QUE DE TEMPS j’ai pris avant d’ouvrir le roman Vierge folle de Daniel Guénette ! C’est peut-être parce que je reçois beaucoup de livres. Et, pareil à un enfant, devant une montagne de bonbons, je ne sais lequel choisir. Heureusement, les écrits sont patients et ne connaissent pas ou si peu l’usure du temps. Vierge folle est paru en 2021, en pleine crise de la COVID, au moment où tout s’est figé au Québec. Tout est devenu dangereux alors et nous avons dû nous éloigner de nos voisins, des membres de notre famille et du monde entier. Il a fallu se réfugier en soi et dans sa maison transformée en forteresse. Un moment qui a remis en question certaines habitudes. Daniel Guénette pendant ce temps tentait d’attraper un fantôme, un personnage qui a pris possession de sa vie et de ses rêves.
Marcel, un érudit, écoule ses vacances dans un chalet un peu isolé. Il garde la forme en pédalant sur des kilomètres comme je le fais lorsque le soleil le permet et que je ne peux résister aux forêts de cyprès, de trembles, de bouleaux et aux massifs de fougères du parc de la pointe Taillon. J’y fais des rencontres particulières, des familles de gélinottes, des grues du Canada qui lancent leurs cris gutturaux et quand je suis chanceux et que les touristes ne sont plus trop nombreux, je peux surprendre un orignal qui s’offre un repas dans l’étang des brasénies de Schreber. Je n’ai qu’à m’installer discrètement, qu’à le regarder enfoncer la tête sous l’eau pour dénicher les pousses tendres qu’il déguste sans sel ni poivre.
Je vais vous raconter une histoire un peu étrange et anachronique. Le narrateur enseigne le latin dans un établissement universitaire. Je croyais cette discipline disparue depuis longtemps pour faire place à une certaine modernité, à des matières dites essentielles et... futiles.
Ça me rassure de penser que la langue latine et le grec se conjuguent encore de nos jours dans certaines académies. Et l’invraisemblable ne me rebute pas, au contraire. L’insolite et l’originalité m’attirent plutôt. Je dois avoir l’esprit tordu ou déformé par la vie pour être comme ça. Pourtant, en faisant des recherches, je trouve qu’en 2024 on peut toujours suivre des cours de latin et de grec.
Le passé n’est pas tout à fait mort.
Un homme seul, donc, qui chérit la tranquillité et la paix. Il accueille son amoureuse de temps en temps, une journaliste. Ce n’est pas la folle passion, pas trop, mais il faut que la chair exulte comme l’affirmait le grand Jacques quand on est encore du côté de la jeunesse.
Des repas, de bons vins et le vélo pour brûler les toxines dans une campagne toujours invitante, sur une piste cyclable comme il y en a partout maintenant au Québec.
RENCONTE
Un matin, lors de sa sortie, il trouve un vélo abandonné sur l’herbe, en bordure de la piste. Il s’arrête et cherche autour de lui, s’avance dans une clairière tout près. Là, c’est la révélation comme le répète Christian Bégin dans Y a du monde à messe. Ce n’est pas François d’Assise qu’il surprend, mais presque. Notre professeur en perd son latin, fasciné. Il vit un émerveillement, un moment de grâce, la beauté et l’harmonie.
« J’ai regardé partout. Devant, derrière, à gauche, à droite. Nulle âme qui vive. Puis, j’ai perçu un babil enchanteur. Pour la première fois, j’ai entendu sa voix. Marie parlait. À personne. Elle parlait toute seule. Elle était près d’un talus, à l’ombre des arbres, et semblait monologuer. En fait, elle s’adressait aux oiseaux. Dans sa main, elle leur présentait des graines. Des mésanges, cinq ou six autour d’elle, venaient tout doucement picorer dans sa paume. Elle disait des choses comme : Petits oiseaux du bon Dieu, venez mes amours, j’en ai pour tout le monde. Des choses comme ça. J’étais derrière elle, à environ quatre ou cinq mètres. Je ne bougeais pas. » (p.18)
Une apparition peut-être, un fantasme, on ne sait trop, mais qu’importe. J’étais prêt à suivre le romancier dans son éblouissement. Marcel retrouve cette Marie-des-Oiseaux et ils vivent une amitié particulière.
La jeune femme est là pour s’occuper de sa vieille tante, juste avant d’entrer au couvent pour se faire nonne et se couper de toutes les tentations du monde comme on l’affirmait il n’y a pas si longtemps. Elle croit en Dieu et vénère Marie, la Vierge, la mère de Jésus.
« Elle parlait d’abondance. De Dieu, de Jésus, du don de soi, de la pureté. Plus souvent encore de la Vierge et, ce qui ne manquait jamais de m’étonner, de sa virginité, non pas celle de la sainte, mais plutôt de la sienne. Une jeune femme de trente-deux ans. Elle l’a dit et répété à maintes reprises : vierge depuis toujours. Cette troublante confidence, elle ne me l’a pas faite ce jour-là, mais plus tard. » (p.20)
Marcel cherchera à la convaincre de renoncer à sa vocation, au couvent, de faire le sacrifice de sa beauté. On n’abandonne pas la grâce sans certains efforts, j’en conviens. Qui resterait de marbre devant le charme et la perfection ?
RÉCIT
Pourtant, il y a quelque chose qui claudique dans l’histoire de Marcel. Ça clopine, je dirais. Je m’en suis rendu compte après une douzaine de pages. Le narrateur subit une sorte d’interrogatoire. J’ai pensé tout de suite à la police et au pire. Marcel, dans un moment de folie et de désespoir, a assassiné la belle Marie pour l’empêcher de quitter le monde des oiseaux.
Il devient de plus en plus confus dans son témoignage et le tableau idyllique qu’il essaie de brosser, s’embrouille peu à peu. Il revient sur ses pas, reprend le cours de son histoire, tente de préciser un point, un mot, une réplique, de se justifier, de se convaincre qu’il n’a pas rêvé. Il ne parvient qu’à nous étourdir et à nous mélanger. Le fil de l’enchantement se rompt.
« Si Marie n’avait pas été Marie, je ne serais pas ici aujourd’hui. Elle n’aurait été qu’une simple d’esprit et moi, tout érudit que je sois, je serais resté bêtement un petit prof insignifiant, ce que je ne suis plus. Non, je suis devenu autre chose. Je commence à comprendre les énigmes que les autres tentent de comprendre, je parle de vous et de vos enquêteurs. Quoi qu’il en soit, je me suis engagé dans un processus de transformation radicale. Ma propre identité est à jamais bouleversée. » (p.46)
Bien sûr, j’ai été un peu déçu parce que j’étais prêt à bondir dans la fable et à suivre Marie-des-Oiseaux jusqu’à l’extase et l’élévation. Une forme de communion peut-être. Je suis un romantique et un idéaliste, vous le savez.
Tout se précipite quand il voit la photo de sa Marie dans le journal. Elle a disparu, mais elle ne porte plus le même nom. Quelque chose ne va plus. Marcel déraille. Et si le pire se confirmait. La passion, le meurtre, l’enlèvement, tout devient possible. J’ai glissé sur les phrases en retenant mon souffle et mon émerveillement a cédé à la peur, à la confusion et au sordide.
« Le visage de la Dumontier, pour moi une étrangère, pourtant si familière, sœur jumelle de Marie, vraiment j’ai tout de suite pensé que cela ne pouvait être que ça. Mais vite, j’ai réalisé que non. Ou peut-être oui. C’était tout à fait elle et ce ne l’était pas. Un transfert de personnalité, une substitution, allez savoir ! D’autant qu’il y avait eu, comment l’oublier, une dernière scène, dans mon salon, au chalet, avec la musique de Schubert, pour être plus précis, l’andante de La Jeune fille et la Mort. Il y a eu cette Marie ondoyante, illuminée, sortie d’elle-même, émergeant d’un espace insoupçonné, la musique la métamorphosant du tout au tout et m’entraînant à sa suite dans les volutes de sa rêverie. » (p.53)
Bon, vous allez m’en vouloir. Pour savoir comment tout ça se termine, il faudra faire comme moi et tourner toutes les pages du roman.
Un texte d’une certaine époque je dirais avec Marcel, ce latiniste qui prend plaisir à relire ses classiques, s’abandonne à un amour platonique, à des croyances religieuses, au désir de se sacrifier pour Marie et Jésus. C’est d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent connaître, certainement. Mais pourquoi pas, j’aime les contes et les fables.
Bien sûr que j’en ai voulu un peu à Daniel Guénette quand il nous raccroche à la banalité du quotidien. J’avais tellement envie de suivre Marie dans son délire et son amour de Dieu, à l’écouter parler de sa virginité et de son abnégation. L’atterrissage dans le rationnel est toujours ardu après avoir plané dans un univers où tout « est calme, luxe et volupté ». N’est-ce pas le propre de la fiction que de tout transformer pour nous libérer du réel et flotter avec les âmes qui communiquent et s’apprivoisent ?
J’aime le croire.
Daniel Guénette nous pousse dans un monde idyllique pour nous en priver dans la dernière partie. On le sait, l’idéal et la perfection cachent souvent le pire, nous l’avons constaté dans des histoires d’horreur qui ont été perpétrées au nom de la religion et de Dieu.
L’écrivain raccommode tout ça et nous permet de penser que tout est possible même si son héros s’est cassé les ailes et blessé à l’âme et à l’esprit. Un récit onirique, je dirais, un fantasme de sainteté, de tendresse, de communication des cœurs et des âmes. Tout ça ne peut se faire qu’en se brûlant au feu de l’amour et de la pureté. L’utopie, la perfection existent encore pour Daniel Guénette. J’adore. Il faut rêver dans un monde devenu tellement matériel et fragile.
GUÉNETTE DANIEL : Vierge folle, Éditions de la Grenouillère, Bromont, 248 pages.
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