ÇA ME RASSURE que des écrivains et écrivaines continuent d’écrire quand la vieillesse leur met la main sur l’épaule. Bravo à celles et ceux, très peu nombreux, qui publient encore même si on ignore leurs livres dans les médias. Les chroniqueurs et les critiques ne s’attardent guère aux gens âgés malgré des parcours impressionnants et exemplaires. Il y a heureusement Madame Jeannette Bertrand et Monsieur Archambault. J’aime cette nécessité du dire et cette volonté de bousculer les mots avec une plume qui tremble et le souffle un peu court. J’adore surtout la sincérité et la lucidité de ces héros de la vie ordinaire. Monsieur Archambault parle de son grand âge avec une justesse et une franchise exceptionnelle. Madame Julie emboîte le pas et continue envers et contre tous à secouer des images, à les polir jusqu’à ce qu’elles soient lisses et douces comme des cailloux.
J’ai commencé par survoler l’ouvrage, il y a quelques semaines. Une sorte de repérage pour me familiariser avec la morphologie du recueil et deviner les chemins que l’auteure emprunte. Et je suis passé à autre chose, lisant quelques romans et un essai touffu de Julien Desrochers qui nous entraîne dans l’œuvre de Louis Hamelin : Brandir le poing. J’y reviendrai parce que ce livre est un continent avec ses creux, ses vallées et ses montagnes.
Je fais toujours ça avec la poésie. Un premier contact pour savoir si on va s’entendre et partager la petite musique que les mots portent, la pensée vigoureuse qui me pousse dans les remous et les cascades.
Il me fallait juste du temps pour retrouver Dans le blanc des âges, pour y secouer chacune des strophes et en effleurer toutes les facettes. Un poème est un vitrail que nous devons parcourir des dizaines de fois pour en découvrir tous les aspects et les dimensions, les jeux de lumière et les transparences.
Je sais que Julie Stanton me permettra de l’appeler Madame Julie comme je l’ai fait avec Monsieur Archambault. Parce que je l’ai croisée à quelques reprises et que nous avons eu la chance de partager notre passion pour l’écriture et la poésie. Elle vient de publier Dans le blanc des âges, un dix-septième livre. Elle y exprime avec une formidable lucidité son désir de vivre et le temps qui s’est montré généreux avec elle. Une fois de plus, Madame Julie me touche et m’émeut, trouve les mots qui effleurent l’âme, qui permettent de regarder avec un autre œil tout ce qui frémit et palpite autour de nous.
DIRECT
La poète n’emprunte pas les chemins de traverse si chers à Serge Bouchard. Dès l’élan du premier poème, elle fait face à la vieillesse et la fixe droit dans les yeux. Inutile de faire des manières, le temps lui est compté. Une approche franche, directe, sans hésitation. Madame Julie n’a plus la forme pour les longs détours et les circonvolutions, les méandres qui finissent par nous faire oublier la direction que l’on voulait suivre.
« Te voici
avec ton cortège.
Les tempes les paupières le front
sculptés par les petits cratères
de la vie
des cicatrices sur l’âme
du velours et des baumes.
Quatre-vingt-six vingt-six janvier.
Tu as mis Vieillesse
des décennies à me trouver.
Combien de temps
encore ?
Rien ne presse
ni l’ultime ni le vide. » (p.13)
Ce sera sa manière dans tous les poèmes de La Mémoire des Émois, la première partie du recueil.
Pas de facéties.
Le moment est venu pour Madame Julie de secouer un peu les années qui lui restent, d’affronter ce qui l’a toujours poussé à aller de l’avant. Et regarder derrière elle aussi avec un sourire, un peu de nostalgie bien sûr. Parce que tout file si vite quand on pratique le métier de vivre intensément.
Ce sera comme ça dans les vingt-neuf poèmes de la section. Un monologue avec le vieil âge qui ne s’éloigne guère. Son corps le lui rappelle chaque fois qu’elle pense s’évader dans la ville ou un chemin ombragé par l’été. Parce que la vie se recroqueville et l’horizon se ferme de plus en plus. Comme si après le terrible marathon qu’elle a entrepris il y a si longtemps, après tous les efforts, les émotions, les rires et les larmes, Madame Julie apercevait le fil d’arrivée au loin. Encore quelques foulées pour franchir la ligne dans un dernier soupir.
« Et moi,
aurai-je le loisir
de regarnir les plates-bandes ?
Revoir
les marées de la baie du mont Saint-Michel
les falaises de Capri
le rocher Percé ?
Ralentis la cadence.
Il me reste quelques fulgurances
à apprivoiser.
L’immortalité par exemple. » (p.33)
Ou cette réflexion qui m’émeut et me trouble. Je ferme les yeux, ne bouge plus et m’attarde sur chaque mot pour les sentir et les palper. Je reprends le poème à voix haute pour en épouser le souffle et la musique.
« Bientôt
la Terre me sera de plus en plus brève.
La suite n’est qu’hypothèse.
J’ouvre
grand la bouche. L’Univers
pénètre en moi. » (p.34)
Et le doute, toujours là, impossible à chasser. Toutes les incertitudes qui n’ont jamais manqué de surgir et qui ne s’éloignent jamais. C’est que l’on devient fragile et vulnérable dans son corps qui ralentit chaque jour et qui a du mal avec l’espace. Prudent aussi et beaucoup moins osé dans ses extravagances.
Moins téméraire, Madame Julie.
DOUTE
Tous les refus et les audaces de la jeunesse, l’envie de bondir devant pour mettre la main sur le bonheur, pour le pur plaisir de respirer et de découvrir les merveilles olfactives des champs que le vent poussait discrètement dans l’ouverture des fenêtres. Et là des certitudes qui, subitement, chambranlent. Un flottement, un léger arrêt avant de hausser les épaules et de reprendre la tâche de se pencher sur un carnet pour y dessiner un mot sur une feuille de papier vaste comme un pays.
« Le passé à marée basse
dévoile les défaites et les triomphes
les secrets
les récoltes de la Grande Faucheuse
Venise et mes poèmes inachevés.
Ce qui s’en est allé s’en ira de nouveau.
J’hésite.
Le néant ou la possibilité de Dieu ? » (p.40)
Tout ce que l’on croyait oublié sur la tablette du haut de la plus grande armoire revient à l’esprit. Tout ce qui était certain et immuable chambranle tout à coup. C’est que l’heure de vérité approche. La cloche tinte au loin. Madame Julie le sait en ouvrant les yeux sur le matin ou encore en allant dormir le soir.
PASSÉ
Dans le deuxième volet, Le chant des Origines, Madame Julie prend le temps de regarder derrière son épaule. Pas un pèlerinage, mais quelques souvenirs, comme des photos que l’on retrouve après des décennies. Tout ce qui a été l’aventure de sa vie, ses passions, ses amours, ses découvertes, la maternité et une certitude, un espoir plutôt de respirer pour toujours.
« Douleurs
qui m’ont tatouée.
Joies
terribles des enfantements.
Quelqu’un qui n’existait pas existe.
La poursuite de l’humanité
contre mon flanc.
Puis le futur est devenu nébuleux.
J’ai exigé
qu’on me fournisse des preuves. » (p.35)
Que c’est beau, poignant et touchant ! « Quelqu’un qui n’existait pas existe. »
Et il est si vaste ce passé, plein de petites routes, de sentiers, de relais à l’ombre où reprendre son souffle devant une plaine folle de collines, une rivière qui coule jusque de l’autre côté de l’horizon avec tous les arbres que le vent épouille. Les rêves aussi oubliés sur le bout d’un banc à l’ombre d’un érable centenaire, ou l’amour, l’homme, le compagnon, ces enfants venus de soi qui finissent par vous regarder dans les yeux, à être des adultes, des étrangers presque. Tout ce temps, qui fait un gros volume avec l’épilogue qui reste à rédiger ? Une dernière page peut-être ou deux, un long chapitre, comment savoir ?
« Au moment où mon corps déclarera forfait qu’on me dépouille de mon bouclier pour que l’âme s’envole. » (p.88)
Et il y a encore et toujours l’écriture, les phrases qui ont tant compté dans la vie de Madame Julie. Des images qu’elle caresse jour après jour comme un gros chat qui n’a jamais son contentement de ronronnements. Un mot qui permet d’échafauder un poème et de bâtir un recueil avec plein de fenêtres qui s’ouvrent sur le temps, des rires, des amours et des regrets parfois.
PRÉSENT
Il y a aussi ce présent, toujours là, un peu inquiétant. Ce monde que Madame Julie a sillonné et qui tremble dans tous les fondements de son être. Les monstruosités que sont les guerres et les massacres qui se répètent de saison en saison, de dictature en dictature. Les folies narcissiques et les catastrophes qui marquent les jours et ne cessent de venir secouer notre quiétude. Madame Julie sourit, hausse les épaules. Elle sait, elle le voit, on lui a dit. Tout va mal ici comme ailleurs. La Terre tressaille, malade de fièvre et de rages qui deviennent des feux qui soufflent des forêts et tout un bord de continent ou encore ces pluies qui emportent les plaines et les flancs des montagnes.
« Dans ma poitrine
frémissent
des souhaits de réveil et de verdeur
malgré la planète qui chancelle.
Déchiffre-les déchiffre ce qui s’y déploie
ma Lucide mon Acolyte.
Toi qui as vu passer tant de cyclones.
Tu as Vieillesse kamikaze l’obligation hasardeuse et magnifique de
rappeler que l’humanité en est là depuis l’exode du Paradis et
pourtant nous voici. » (p.95)
Madame Julie reste courageuse malgré tout ce qui tremble et fléchit dans ce monde éreinté. Vivre pleinement dans son corps de plus en plus lent, jusqu’au souffle dernier, là où le présent s’effiloche.
Recueil remarquable de justesse, d’optimisme, de clairvoyance, de détermination et d’amour. J’admire Madame Julie qui s’aventure dans le jour avec un désir d’être qui habite la poète, avive sa passion des mots et leurs cadences.
Oui, j’espère que vous allez me bercer encore longtemps avec vos poésies qui sont comme des miniatures qui captent mon regard et m’indiquent la route que j’emprunte sans trop y prendre attention, celle que vous avez tracée pour moi avec Monsieur Archambault. Ce recueil en quatre temps, quatre saisons, me réchauffe le cœur et l’âme.
Rien d’autre.
STANTON JULIE : Dans le blanc des âges, Écrits des Forges, Trois-Rivières, 108 pages.
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