retrouve cette Marie-des-Oiseaux et ils vivent une amitié particulière.

La jeune femme est là pour s’occuper de sa vieille tante, juste avant d’entrer au couvent pour se faire nonne et se couper de toutes les tentations du monde comme on l’affirmait il n’y a pas si longtemps. Elle croit en Dieu et vénère Marie, la Vierge, la mère de Jésus. 

 

«Elle parlait d’abondance. De Dieu, de Jésus, du don de soi, de la pureté. Plus souvent encore de la Vierge et, ce qui ne manquait jamais de m’étonner, de sa virginité, non pas celle de la sainte, mais plutôt de la sienne. Une jeune femme de trente-deux ans. Elle l’a dit et répété à maintes reprises : vierge depuis toujours. Cette troublante confidence, elle ne me l’a pas faite ce jour-là, mais plus tard.» (p.20)

 

Marcel cherchera à la convaincre de renoncer à sa vocation, au couvent, de faire le sacrifice de sa beauté. On n’abandonne pas la grâce sans certains efforts, j’en conviens. Qui resterait de marbre devant le charme et la perfection?

 

RÉCIT

 


Pourtant, il y a quelque chose qui claudique dans l’histoire de Marcel. Ça clopine, je dirais. Je m’en suis rendu compte après une douzaine de pages. Le narrateur subit une sorte d’interrogatoire. J’ai pensé tout de suite à la police et au pire. Marcel, dans un moment de folie et de désespoir, a assassiné la belle Marie pour l’empêcher de quitter le monde des oiseaux. 

Il devient de plus en plus confus dans son témoignage et le tableau idyllique qu’il essaie de brosser, s’embrouille peu à peu. Il revient sur ses pas, reprend le cours de son histoire, tente de préciser un point, un mot, une réplique, de se justifier, de se convaincre qu’il n’a pas rêvé. Il ne parvient qu’à nous étourdir et à nous mélanger. Le fil de l’enchantement se rompt. 

 

«Si Marie n’avait pas été Marie, je ne serais pas ici aujourd’hui. Elle n’aurait été qu’une simple d’esprit et moi, tout érudit que je sois, je serais resté bêtement un petit prof insignifiant, ce que je ne suis plus. Non, je suis devenu autre chose. Je commence à comprendre les énigmes que les autres tentent de comprendre, je parle de vous et de vos enquêteurs. Quoi qu’il en soit, je me suis engagé dans un processus de transformation radicale. Ma propre identité est à jamais bouleversée.» (p.46)

 

Bien sûr, j’ai été un peu déçu parce que j’étais prêt à bondir dans la fable et à suivre Marie-des-Oiseaux jusqu’à l’extase et l’élévation. Une forme de communion peut-être. Je suis un romantique et un idéaliste, vous le savez.

Tout se précipite quand il voit la photo de sa Marie dans le journal. Elle a disparu, mais elle ne porte plus le même nom. Quelque chose ne va plus. Marcel déraille. Et si le pire se confirmait. La passion, le meurtre, l’enlèvement, tout devient possible. J’ai glissé sur les phrases en retenant mon souffle et mon émerveillement a cédé à la peur, à la confusion et au sordide. 

 

«Le visage de la Dumontier, pour moi une étrangère, pourtant si familière, sœur jumelle de Marie, vraiment j’ai tout de suite pensé que cela ne pouvait être que ça. Mais vite, j’ai réalisé que non. Ou peut-être oui. C’était tout à fait elle et ce ne l’était pas. Un transfert de personnalité, une substitution, allez savoir! D’autant qu’il y avait eu, comment l’oublier, une dernière scène, dans mon salon, au chalet, avec la musique de Schubert, pour être plus précis, l’andante de La Jeune fille et la Mort. Il y a eu cette Marie ondoyante, illuminée, sortie d’elle-même, émergeant d’un espace insoupçonné, la musique la métamorphosant du tout au tout et m’entraînant à sa suite dans les volutes de sa rêverie.» (p.53)

 

Bon, vous allez m’en vouloir. Pour savoir comment tout ça se termine, il faudra faire comme moi et tourner toutes les pages du roman. 

Un texte d’une certaine époque je dirais avec Marcel, ce latiniste qui prend plaisir à relire ses classiques, s’abandonne à un amour platonique, à des croyances religieuses, au désir de se sacrifier pour Marie et Jésus. C’est d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent connaître, certainement. Mais pourquoi pas, j’aime les contes et les fables. 

Bien sûr que j’en ai voulu un peu à Daniel Guénette quand il nous raccroche à la banalité du quotidien. J’avais tellement envie de suivre Marie dans son délire et son amour de Dieu, à l’écouter parler de sa virginité et de son abnégation. L’atterrissage dans le rationnel est toujours ardu après avoir plané dans un univers où tout «est calme, luxe et volupté». N’est-ce pas le propre de la fiction que de tout transformer pour nous libérer du réel et flotter avec les âmes qui communiquent et s’apprivoisent?

J’aime le croire.

Daniel Guénette nous pousse dans un monde idyllique pour nous en priver dans la dernière partie. On le sait, l’idéal et la perfection cachent souvent le pire, nous l’avons constaté dans des histoires d’horreur qui ont été perpétrées au nom de la religion et de Dieu. 

L’écrivain raccommode tout ça et nous permet de penser que tout est possible même si son héros s’est cassé les ailes et blessé à l’âme et à l’esprit. Un récit onirique, je dirais, un fantasme de sainteté, de tendresse, de communication des cœurs et des âmes. Tout ça ne peut se faire qu’en se brûlant au feu de l’amour et de la pureté. L’utopie, la perfection existent encore pour Daniel Guénette. J’adore. Il faut rêver dans un monde devenu tellement matériel et fragile. 

 

GUÉNETTE DANIEL : Vierge folle, Éditions de la Grenouillère, Bromont, 248 pages.

jeudi 15 août 2024

UN ROMAN QUI SORT DES SENTIERS BATTUS

SÉBASTIEN DULUDE se risque dans l’enfance avec Amiante, un premier roman troublant. Steve, un jeune garçon a vu le jour à Thetford Mines à l’époque où toute la population vivait de l’extraction de l’amiante, avant que ce minerai ne soit déclaré dangereux et cancérigène. Un interdit a mis fin à cette industrie dont dépendait toute la ville en 1990. Un drame pour tous. L’écrivain renoue avec un lieu qui est passé à l’histoire en 1949 avec une grève qui a secoué tout le Québec. Maurice Duplessis, premier ministre alors, appuyait la compagnie (est-ce étonnant) au lieu de soutenir les travailleurs. Le tout a dégénéré en des affrontements d’une rare violence. Un tournant pour le monde syndical et le Québec. 

 

Je n’ai pu m’empêcher de penser à Poussière sur la ville d’André Langevin paru en 1953 qui nous plonge dans une ville où l’amiante pollue l’air et les esprits. Un classique québécois adapté au cinéma en 1968 par Arthur Lamothe, avec Michèle Rossignol et Guy Sanche, notre célèbre Bobino. 

Dans le roman de Sébastien Dulude, les enfants s’amusent dans un environnement pourri et respirent des poussières qui n’ont rien de bon pour leur santé. Ils s’aventurent dans les résidus de la mine et se faufilent dans des lieux où ils n’ont pas le droit d’aller en principe. Et à heure régulière, un dynamitage se produit au fond du cratère, une déflagration qui secoue le secteur pour rappeler à tous que leur destinée est liée à jamais à l’entreprise. 

Le père de Steve travaille à la mine comme tous les hommes et conduit un énorme camion qui s’enfonce au cœur d’un trou béant près de Thetford Mines pour aller de plus en plus profondément dans la terre chercher le métal maudit. Le mastodonte emprunte des chemins sinueux le long des parois et plonge dans la cuve gigantesque pour en remonter le minerai qui est traité par de grosses machines qui permettent d’isoler l’amiante. Comme si le paternel de Steve descendait au plus profond de l’enfer chaque jour pour tisonner les forces du mal qui empoisonne la ville. 

Les garçons, comme tous les enfants, sillonnent le territoire sur leur vélo et s’aventurent dans des lieux qui leur sont défendus. Il y a toujours un trou dans une clôture par où se faufiler et les terrains interdits séduisent tous les jeunes du monde. Un dépotoir par exemple où s’entassent des montagnes de vieux pneus ou dans la cabane qu’ils construisent dans le pin le plus gros des environs. Les deux amis s’y installent pour fuir la réalité, partir dans leur tête et leur imaginaire, vivre des découvertes qui les troublent et les fascinent. 

Pourquoi la cabane hante tous les garçons? Il y aurait une étude à faire sur le sujet. L’arbre, la structure en hauteur, l’impression d’échapper aux diktats des adultes, de s’élever au-dessus de tout pour s’aventurer dans un autre destin. J’ai connu cette envie de grimper dans un peuplier faux-tremble centenaire et de construire avec des planches trouvées ici et là, à la croisée des grosses branches, un plateau plus ou moins solide qui servait de base à mon refuge où je pouvais surveiller le monde sans être vu, inventer toutes les histoires qui frissonnaient dans la feuillaison.

 

MENACE

 

Un environnement pollué par la poussière qui recouvre la ville. Tous sont touchés, mais il faut gagner sa vie même si on y laisse sa santé, un peu plus chaque jour en s’enfonçant dans l’immense cratère. 

 

«Les mines, nous les nommons dompes. Des tailings, des terrils, disaient encore les vieux; des haldes, enseignaient nos enseignantes. Le monsieur français qui habite près de la source dit les crassiers. Des montagnes de résidu rocheux, des collines de poudre grise et de gravier fin et doux, bien qu’étonnamment coupant. Du sable anthracite avec des arêtes de verre, toujours chaud. Il paraît que l’amiante boit le soleil. Le gris varie selon le temps écoulé depuis la dernière pluie. Leur escalade est interdite — mais nous avons gravi toutes les dompes qui nous étaient de près et de loin accessibles. Ça prend des souliers, des pantalons.»  (p.15)

 

Les rumeurs circulent. La compagnie pourrait fermer et tout le monde se retrouverait sans emplois. Qu’arrivera-t-il de la ville alors? Une catastrophe pour tous, on le sait, on le devine. On connaît les colères et les craintes que ce genre de décision soulève et les entreprises en profitent toujours pour continuer à empoisonner les gens. Les citoyens vivent ce lent calvaire près de la fonderie Horne à Rouyn-Noranda qui pollue depuis des décennies et qui met la santé de tous en danger. Tout ça à cause de la mollesse et la complicité du gouvernement du Québec.

C’est surtout l’histoire d’une belle amitié entre Steve et le petit Poulin qui nous entraîne dans Amiante

 

«À peine plus tard, sur le patio, calé dans une grande chaise Adirondack brune, j’avais une boîte de jus de pomme doux dans la main et Charlélie Poulin à ma droite, dans une chaise identique. Je partageais ce moment simple avec lui intensément, notre proximité était d’une plénitude à la fois nonchalante et immense, à la manière dont se rencontrent les cachalots, les cumulus, les nébuleuses.» (p.51)

 

Nous avons tous eu un meilleur ami que l’on imaginait toujours à nos côtés, se promettant une fidélité éternelle.

 

PÈRE

 


Steve craint son père autoritaire, violent même, un homme charmant dans les réunions sociales pourtant. Il ne lui laisse pas beaucoup de marges de manœuvre et sa mère dépressive n’arrange guère les choses. Steve est un enfant nerveux et un peu troublé qui trouve refuge chez Charlélie.

 

«Figé, j’attendais la suite avec angoisse, les yeux rivés au sol, suppliant intérieurement qu’il ne passe pas à l’acte; les tapes venaient généralement par paire, atterrissaient à peu près sur les fesses, mais me faisaient crisper l’échine de frayeur, de douleur et de honte pendant des heures, parfois des jours. Le plus affligeant était peut-être sa manière de saisir mon trapèze de sa grande main afin de m’asseoir de force ou encore de m’immobiliser pour m’administrer quelques tapes, avant de me relâcher de sa prise, comme une bête inutile, avec une légère poussée de mépris.» (p.68)

 

Ils ne vivent que pour ces instants précieux à l’école comme pendant les vacances où les deux peuvent partir en excursion, s’aventurer dans des lieux qui gardent leur mystère. Ils vivent des expériences qui ressemblent peut-être à de l’amour avec les premiers signes d’une certaine sexualité. Et surtout, ils se retrouvent dans leur refuge qu’ils peaufinent pour qu’il soit le plus beau avec des matériaux qu’ils glanent ici et là. Des moments d’intimité où les amis échangent des confidences et partagent tout. La lecture de bandes dessinées occupe beaucoup les deux inséparables.

 

«Il y avait aussi de très hauts pissenlits, touffus de mousse ces jours-là. L’air était endormi, presque lourd avant que le soleil ne l’aspire entièrement vers onze heures, heure à laquelle nous serions assis entre les bras de notre grand pin en train de mordre de nos incisives branlantes dans le blanc moelleux de nos sandwichs, au frais. Des parfums légers de poivre rose s’échappaient de l’étendue.» (p.81)

 

Des moments de pur bonheur où les garçons ont l’impression que le monde est parfait et harmonieux. 

 

DRAME

 

Et arrive le moment terrible, horrible qui broie le cœur et l’âme. Steve ne se remettra jamais de la perte du petit Poulin, de ce jour qui a tué la plus belle et la plus grande des amitiés. Il se sent aussi coupable et responsable. Comme s’il l’avait abandonné dans les mains de la mort. Et le malheur qui emporte son père tout de suite après. 

Tout s’écroule. 

Si j’ai hésité un peu au début du roman, trouvant que les garçons tournaient en rond et que l’intrigue risquait de s’étouffer dans la banalité, j’ai vite été comblé par la suite. Le drame couvait et allait frapper de façon inattendue et terrible. 

J’aurais dû le prévoir. 

La mort colle à tout dans la ville, s’étend dans les collines environnantes, dans l’air que tous respirent. Il ne pouvait y avoir de fin heureuse pour le livre de Sébastien Dulude. La mine, les résidus partout, le cratère où le mal croupit aspirent tout le monde.

Une plongée dans l’inconscient du Québec, une époque qui a marqué notre histoire et ouvert pour ainsi dire les portes de la Révolution tranquille. Des figures de jeunes garçons inoubliables, une écriture qui secoue et fascine. Du bel ouvrage comme dirait Victor-Lévy Beaulieu. 

Sébastien Dulude raconte un drame personnel, mais aussi celui d’une population qui s’enfonce dans la mort avec ce cratère qui tue toute vie dans les environs. Ça vous laisse avec un goût amer dans la bouche, une larme que l’on dissimule discrètement, bien sûr.

 

DULUDE SÉBASTIEN : Amiante, Éditions La Peuplade, Saguenay, 224 pages.

https://lapeuplade.com/archives/livres/amiante 

mercredi 7 août 2024

MADAME JULIE GARDE LE GOÛT DE LA VIE

ÇA ME RASSURE que des écrivains et écrivaines continuent d’écrire quand la vieillesse leur met la main sur l’épaule. Bravo à celles et ceux, très peu nombreux, qui publient encore même si on ignore leurs livres dans les médias. Les chroniqueurs et les critiques ne s’attardent guère aux gens âgés malgré des parcours impressionnants et exemplaires. Il y a heureusement Madame Jeannette Bertrand et Monsieur Archambault. J’aime cette nécessité du dire et cette volonté de bousculer les mots avec une plume qui tremble et le souffle un peu court. J’adore surtout la sincérité et la lucidité de ces héros de la vie ordinaire. Monsieur Archambault parle de son grand âge avec une justesse et une franchise exceptionnelle. Madame Julie emboîte le pas et continue envers et contre tous à secouer des images, à les polir jusqu’à ce qu’elles soient lisses et douces comme des cailloux.

 

J’ai commencé par survoler l’ouvrage, il y a quelques semaines. Une sorte de repérage pour me familiariser avec la morphologie du recueil et deviner les chemins que l’auteure emprunte. Et je suis passé à autre chose, lisant quelques romans et un essai touffu de Julien Desrochers qui nous entraîne dans l’œuvre de Louis Hamelin : Brandir le poing. J’y reviendrai parce que ce livre est un continent avec ses creux, ses vallées et ses montagnes.

Je fais toujours ça avec la poésie. Un premier contact pour savoir si on va s’entendre et partager la petite musique que les mots portent, la pensée vigoureuse qui me pousse dans les remous et les cascades. 

Il me fallait juste du temps pour retrouver Dans le blanc des âges, pour y secouer chacune des strophes et en effleurer toutes les facettes. Un poème est un vitrail que nous devons parcourir des dizaines de fois pour en découvrir tous les aspects et les dimensions, les jeux de lumière et les transparences.

Je sais que Julie Stanton me permettra de l’appeler Madame Julie comme je l’ai fait avec Monsieur Archambault. Parce que je l’ai croisée à quelques reprises et que nous avons eu la chance de partager notre passion pour l’écriture et la poésie. Elle vient de publier Dans le blanc des âges, un dix-septième livre. Elle y exprime avec une formidable lucidité son désir de vivre et le temps qui s’est montré généreux avec elle. Une fois de plus, Madame Julie me touche et m’émeut, trouve les mots qui effleurent l’âme, qui permettent de regarder avec un autre œil tout ce qui frémit et palpite autour de nous.

 

DIRECT

 

La poète n’emprunte pas les chemins de traverse si chers à Serge Bouchard. Dès l’élan du premier poème, elle fait face à la vieillesse et la fixe droit dans les yeux. Inutile de faire des manières, le temps lui est compté. Une approche franche, directe, sans hésitation. Madame Julie n’a plus la forme pour les longs détours et les circonvolutions, les méandres qui finissent par nous faire oublier la direction que l’on voulait suivre. 

 

«Te voici

    avec ton cortège.

    Les tempes les paupières le front

    sculptés par les petits cratères

    de la vie

    des cicatrices sur l’âme

    du velours et des baumes.

    Quatre-vingt-six vingt-six janvier.

    Tu as mis Vieillesse

    des décennies à me trouver.

    Combien de temps

    encore?

    Rien ne presse

    ni l’ultime ni le vide.» (p.13)

 

Ce sera sa manière dans tous les poèmes de La Mémoire des Émois, la première partie du recueil. 

Pas de facéties. 

Le moment est venu pour Madame Julie de secouer un peu les années qui lui restent, d’affronter ce qui l’a toujours poussé à aller de l’avant. Et regarder derrière elle aussi avec un sourire, un peu de nostalgie bien sûr. Parce que tout file si vite quand on pratique le métier de vivre intensément.  

Ce sera comme ça dans les vingt-neuf poèmes de la section. Un monologue avec le vieil âge qui ne s’éloigne guère. Son corps le lui rappelle chaque fois qu’elle pense s’évader dans la ville ou un chemin ombragé par l’été. Parce que la vie se recroqueville et l’horizon se ferme de plus en plus. Comme si après le terrible marathon qu’elle a entrepris il y a si longtemps, après tous les efforts, les émotions, les rires et les larmes, Madame Julie apercevait le fil d’arrivée au loin. Encore quelques foulées pour franchir la ligne dans un dernier soupir.

 

«Et moi,

   aurai-je le loisir

   de regarnir les plates-bandes?

   Revoir

   les marées de la baie du mont Saint-Michel

    les falaises de Capri

    le rocher Percé?

    Ralentis la cadence.

    Il me reste quelques fulgurances

    à apprivoiser.

     L’immortalité par exemple.» (p.33)

 

Ou cette réflexion qui m’émeut et me trouble. Je ferme les yeux, ne bouge plus et m’attarde sur chaque mot pour les sentir et les palper. Je reprends le poème à voix haute pour en épouser le souffle et la musique.

 

«Bientôt

   la Terre me sera de plus en plus brève.

   La suite n’est qu’hypothèse.

   J’ouvre

    grand la bouche. L’Univers

    pénètre en moi.» (p.34)

 

Et le doute, toujours là, impossible à chasser. Toutes les incertitudes qui n’ont jamais manqué de surgir et qui ne s’éloignent jamais. C’est que l’on devient fragile et vulnérable dans son corps qui ralentit chaque jour et qui a du mal avec l’espace. Prudent aussi et beaucoup moins osé dans ses extravagances. 

Moins téméraire, Madame Julie. 

 


DOUTE

 

Tous les refus et les audaces de la jeunesse, l’envie de bondir devant pour mettre la main sur le bonheur, pour le pur plaisir de respirer et de découvrir les merveilles olfactives des champs que le vent poussait discrètement dans l’ouverture des fenêtres. Et là des certitudes qui, subitement, chambranlent. Un flottement, un léger arrêt avant de hausser les épaules et de reprendre la tâche de se pencher sur un carnet pour y dessiner un mot sur une feuille de papier vaste comme un pays. 

 

«Le passé à marée basse

   dévoile les défaites et les triomphes

   les secrets

   les récoltes de la Grande Faucheuse

   Venise et mes poèmes inachevés.

            Ce qui s’en est allé s’en ira de nouveau.

          J’hésite.

    Le néant ou la possibilité de Dieu?» (p.40)

 

Tout ce que l’on croyait oublié sur la tablette du haut de la plus grande armoire revient à l’esprit. Tout ce qui était certain et immuable chambranle tout à coup. C’est que l’heure de vérité approche. La cloche tinte au loin. Madame Julie le sait en ouvrant les yeux sur le matin ou encore en allant dormir le soir.

 

PASSÉ

 

Dans le deuxième volet, Le chant des Origines, Madame Julie prend le temps de regarder derrière son épaule. Pas un pèlerinage, mais quelques souvenirs, comme des photos que l’on retrouve après des décennies. Tout ce qui a été l’aventure de sa vie, ses passions, ses amours, ses découvertes, la maternité et une certitude, un espoir plutôt de respirer pour toujours. 

 

«Douleurs

   qui m’ont tatouée.

   Joies

    terribles des enfantements.

    Quelqu’un qui n’existait pas existe.

    La poursuite de l’humanité

    contre mon flanc.

    Puis le futur est devenu nébuleux.

    J’ai exigé

    qu’on me fournisse des preuves.» (p.35)

 

Que c’est beau, poignant et touchant! «Quelqu’un qui n’existait pas existe.»

Et il est si vaste ce passé, plein de petites routes, de sentiers, de relais à l’ombre où reprendre son souffle devant une plaine folle de collines, une rivière qui coule jusque de l’autre côté de l’horizon avec tous les arbres que le vent épouille. Les rêves aussi oubliés sur le bout d’un banc à l’ombre d’un érable centenaire, ou l’amour, l’homme, le compagnon, ces enfants venus de soi qui finissent par vous regarder dans les yeux, à être des adultes, des étrangers presque. Tout ce temps, qui fait un gros volume avec l’épilogue qui reste à rédiger? Une dernière page peut-être ou deux, un long chapitre, comment savoir?

 

«Au moment où mon corps déclarera forfait qu’on me dépouille de mon bouclier pour que l’âme s’envole.» (p.88)

 

Et il y a encore et toujours l’écriture, les phrases qui ont tant compté dans la vie de Madame Julie. Des images qu’elle caresse jour après jour comme un gros chat qui n’a jamais son contentement de ronronnements. Un mot qui permet d’échafauder un poème et de bâtir un recueil avec plein de fenêtres qui s’ouvrent sur le temps, des rires, des amours et des regrets parfois.

 

PRÉSENT

 

Il y a aussi ce présent, toujours là, un peu inquiétant. Ce monde que Madame Julie a sillonné et qui tremble dans tous les fondements de son être. Les monstruosités que sont les guerres et les massacres qui se répètent de saison en saison, de dictature en dictature. Les folies narcissiques et les catastrophes qui marquent les jours et ne cessent de venir secouer notre quiétude. Madame Julie sourit, hausse les épaules. Elle sait, elle le voit, on lui a dit. Tout va mal ici comme ailleurs. La Terre tressaille, malade de fièvre et de rages qui deviennent des feux qui soufflent des forêts et tout un bord de continent ou encore ces pluies qui emportent les plaines et les flancs des montagnes. 

 

«Dans ma poitrine

   frémissent

    des souhaits de réveil et de verdeur

    malgré la planète qui chancelle. 

    Déchiffre-les déchiffre ce qui s’y déploie

   ma Lucide mon Acolyte.

   Toi qui as vu passer tant de cyclones.

 

    Tu as Vieillesse kamikaze l’obligation hasardeuse et magnifique de

     rappeler que l’humanité en est là depuis l’exode du Paradis et

     pourtant nous voici.» (p.95)

 

Madame Julie reste courageuse malgré tout ce qui tremble et fléchit dans ce monde éreinté. Vivre pleinement dans son corps de plus en plus lent, jusqu’au souffle dernier, là où le présent s’effiloche.

Recueil remarquable de justesse, d’optimisme, de clairvoyance, de détermination et d’amour. J’admire Madame Julie qui s’aventure dans le jour avec un désir d’être qui habite la poète, avive sa passion des mots et leurs cadences. 

Oui, j’espère que vous allez me bercer encore longtemps avec vos poésies qui sont comme des miniatures qui captent mon regard et m’indiquent la route que j’emprunte sans trop y prendre attention, celle que vous avez tracée pour moi avec Monsieur Archambault. Ce recueil en quatre temps, quatre saisons, me réchauffe le cœur et l’âme. 

Rien d’autre. 

 

STANTON JULIE : Dans le blanc des âges, Écrits des Forges, Trois-Rivières, 108 pages.

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mardi 30 juillet 2024

QUI N’A JAMAIS PERDU PIED DANS LA VIE

HORS DE SOI, un recueil de nouvelles dirigé par Mattia Scarpulla nous propose des textes fascinants. Quatre femmes et quatre hommes se risquent dans l’aventure de perdre le contrôle de leur vie, ici comme ailleurs, dans un passé lointain ou un maintenant sans retour. Tous suivent Hector de Saint-Denys Garneau qui, dans son célèbre poème, se dissocie de soi. «Je marche à côté de moi en joie/j’entends mon pas en joie qui marche à côté de moi/mais je ne puis changer de place sur le trottoir/je ne puis pas mettre mes pieds dans ces pas-là/et dire voilà c’est moi.» Une expérience qui peut être atroce, difficile ou la seule manière de survivre et d’échapper à un environnement toxique. 

 

Un collectif, un thème et une direction. Tous les participants y vont avec leur façon d’être, de voir et de réagir dans un milieu qui peut être inquiétant. Dès le début, Sara Lazzaroni, dans Basse-Ville, nous pousse dans l’errance, le froid qui happe le personnage qui doit bouger pour demeurer vivante. Un véritable chemin de croix pour celle qui n’a plus de repères et que la rue avale. Un dépouillement de l’être pour n’être, peut-être, plus que son ombre, le bruit de ses pas sur le trottoir gelé.

 

«Un jour, elle s’est réveillée sans visage. La ville s’était totalement emparée d’elle. De ses yeux, de sa bouche, de ses mains, il ne restait plus rien. Aucun souvenir de son ancienne vie, de cette réalité faite de chair et de sang. Elle en avait même oublié son propre prénom. À compter de ce jour, elle est devenue pareille aux pierres, aux arbres, aux gouttières, aux pavés. Entièrement libre. Une chose qui traîne dans le paysage, qu’on oublie.» (p.15)

 

Madame Lazzaroni, dans cette nouvelle saisissante, suit une itinérante dans Québec. Une femme d’un certain âge qui n’a plus que l’espace et qui, pour survivre, marche dans les rues que le froid paralyse. Un pas et un autre pas pour rester vivante, pour atteindre certains refuges, réduite à l’état de bête.

 

TROUBLANT

 

Karine Légeron dans Welcome to Arabia m’a ébranlé. Un séjour en Arabie saoudite en 1996 se transforme en véritable cauchemar. Elle est réduite à l’état d'enfant qu’un adulte (un homme bien sûr) doit accompagner partout quand elle sort de sa maison. Parce que dans ce pays, elle le découvre rapidement, une femme n’a pas droit à l’espace public et ne peut s’aventurer seule dans les rues de la ville sans devenir un animal que l’on traque.

 

«J’avais oublié d’attacher mes cheveux et je n’avais pas d’élastique. Pour les retenir, garder l’abaya fermée et héler un taxi, il m’aurait fallu une troisième main. Tant pis pour les mèches. Les voitures ralentissaient à mon niveau, klaxonnaient, on me sifflait, on me détaillait comme une pièce de viande sur l’étal d’un boucher. Un jeune gars dans un bolide de luxe est repassé à trois reprises au pas avant de s’arrêter devant moi, vitre baissée, sourire obscène, hilare quand je l’ai insulté en anglais. Il a redémarré dans un crissement de pneus, sous un tonnerre de coups de klaxon comme autant d’applaudissements. Un taxi a fini par m’embarquer, immédiatement encadré par trois voitures qui l’empêchaient d’avancer. Je regardais mes pieds, j’aurais voulu me fondre à la banquette.» (p.35)

 

Un texte révoltant. Vivre une telle expérience est certainement un moment que l’on n’oublie pas.

 

CAUSES

 

Et au fil de la lecture, je suis tombé sur des phrases qui flottent comme des drapeaux qui vous font lever la tête. Un temps où il faut revenir sur les mots pour en saisir toute la beauté et la quintessence. Un texte de Félix Villeneuve, Océan intérieur, des images qui vibrent et se gravent en vous.  

 

«Les femmes intéressantes sonnent toujours en la majeur, en do majeur ou septième, en simineur. Et elles cachent une croche en mi quelque part.» (p.108)

 

Ou encore Résonnance de Chantal Garand. Une fuite pour échapper à la malédiction maternelle, un milieu asphyxiant. J’ai songé à Une saison dans la vie d’Emmanuel de Marie-Claire Blais, à son univers de misère et d’étouffements qui tue Jean Le Maigre et Éloïse. Leur famille et la paroisse écrasent tout.

 

«J’ai quitté mon village il y a vingt ans. Ou quinze, ou sept, l’éternité ne se compte pas en nombre d’années. J’ai fui pour ne pas mourir, pour me sauver de Mom, de sa présence perfide et de l’acrimonie de ses humeurs, par refus d’être enterrée vivante dans l’atmosphère mortifère qu’elle nous faisait respirer dans ce trou perdu, au cœur de la Norvège» (p.126)

 

Chose certaine, les femmes n’échappent pas aux contraintes sociales de la même manière que les hommes. Et il y a des gestes qui vous suivent toute la vie et que l’on n’arrive pas à oublier, peu importe les efforts et les migrations. Garand nous le prouve de façon vertigineuse dans Errances.

 

«Rosie avait dû fuir son pays. Elles aussi. Elle avait dû enjamber des cadavres qui jonchaient le sol. Elles aussi. Elle ne savait pas si elle reverrait sa famille. Elles non plus. Elle avait dû se cacher. Rosie avait été violée. Elles aussi. Leurs coups de tambour faisaient résonner leurs histoires dans une langue commune. Leurs voix ne faisaient qu’une. Une soirée magique.» (p.130)

 

J’ai embarqué dans ces textes déstabilisants, me heurtant à des murs que certains hommes et femmes doivent franchir pour respirer tout simplement. Certains luttent et d’autres s’enlisent sans vraiment parvenir à s’échapper. 

Un pas de côté, des plongées dans la marge de la vie, des épisodes pathétiques. Parce que tous, à un moment de nos vies, nous nous retrouvons à côté de soi ou dans un lieu où nous ne devrions pas être. 

Ça me fait penser à mon arrivée à Montréal à l’âge de vingt ans. L’impression de changer de planète, d’avoir emprunté les vêtements d’Antoine Roquentin de La nausée de Jean-Paul Sartre. Une aventure qui m’a permis de ramasser tous mes morceaux et de devenir écrivain, certainement. Surtout de prendre la direction de la lecture pour m’accrocher et ne pas sombrer.

Un bémol cependant. La postface de Mattia Scarpulla qui n’apporte pas grand-chose au recueil. On peut tenter de sortir de soi sans arriver à être percutant. Malheureusement.

 

SCARPULLA MATTIA : Hors de soi, Éditions Tête première, Montréal, 168 pages

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