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mercredi 29 mai 2024

LA DÉMARCHE DE JEAN-PHILIPPE PLEAU

JEAN-PHILIPPE Pleau signe Rue Duplessis, ma petite noirceur un témoignage fort intéressant. Le titre fait référence à la rue où il a grandi à Drummondville et le sous-titre évoque cette période qui a précédé la Révolution tranquille au Québec. Fils unique, Jean-Philippe Pleau deviendra ce que l’on nomme un «transfuge de classe», un concept inventé par Chantal Jacquet, historienne et philosophe. Ce terme désigne un individu né dans une famille d’ouvriers peu scolarisés qui coupe totalement avec son milieu d’origine en étudiant. Jean-Philippe Pleau fréquentera le cégep et l’université en sociologie avant de faire son chemin à la radio de Radio-Canada. Depuis quelques années, il anime et réalise l’émission Réfléchir à voix haute diffusée le dimanche soir à 19 h. Ce récit raconte son parcours, ses hésitations et son mal être vis-à-vis ses ascendances et son nouvel environnement social.

 

Les «transfuges de classe» sont nombreux au Québec, surtout pour ceux et celles de ma génération. Beaucoup d’entre nous ont eu des parents peu scolarisés et ont grandi dans des familles de travailleurs manuels souvent analphabètes ou presque. Mon père savait à peine lire et écrire son nom tandis que ma mère écrivait au son. Quasi tous mes frères ont quitté l’école très tôt pour s’enfoncer dans la forêt, suivant les traces de tous les hommes du clan. Tous peu politisés, ils travaillaient dur et se faisaient exploiter par les compagnies et les jobbeurs comme on disait. Je suis le premier de la fratrie (le neuvième d’une famille de dix) à me rendre à l’université. Non, les cégeps n’existaient pas à mon époque. C’est pourquoi je comprends particulièrement bien les propos de Jean-Philippe Pleau et surtout ce qu’il a ressenti en prolongeant des études et en s’éloignant des siens et de son milieu.

 

«Je suis ce qu’on appelle un transfuge de classe. Un gars qui a le cul assis entre deux chaises, qui n’est jamais tout à fait à l’aise dans le monde auquel il appartient désormais, tout en étant devenu étranger à celui d’où il vient.» (p.10) 

 

Il ne l’a pas eu facile. Il a connu ce que l’on nomme l’intimidation en étant plus souvent qu’à son tour sujet de harcèlement et de violence de la part des matamores de son âge. Des attaques physiques et surtout la cible de tous les sarcasmes avec son patronyme Pleau. Je vous épargne la grossièreté. Ça existait quand j’étais à la petite école et c’est encore et toujours le cas même si on tente par tous les moyens d’éliminer ce genre de comportement. 

 

PAREIL

 

Je me suis reconnu dans les propos de Jean-Philippe Pleau. J’ai souvent été la cible de sarcasmes dans les cours d’école avec mon strabisme. J’étais le coq-l’œil de la classe. Mais à cause de ma grande taille qui en imposait, je faisais ravaler les moqueries rapidement. 

Et il y avait pire que cet œil déviant. 

Dans ma famille de mâles (j’avais une sœur et huit frères), les tenues ne changeaient jamais. C’étaient nous les garçons qui se glissaient dans les vêtements que tous avaient portés. Rendu à moi, c’est certain que je n’étais pas atriqué à la mode du jour.

 

«Mon père comme ses frères se sont toujours enorgueillis d’avoir quitté l’école pour l’usine, sans réaliser que c’est le système qui les en avait exclus dès le départ en fonction de leur origine sociale. L’école, c’était pas pour nous autres, mais pour ceux qui pètent plus haut que le trou.» (p.32)

 

Il me semble entendre les propos de mon père et de mes frères qui se moquaient des «pousseux de crayon» qui ne savaient rien faire de leurs dix doigts. 

Jean-Philippe Pleau vient d’un milieu où les hommes étaient souvent alcooliques, violents et belliqueux. Les femmes impuissantes subissaient les humeurs de leur mari en se retenant pour ne pas hurler. Des cabochons qui acceptaient mal les directives, mais qui baissaient la tête au travail et serraient les poings pour apporter un salaire à la maison.

 


CHEMINEMENT

 

Le jeune homme de Drummondville fera son chemin à l’école avant de continuer au cégep et à l’université Laval en sociologie. Il se sentira mal et peu sûr de lui dans ce nouveau monde et tout croche quand il retournera à la maison familiale. 

 

«En changeant de milieu, je me suis mis à fréquenter ces espaces parce qu’ils en valent la peine, mais ces habitudes acquises m’ont constitué en adversaire de classe de mes parents. Nous sommes devenus au mieux des étrangers culturels, au pire des ennemis culturels. Je trouve que ça aussi c’est violent. Cette division me révolte.» (p.123)

 

Sans compter le sentiment d’avoir trahi. J’ai ressenti cela très profondément en m’appropriant un nouveau langage et en lisant les livres que tous dans la famille méprisaient ou en écoutant des musiques qu’ils ne connaissaient pas. J’entends encore les moqueries de mes frères et de ma mère quand je faisais jouer du Mozart sur mon pick-up. L’un de mes frères devenait enragé et menaçait de casser tous mes disques. Heureusement, j’avais la tête dure et je persistais.

 

«Écrire cela est violent, je trouve, même si c’est vrai. Bref, j’ai envie de vous dire que vous méritiez de sortir de votre petite noirceur de la rue Duplessis, et de vivre vous aussi votre révolution, ça aurait été à coup sûr tranquille.» (p.191)

 

Jamais certain d’être à la bonne place, toujours différent et étranger par ses propos, ses goûts, ses loisirs et son travail. Encore plus, c’était mon cas, quand vous écrivez et que vous vous efforcez de récupérer vos proches en les mettant au centre de vos histoires. C’est ce que j’ai fait dans mes romans Le violoneuxLa mort d’Alexandre et Les oiseaux de glace où j’ai puisé dans ma famille pour esquisser mes héros et les intrigues. Je n’ai jamais su si mes frères ont tenté de lire ces ouvrages. Tous là, avec leurs rires, leurs jurons et leurs extravagances pourtant. Ma mère avait réglé le cas en disant que «je n’écrivais que des maudites menteries». Jamais elle ne s’est reconnue dans le personnage d’Évelyne. C’était tout elle, n’ayant rien inventé. Tous les monologues d’Évelyne, dans La mort d’Alexandre, sont des propos que ma mère répétait inlassablement du matin au soir.

 

«Je suis un immigré de l’intérieur, un étranger dans mon propre pays. Les appels de Sylvain lors de mes anniversaires — et jadis ses invitations à dîner chez Subway — me font revenir d’exil, chaque fois. Mon philosophe préféré, Vladimir Jankélévitch, a écrit : “Celui qui a été ne peut plus désormais ne pas avoir été.” Mais comment accepter ça sans se renier?» (p.259)

 

LA VRAIE VIE

 

Un témoignage touchant que celui de Jean-Philippe Pleau. Je l’ai suivi de la petite école à l’université en ayant l’impression de mettre mes pas dans les siens parce qu’au-delà du temps et des époques nos histoires se confondent et se répètent. 

Magnifique récit qui tente de tout dire avec les souffrances, les réticences d’un jeune garçon peu certain du monde. Pas étonnant que Rue Duplessis connaisse un tel succès parce que nombre de Québécois se reconnaissent dans la démarche de Jean-Philippe Pleau, ses hésitations, ses déchirements et ses tremblements. C’est la trajectoire d’à peu près tous les Québécois qui ont pris le chemin de la scolarisation et du savoir à partir des années 60 grâce à la Révolution tranquille. C’est notre histoire à toutes et à tous que Jean-Philippe Pleau raconte si bellement et avec une émotion rare. Il m’a fait revivre des moments que je pensais avoir enfouis dans les plis de ma mémoire. Pourtant, il suffit d’un mot et tout revient, tout est là, encore tout chaud et tout aussi douloureux. Personne ne peut oublier d’avoir franchi une certaine frontière et d’avoir abandonné un milieu de vie pour se glisser dans un autre monde où il se sent toujours un peu l’étranger. C’est peut-être pourquoi j’ai tant aimé le roman d’Albert Camus. Que dire de plus : un véritable bonheur de lecture.

 

PLEAU JEAN-PHILIPPE : Rue Duplessis, ma petite noirceur, Éditions Lux, Montréal, 328 pages

https://luxediteur.com/catalogue/rue-duplessis/

vendredi 24 mai 2024

STÉFANI MEUNIER RECHERCHE SON PÈRE

QUI SOMMES-NOUSC’est la question que je me suis posée en refermant Une carte postale de l’océan de Stéfani Meunier. L’écrivaine vit la mort de son père, un moment pénible et intense. Des images reviennent, des instants s’imposent et elle a l’impression d’avoir raté des occasions. Madame Meunier aimait beaucoup son paternel, un Français qui a choisi de venir au Québec et de muter alors qu’il était tout jeune. Une traversée de l’Atlantique en bateau, c’était moins dispendieux que prendre l’avion, et une fois à Montréal, avec 80 dollars en poche, il a amorcé la grande aventure américaine. Tous les métiers d’abord pour survivre, une rencontre, un amour et elle, sa fille. Un parcours unique comme celui de tous les migrants qui décident de changer de pays, de continent pour toutes les raisons que nous connaissons.

 

Un deuil se vit bien ou mal, cela dépend des liens qui nous unissent au disparu. Après la peine, les adieux, il faut revenir au quotidien, régler la succession, s’occuper des objets que les gens laissent derrière eux et qui n’ont guère d’importance pour les héritiers. Comme si les survivants avaient l’obligation d’éliminer à peu près toutes les traces de ceux qui ont fait leur chemin avant eux. 

Stéfani Meunier trouve une photo de son père qui l’intrigue. Il y est tout jeune et venait à peine de s’installer à Montréal, dans son nouveau pays. Il travaillait chez Berlitz alors comme professeur de français. Son premier emploi. Il se retrouve en compagnie d’hommes et de femmes que l’écrivaine ne connaît pas. Qui sont-ils? Quel rôle ont-ils joué dans la vie de son père? Sa mère ne sait plus très bien, la mémoire étant ce qu’elle est avec l’âge.

 

«Puis, une photo en noir et blanc. Mon père avec cinq personnes que je ne connais pas. Mon père y est très jeune. Il porte un complet. Ils sont tous très chics, robe noire pour les deux femmes sur la photo et complet pour les hommes. C’est ce sourire, c’est sur cette photo que mon père a le même sourire que l’homme du spectacle. Pas une ressemblance physique, pas vraiment. De la bonté, de la douceur, un sourire sur les lèvres et dans les yeux, un sourire d’ailleurs. 

Il fallait que je sache qui étaient les autres, ces gens qui étaient passés dans la vie de mon père et que je ne connaissais pas.» (p.17)

 

Avec le temps, les photos de famille perdent leur importance et leur signification. Surtout, quand il n’y a plus personne pour identifier les individus qui s’y trouvent. Lorsqu’il m’arrive de me pencher sur les clichés reçus en héritage, je ne reconnais personne. Tout ce passé qui est le mien est devenu celui de ces étrangers qui me regardent et m’en veulent peut-être. 

Qui était son père se demande Stéfani Meunier. Qui sont les gens qu’il a fréquentés et qui elle est, elle, l’auteure et mère de deux enfants? Qu’a-t-elle de cet homme qui jonglait avec les mots et écrivait de la poésie par pur plaisir? Quelle part de son père se retrouve en elle et qu’a-t-elle légué à ses enfants?

 

«Mes enfants sont tristes. Mes enfants ne le savent pas, mais ils sont tristes. Cette colère qu’ils ont tous les deux, bien ancrée dans leur code génétique, cette colère qui vient de leur père. Cette insécurité et ce manque de confiance qu’ils ont, bien ancrés dans leur code génétique, cette insécurité et ce manque de confiance qui viennent de moi. Mes enfants qui ne supportent pas la solitude, comme si la solitude était la preuve d’un rejet, mes enfants qui ne peuvent jamais s’arrêter, même en dormant.» (p.70)

 

Ces femmes et ces hommes possèdent des instants et des souvenirs qui sont également ceux de son père. Notre passé fait partie de la vie de ceux que nous avons croisés, aimés et qui se sont éloignés, on ne sait pourquoi. Malgré tous les méandres de l’existence, nous sommes aussi l’histoire des autres. 

 

ENQUÊTE

 


L’écrivaine entreprend des recherches, une sorte de filature pour retrouver ces femmes et ces hommes. Un couple : Jocelyne et Robert, de bons amis, des proches de ses parents.

 

«— Robert et Joyce? Ils se sont connus par correspondance. Tu imagines? Il était français, elle était belge. Ou suisse? Je ne sais plus trop. Ils ont émigré tous les deux ici, pour être ensemble sans jamais s’être vus avant.» (p.19)

 

Un échange épistolaire qui lance tout, un rêve pour les deux et une vie d’amoureux à Montréal. Une fin tragique, un accident d’avion. Jocelyne était enceinte. Une peine terrible qui s’est quasi effacée dans la mémoire de la mère de l’écrivaine. Que reste-t-il au bout de son parcours, qu’est-ce qui marque encore l’esprit? Nous avons là le cœur d’Une carte postale de l’océan de Stéfani Meunier.

Et cet autre migrant sur la photo : Jean Moretti. L’auteure ira le surprendre en Abitibi, sous le coup d’une impulsion. Il est toujours vivant. L’homme se raconte volontiers. Il aimait la fête, peut-être un peu trop. Alcoolique, il s’en est sorti avant de s’engager dans les mines. Un accident, une explosion et le voilà aveugle depuis, enfermé dans un petit appartement où il survit dans sa tête et ses souvenirs.

 

«J’avais besoin d’apprendre à créer des liens, avant d’y travailler. Et j’ai appris. Tout seul, mademoiselle, on n’est rien. C’est vrai dans la vie en général, ça l’est encore plus dans une mine. Même les gens avec qui on ne s’entendrait pas, dans la vie normale, ben sous terre, il ne faut pas nécessairement les aimer, mais ils sont liés à vous, et vous êtes lié à eux. Il ne faut nuire à personne. Pour survivre.» (p.50)

 

Il y a aussi Diane Wilcox, une artiste, une peintre toujours active et bien vivante qui deviendra l’amie de l’écrivaine et qui aidera beaucoup sa fille Emma. Une femme inventive, généreuse et qui tente de refaire le monde et la réalité. 

Et surtout le dernier homme, Yves Lessard. Un survivant, on peut dire. Plus là du tout. Avalé par son cerveau, égaré dans sa mémoire. Le naufrage total. Le fils Félix doit voir à tout. Une rencontre marquante, le début d’une histoire d’amour et des liens qui se tissent et se nouent au-delà des vies et des individus. Comme si nous étions tous réunis par des rhizomes qui nous attachent les uns aux autres malgré les distances et les époques.

 

LA VIE

 

C’est la vie que l’on cherche à cerner par la magie des mots et des images, des souvenirs et des histoires personnelles, des hantises qu’on lègue d’une génération à une autre. 

L’écrivaine tente de trouver qui elle est en se tournant vers ses parents et leurs amis, en se penchant sur ses enfants, retrouvant des traits de caractère et physiques qu’elle a reçus de ses géniteurs et qu’elle a transmis à sa progéniture. Pas uniquement ces liens directs, mais aussi un héritage social, je dirais, la part des proches qui marquent toute vie. Des gens qui font un bout de chemin avec vous et qui disparaissent dans d’autres lieux et de nouveaux mondes pour toutes les bonnes et mauvaises raisons que nous connaissons. Peu importe, tous m’ont touché et transformé. Tous m’ont donné des instants et leur attention et j’en ai fait tout autant, certainement. Je suis aussi ce que mes proches ont fait de moi.

Stéfani Meunier fascine dans ce roman en reconstituant la toile des amis de ses parents et en retrouvant des récits qui se recroquevillent et se recoupent. Notre existence prend racine dans un itinéraire plus ou moins lointain et nous la faisons glisser dans le présent et le futur. Les enfants deviennent les porteurs de cet héritage et des passeurs à leur tour. Comme quoi nous sommes faits des histoires de nos géniteurs et de nos ancêtres.

 

«Quand je pense à ces gens que je ne connaissais pas et qui maintenant font partie de moi et qui ont fait de ma vie une nouvelle vie, une vie différente, je me dis que mon père a laissé des liens invisibles entre tous ceux qui l’ont connu, des liens invisibles qui ont su me trouver, comme une œuvre cachée, un hidden track, comme il y en avait sur les disques et les CD, à une autre époque.» (p.131)

 

Peut-être que nous demeurerons des errants si nous ne prenons pas la peine de connaître notre propre récit et celui de nos proches. Un débat actuel et nécessaire qui se concrétise autour du musée de l’histoire nationale du Québec. Une part de notre identité, bien sûr, où tous ont leur place. Tous ceux que l’on croise dans l’aventure de la vie, qu’on le veuille ou non, marquent et modèlent les êtres que nous sommes. 

 

MEUNIER STÉFANI : Une carte postale de l’océan, Éditions Leméac, Montréal, 136 pages.

https://www.lemeac.com/livres/une-carte-postale-de-locean/

 

 

mercredi 22 mai 2024

LA BELLE AVENTURE DE JÉRÉMIE McEWEN

J’ÉCOUTAIS Jérémie McEwen à l’émission C’est fou de Serge Bouchard et Jean-Philippe Pleau à Radio-Canada. Il y commentait le sujet de la semaine pendant cette heure de réflexions avec verve et enthousiasme. Le philosophe et enseignant parvenait souvent à connecter certains propos de Platon ou de Socrate avec notre époque qui donne si peu la parole à ceux qui prennent une certaine distance avec l’actualité. Autrement dit ceux qui sont capables d’établir des parallèles et de s’élever au-dessus de la mêlée et des redondances, ceux surtout qui oublient l’humour qui gangrène à peu près toutes les émissions de la radio et de la télévision. Jérémie McEwen a eu la bonne idée de regrouper une quarantaine de ses écrits qui lui permettait de faire le point avant sa présence à la radio dans La joie de pensermes années Serge Bouchard. Le tout intercalé de passages où il se confie et rend un hommage particulier au grand communicateur qu’aura été Serge Bouchard. 

 

Bien sûr, Jérémie McEwen rédigeait des textes avant d’intervenir à C’est fou, une émission que j’ai suivie avec attention et passion. Et quand il se retrouvait en ondes, il oubliait ses feuilles pour parler et discuter avec ses comparses. Une démarche nécessaire, parce qu’après tout la radio est le média de la parole vive et peut-être aussi un peu rebelle, nerveuse qui laisse une certaine place à l’improvisation. Ça donnait des moments captivants et enflammés, une présence chaleureuse et toujours intéressante. 

Et maintenant ces textes, des chroniques je dirais, on peut les lire avec bonheur. C’est l’essentiel de cette publication où le communicateur élabore ses idées et nous parle de ses enthousiasmes. Mais je crois que La joie de penser est surtout un livre qui permet de voir comment l’amitié entre deux hommes s’est développée pendant les sept années de cette collaboration avec Jean-Philippe Pleau et Serge Bouchard à la radio de Radio-Canada. Assez de temps pour s’apprivoiser et s’enrichir mutuellement les uns aux autres. Quelle chance a eue Jérémie McEwen de pouvoir, pendant quelques minutes, s’aventurer hors des sentiers battus. 

 

«Et c’est aussi qu’à mon sens l’écriture est source de parole, et non l’inverse. Ces textes recueillis représentent donc quelque chose comme les sources de ma prise de parole publique à la radio, aux côtés d’un des plus grands intellectuels médiatiques de mon temps, Bouchard, mise en branle par son acolyte, coanimateur et réalisateur, Pleau.» (p.9)

 

Oui, je m’ennuie des interventions de Jérémie McEwen, de ses propos qui savaient si bien faire des liens entre l’ici, le maintenant et l’histoire de la pensée, la quête de l’être dans un monde obsédé par l’argent, les objets et l’avoir. 

 

COMME À LA RADIO

 

Le recueil reprend des thèmes que les émissions permettaient d’explorer. C’est pourquoi ces textes vont un peu dans toutes les directions, s’adaptant au sujet de la semaine. C’est le propre de la parole et du questionnement sur des habitudes, des concepts, des manières de voir et de faire qui nous suivent et viennent souvent de nos parents même si on prétend avoir tout inventé sans l’aide de personne.

McEwen s’est attardé tout autant aux extraterrestres qu’aux camions que chérissait Serge Bouchard, à la violence, à la colère, l’amour, la forêt et le soleil si nécessaire à tout ce qui nous émerveille. Tout ce qui peut nous surprendre et susciter une réflexion dans la terrible aventure d’être une conscience et de jongler avec les mots, de prendre la peine de s’arrêter pour se demander ce qu’est vivre et pourquoi toute cette beauté autour de nous. Pourquoi aussi les humains sont si souvent aveugles et capables des pires folies?

Je me souviens de moments qui m’ont touché et qui rejoignaient les pensées qui me secouent inévitablement pendant mes lectures. Je l’ai déjà écrit en parlant des livres de Serge Bouchard, certains propos me nourrissent et me font mieux respirer dans la grande traversée du jour. Et encore maintenant, pendant Réfléchir à voix haute, mon heure de méditation et de réflexions. Récemment, j’ai eu la chance de retrouver mon ami Jean Désy qui nous surprend par ses dires et ses expériences. Et je reste un admirateur indéfectible de Micheline Lanctôt.

J’ai surtout pu constater, en me faufilant dans La joie de penser, qu’une solide complicité s’est développée entre l’anthropologue Serge Bouchard et le philosophe qu’est Jérémie McEwen.

 

«J’entends sa voix en moi, je l’entends soupirer à chaque respire, et je sais qu’il me manquera toujours, que je porterai cette absence à jamais. Notre relation se poursuit, c’est bien ce qu’il y a de plus paradoxal, et je pourrais remplir sans fin des carnets de deuil comme l’a fait Barthes en sachant que mon chagrin est un état continu, et non une tension qui attend musicalement sa résolution. Je l’aimais, je l’aime.» (p.97)

 

Que de moments intenses et précieux, quelle belle complicité et, parfois, pas souvent, des confrontations comme il se doit. Parce que vivre, c’est aussi contredire et ne pas toujours chercher à avoir le pas de l’autre. Si Bouchard savait secouer les mots du poète devant une forêt d’épinettes, McEwen demeurait un authentique citadin qui respire mieux avec le béton sous ses pieds. Pour être honnête, il avoue s’ennuyer au bord d’un lac, dans un chalet situé au cœur d’un petit boisé bien apprivoisé. Des points de vue différents, des discussions animées et surtout, un respect admirable entre les deux. 

 

«Quand je lui parlais de hip-hop, et que finalement il ouvrait les portes de sa pensée à cette culture qui a priori ne le touchait pas du tout, je savais qu’il se voyait plus jeune, je le sentais respirer sur le terrain, sur la Côte-Nord, et bien qu’il eût par ailleurs mille réserves sur ma vision du monde (mon impatience et mon urbanité enthousiaste par-dessus tout), il comprenait que ma démarche auprès de la culture afro-américaine était parente de la sienne auprès des InnusEt comme lui, de lui, j’ai appris à me tasser, à laisser les peuples s’exprimer d’eux-mêmes, après avoir travaillé à ouvrir un chemin de traverse.» (p.192)

 

Une solide amitié qui se double d’une initiation pour le jeune chroniqueur auprès du sage de la radio qu’était Serge Bouchard. Une complicité qui a marqué le philosophe tout comme elle a changé la manière d’être certainement de Jean-Philippe Pleau qui a côtoyé l’anthropologue et conférencier pendant toutes ces années.

 

RÉFLEXION

 

Des moments d’arrêt dans cette époque folle où le temps ne cesse de nous échapper et où, à la radio, certains chroniqueurs parlent à une cadence qui donne le vertige. Tellement qu’après leurs interminables tirades, je me demande quel était le sujet de leur intervention. Et peut-être qu’ils sont rémunérés au mot, que je me dis. Il faut papoter vite et fort, dégainer, mitrailler pour avoir un cachet certain.

Les courts textes de Jérémie McEwen permettent de respirer mieux, comme quand dans une longue randonnée en forêt, on trouve une roche près d’un ruisseau où l’on peut s’asseoir pour faire le point devant tant de beauté et de vie. Chacun de ces textes confronte sa façon de voir, de penser et d’agir face à la catastrophe annoncée qui pèse sur notre planète et se manifeste par des bouleversements qui sèment la peur et la mort. Cette planète que nous avons tant malmenée dans notre quête folle de richesses, courant les yeux fermés sans prendre la peine de regarder les ravages que nous laissions derrière nous.

Quelle belle manière de secouer nos travers, nos pulsions et nos obsessions que celle de Jérémie McEwen! Oui, il y a du plaisir et un bonheur certain à réfléchir et à retourner des propos comme on le fait avec les pierres du chemin pour surprendre la vie qui s’y cache. On peut faire ça à la radio dans de rares émissions qui donnent toute la place à la pensée et à la réflexion. 

C’est une chance de revenir sur ces moments en parcourant les textes de Jérémie McEwen qui nous entraîne dans la folle aventure de chercher à comprendre les phénomènes qui nous entourent, tout en nous racontant ses liens avec Serge Bouchard, son maître, celui qui lui a ouvert les portes de la radio et de la parole que l’on entend. Si Jérémie McEwen éprouve de la joie à penser, j’ai eu beaucoup de plaisir à l’écouter quand il occupait les ondes et à le lire dans ce beau livre vivant et nécessaire. C’est un bonheur ajouté certainement. 

 

JÉRÉMIE McEWEN : La joie de penser, mes années Serge Bouchard, Éditions du Boréal, Montréal, 230 pages.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/joie-penser-4039.html

jeudi 16 mai 2024

DANIELLE DUSSAULT POURSUIT SA QUÊTE

«L'EXPÉRIENCE MILENA répond à ce qui se profile déjà dans une des œuvres de Danielle Dussault, Libera me (une correspondance problématique entre une femme et un homme) et dans Les ponts de Prague (la lettre brûlée et le motif du pont comme métaphore globale). Résultat : quelque chose essaie de se déposer, même si ce n’est pas toujours possible, car tout est affaire de mouvement, d’actions et de heurts entre des forces contradictoires : désir et peur; réalité présumée et réalité inventée, fantasmée; attraction et répulsion; ici et ailleurs; autrefois et maintenant. Devant, c’est derrière; derrière, c’est devant. Ainsi le récit avance comme une vis sans fin, en ramenant les individus à des figures, presque des archétypes : père, mari, homme. Ce livre appartient au lot de ce qui nous déjoue et nous échappe.»


— Gilles PellerinLa fenêtre en soi

 

Ce texte de Gilles Pellerin présente magnifiquement bien la démarche de Danielle Dussault dans L’aventure Milena, un essai-fiction. Encore une fois, après Les ponts de Prague, l’écrivaine revient dans cette ville pour tenter de retrouver des traces de Milena Jesenskà, une journaliste qui a aimé follement Frantz Kafka et qui a traduit plusieurs nouvelles de l’écrivain en tchèque. Cette passion devait mener ces êtres si différents à un échange épistolaire assez unique. Les missives de Milena ont été brûlées par on ne sait qui, mais celles de Kafka ont été préservées et publiées. Pourquoi? Qui a détruit ces lettres? Milena? Ou quelqu’un dans l’entourage de Kafka?

Le mystère demeure. 

Danielle Dussault revient sur ses pas, ranime des élans de sa jeunesse en tentant de retrouver celle qui était dévorée par le feu du désir qui étourdit et secoue l’âme. L’écrivaine, encore étudiante, était amoureuse, obsédée par un de ses professeurs, le suivant à la trace presque, le surveillant dans les couloirs de l’université. Ils ont échangé des missives qu’elle a détruites pour biffer ces moments de sa vie peut-être, oublier ces heures si bouleversantes et éprouvantes. C’est peut-être ce qui a poussé Milena à faire la même chose avec ses lettres, on ne le saura jamais. 

 

PARADOXE

 

Dans l’aventure de Danielle Dussault et de Milena Jesenskà, on se bute à un paradoxe fascinant. Pourquoi une écrivaine revient sur des moments de sa vie pour les transformer en récits littéraires?

Pourquoi?

Danielle Dussault jongle avec cette question en tentant de refaire le parcours de Milena Jesenskà dans Prague, scrutant les articles qu’elle a publiés dans différents journaux, les lettres que Kafka lui a adressées, bien sûr. Et c’est aussi ce geste, celui qu’elle a posé il y a longtemps, qu’elle veut comprendre. Pourquoi elle a tout biffé de cet amour qui l’a happée alors qu’elle était étudiante et qui a laissé un vide terrible en elle?

 

«Je me suis risquée dans ce récit, peut-être à corps perdu, sans doute parce que je reconnais, dans la tendance à la disparition, une posture propre à certaines femmes qui écrivent. J’ai voulu interroger le rapport d’écriture qu’entretenait Milena avec les êtres et les choses. J’ai aussi regardé le fond de l’absence, le manque que j’éprouve parfois.» (p.16)

 

Et la voilà dans les rues de Prague, avec les mots de Kafka dans son sac, entendant peut-être la voix de Milena qui sillonnait la ville sans relâche. La journaliste était une marcheuse infatigable. Elle croit la surprendre dans un tramway ou encore devant la fenêtre où elle s’installait pour écrire ses missives. Une sorte de mirador où elle pouvait surveiller les femmes et les hommes qui allaient et venaient dans leur vie et dans leurs amours. 

Kafka, isolé dans sa chambre, dans son refuge ou sa cellule, recroquevillé dans ses phrases, tout le contraire de cette femme dans la cité, cherchant de toutes les fibres de son être à sauver ce grand corps malade par ses lettres et ses attentions. Kafka replié dans son écriture pour calmer ses angoisses et elle la journaliste pleine d’énergie, la passante, l’ombre qui file sur les trottoirs dans la lumière des réverbères. Lui confiné, tout intérieur et effarouché, elle dans les cafés, la vie grouillante et bouillonnante, toute dans la passion du moment et de l’amour.

 

LETTRES

 

Heureusement, il reste les lettres de Kafka, ces missives rédigées dans une belle frénésie. Passionnément. Des mots, des phrases où ils se confiaient, se touchaient presque pour surprendre le souffle de l’autre. Lui si loin et elle si près. Un effort désespéré pour se rejoindre, se protéger de tout ce qui avale et peut détruire. Qui sait ce que l’on veut saisir dans les élans du désir et de l’amour, ce grand frémissement qui empoigne l’être et aspire le corps, le transforme en une flamme incandescente qui consume tout en soi. Cette passion et cette énergie effaroucheront Kafka qui tente de tout contrôler autour de soi pour que ses jours soient lisses et toujours les mêmes.

 

«Il m’a semblé que ce récit devait s’inscrire de manière intime sous la plume de celle qui cherche. J’ai donc entrepris un dialogue avec Milena. Je souhaitais l’interroger en espérant recevoir quelques confessions. Ma quête allait me laisser avec plus de questions que de réponses et un amour jamais parfaitement oublié.» (p.22)

 

Un amour impossible que celui de Milena et Kafka, Danielle Dussault le sait très bien, tout comme elle devinait que sa ferveur pour ce professeur ne pouvait aller nulle part. Malheureusement, il n’y aura toujours que les lettres de Kafka, ses mots à lui, ses phrases pour évoquer cette amoureuse. Tout le volet lumineux et passionné de la jeune femme ne sera jamais là pour donner l’autre versant des propos du grand écrivain si mal dans son corps et son être. Il reste des chroniques que Milena publiait dans les revues. Danielle Dussault a l’impression que la journaliste s’adressait à Kafka alors, qu’elle se confiait à lui.

Deux destins qui s’aspirent et ne peuvent jamais se croiser. 

Lui, fragile des poumons, angoissé au point de ne jamais sortir de sa chambre presque, farouche et méfiant de tout ce qui s’agite et bouge. Elle vivante, exploratrice, curieuse de tout, si bien dans la foule et les rires. Ils se verront deux fois et c’est pour le moins des occasions ratées. Leur amour ne pouvait se concrétiser dans le rapprochement des corps et l’aventure des jours à deux. 

Nous ne pouvons que les imaginer, ces lettres, ou les rédiger en fantasmant. Certains s’y risqueront et inventeront une Milena à partir des écrits de l’auteur de La métamorphose.

 

QUÊTE

 


La quête de Danielle Dussault reste envoûtante. Elle s’y aventure avec toutes les fibres de son être pour devenir l’ombre de Milena, l’imaginer dans les rues de Prague, s’accrocher à ses pas, chercher son souffle en la suivant. Parce que la journaliste semble toujours si pressée. Et quand elle parvient à l’approcher, qu’elle effleure son manteau, juste à la hauteur de l’épaule, elle l’entend murmurer des phrases peut-être. Elle lui parlait certainement dans ses pérégrinations frénétiques, des propos qu’elle transcrivait dans ses missives un peu plus tard. Danielle Dussault suivra la jeune amoureuse dans le camp où Milena a été emprisonnée et où elle finira sa vie de manière atroce.  


«Toute la question de l’écriture revêt pour Milena une importance capitale. Même lorsqu’elle était enfermée au camp de Ravensbück, elle a continué à écrire de façon compulsive. Cependant, elle faisait disparaître ses écrits au fur et à mesure… … Elle quitte dont ce monde en laissant derrière elle tout un passé d’écriture qui continue de me hanter et d’interroger en particulier les femmes qui écrivent.» (p.173)

 

Danielle Dussault devient le double de Milena, de cette femme tout feu tout flamme, s’accroche à son ombre pour ressentir les remous qui la bouleversaient et qui la replongent dans ces jours lointains, cette passion qui l’aveuglait et l’entraînait dans les couloirs de l’université, la poussait sans cesse devant cette porte qu’elle fixait pendant des heures. Elle savait que celui qu’elle aimait plus que tout s’y trouvait, qu’il respirait là, qu’il lisait et amorçait, peut-être, une lettre qu’elle recevrait plus tard. 

Un récit vrai, qui cherche la vérité et un nécessaire absolu comme le fait chaque fois, madame Dussault, quand elle se lance dans un projet d’écriture. Un souffle et une poussée qui effleurent l’être, ce qui est tangible, palpable et humain dans les obsessions et les passions. Parce que toute l’œuvre de Dussault est une quête où elle tente de mettre la main sur une certitude et de vivre dans toutes ses dimensions. Ses romans et essais sont forts, touchants et bouleversants. Toujours, l’auteure s’aventure sur une corde raide, et son écriture est un élan où elle risque le tout pour le tout. Une écrivaine magnifique qui fait son chemin de façon particulière et unique au Québec sans jamais recevoir l’attention qu’elle mérite. 

 

DUSSAULT DANIELLE : L’expérience Milena, Éditions Hashtag, Montréal, 184 pages. 

https://editionshashtag.com/product/lexperience-milena/

 

 

  

lundi 13 mai 2024

RETROUVER LA ROUTE DE LA RÉFLEXION

«LA GRANDE question de l’existence est celle des rapports entre le dedans et le dehors. C’est à se demander pourquoi tout le monde, tout le temps, ne parle pas de ça. De ça qui a l’air de rien et qui, pourtant, est tout. La “vie” n’est que ce rapport. Les relations ne sont que ce rapport. L’économie n’est que ce rapport. Aussi la santé. Et l’environnement. Et les identités assénées ou revendiquées. Et le sexe (à moins que là, comme le veut Lacan, il n’y ait pas de rapport). Que plus ou moins tout — à commencer par la naissance — se rapporte à ce rapport fait-il de cette circulation plus ou moins entravée ou fluide des éléments entre dehors et dedans une évidence si évidente qu’elle mérite d’être passée sous silence? Chercher les mots pour dire ça, cette généralité trop générale pour être dicible.» (p.10)

 

Dans Chimères, un bref essai publié dans la collection Miniatures de Nota Bene, Frédérique Bernier s’attarde au réel qui nous entoure et qui fait partie intégrante de notre existence. Cet environnement permet la pensée et un certain regard sur le monde, l’amour, le désir et des malaises qui touchent le corps et aussi l’âme. Enfin tout ce qui bouscule un être humain à un moment ou un autre pendant le formidable parcours qui va de la naissance au dernier souffle. 

Un petit livre intelligent, une véritable bouffée d’air frais, que l’on peut emporter partout (il se glisse tout naturellement dans la poche d’un veston) et qui exige une lecture lente, patiente, attentive parce que chaque phrase trouve sa place et pèse de tout son poids! Il m’a donné l’envie de revenir sur différentes phases de mon existence, ces arrêts qui nous obligent à changer de direction. Toujours ce balancement de soi vers le monde extérieur avec un retour comme pour tout engranger et comprendre. Une vague qui ne cesse de monter et de se retirer en râpant le sol.

Un texte que l’on visite tout doucement, une image à la fois, en prenant de longues inspirations et en secouant les mots pour les surprendre dans ce qu’ils sont. 

La réflexion exige une belle lenteur, beaucoup d’arrêts avec, peu souvent, des illuminations fulgurantes. La pensée n’aime guère la précipitation, le bruit et les étourdissements des lieux publics ou la frénésie des réseaux sociaux. 

Pour me rassurer, j’ai recommencé ma lecture après une première traversée, m’attardant cette fois aux passages que je souligne toujours en lisant. Oui, je parcours un livre avec un marqueur jaune à la main. «Mes arrêts», comme je dis. Et je pourrais repartir dans Chimères en me tenant en équilibre sur une phrase, pour secouer les propos de l’auteure et pour aller encore plus loin dans ma propre réflexion.

L’entretien de Gérald Gaudet avec madame Bernier dans Nos lieux de rencontres m’avait bien disposé envers la démarche et les questionnements de cette essayiste que je ne connaissais pas.

Comme quoi, qu’on le veuille ou non, un ouvrage pousse toujours vers un autre livre. Un écrivain nous fait découvrir le travail d’un autre et permet de nous situer dans la belle et folle aventure de la pensée. Oui, la lecture donne la chance de se surprendre avec des yeux différents. Un essai, un roman peut tout changer. Je signale L’homme unidimensionnel d’Herbert Marcuse qui a viré ma vie à l’envers. 

 

CITATIONS


 

Ce carnet de Frédérique Bernier (je pense que l’on peut le qualifier de cette épithète) est constitué de courts textes qui s’amorcent par une citation. Une trentaine d’extraits en tout d’écrivains et d’écrivaines que je connais et d’autres dont je vois le nom pour la première fois. Juste s’attarder à ces extraits est une aventure. 

Lecture d’abord pour madame Bernier, et réflexion qui l’entraîne vers un ailleurs proche et différent. Un bel exemple de ces phrases qui vous figent et vous poussent vers une forme de questionnement. 

 

«Le rêve ferme la boucle d’un certain temps de notre vie pour en ouvrir un autre. Le rêve est le signe que quelque chose arrive.

                                                         Anne Dufourmantelle.» (p.34)

 

Et madame Bernier répond d’une certaine façon à l’affirmation de l’écrivain ou de l’écrivaine qui la capte et la retient avec ses propos et sa manière de dire. Une occasion d’aller plus loin, de prendre pied dans le réel et l’aventure de respirer et de penser.

 

«Et l’autre que je suis pour moi ne m’est jamais apparu de façon aussi stupéfiante que les fois où j’ai fini par comprendre que la dérobade inadmissible de celui que j’avais devant moi était, à bien y regarder, le miroir — où le masque — de ma propre fuite.» (p.33)

 

Toujours cette poussée du dehors vers le dedans ou le contraire qui permet de nous définir et de trouver un espace bien à nous dans l’univers. La pensée et le questionnement ne peuvent emprunter d’autres chemins. Texte devant soi (au-dehors), observation élaborée dans des mots avec un retour à soi (au-dedans) pour réfléchir et porter une idée un peu plus loin.

 

«Une voix en elle, mais pas d’elle. Voilà qu’elle entendait des voix, comme on dit. Cette voix pas d’elle lui parlait d’elle, comme du dehors ou d’un dedans si lointain qu’il était plus étranger que tout dehors. “C’est la scène de ta naissance”, avait dit cette voix la transformant, l’espace d’une nuit, en schizo mystique.» (p.57)

 

La vie est ce mouvement avec la naissance et la plongée dans un monde souvent hostile. Le lieu utérin et après les espaces infinis de l’univers qui risquent de vous happer et de vous dissoudre. 

 

«… le fait d’accoucher : devenir cet amas de chair vrillée de douleur, déchirée par le passage d’une créature aliène qui voit soudain le jour en s’extirpant de ce trou qui bée entre les jambes d’une femme.» (p.84)

 

Bien plus, une femme en donnant naissance à un enfant dans la souffrance et les cris se perd dans un autre qui exige toute son attention et ses énergies. Nous sommes également les autres, ceux qui nous précèdent et qui nous suivent. Nous sommes un repli sur soi, mais aussi une pensée exploratrice qui trouve son reflet dans ses proches. Respirer, s’exprimer dans une langue et des mots pour traduire ce qui s’agite en soi et hors de soi, devenir un «truchement» comme on disait naguère, parler pour soi et pour l’autre, pour saisir la quintessence du monde réel et être pleinement vivant et conscient. Toutes ces pensées qui se bousculent dans notre espace et nous cernent en nous menaçant d’une certaine façon. 

 

QUESTION

 

Qu’est-ce que vivre? Que dire des pulsions qui nous poussent vers nos semblables ou encore qui nous en éloignent? Cet élan si difficile à expliquer et à comprendre qui fait que l’on se retrouve dans le regard de l’autre, à chercher à sortir de soi pour s’installer dans l’environnement d’un être aimé, dans sa gestuelle pour trouver un nous. 

 

«Le désir trône parmi ces affaires immenses qui traversent nos vies et dont on saisit mal la part de hasard et de nécessité. Ce qui appelle son émergence, l’attise, le fait circuler, l’emballe follement, l’étiole ou l’étouffe est à ce point impondérable et mystérieux, imprévisible et injuste, contradictoire et impérieux, qu’on préfère le plus souvent en dénier la puissance.» (p.31)

 

Voilà un carnet qui s’attarde à nos pulsions, nos fantasmes, des rencontres avec l’autre, soit physiquement ou intellectuellement. Et pareil pour les gens qui nous entourent et nous portent, bien sûr. Comment devenir une conscience dans le monde vivant, dans une société qui nous enferme dans des devoirs et des tâches qui avalent tout de notre temps et qui laisse si peu de place à l’esprit et à la réflexion. 

J’aime que Frédérique Bernier ne s’égare jamais dans la théorie et les concepts. Elle témoigne, raconte des expériences et n’hésite pas à se lancer dans certaines allégories qui décrivent peut-être mieux le réel inquiétant qu’une idée abstraite et hors de soi. Il faut toujours voir de l’intérieur pour comprendre.

Le rêve esquisse peut-être ou laisse pressentir ce que nous sommes en train de devenir ou ce que nous serons si nous avons assez de temps pour s’installer dans la durée. La rêverie, mais aussi la maladie qui nous repousse en soi et nous garde prisonniers d’un corps et nous prive de la pensée des autres. Un arrêt peut-être pour mieux nous dessiller les yeux. 

 

PULSIONS

 

Un livre fort important qui nous permet de nous attarder à des gestes, des préoccupations, des désirs et des pulsions qui peuvent étourdir comme nous conduire vers cet autre que nous pouvons être. Un arrêt sur l’amour, la vie avec ses proches, la violence qui se manifeste partout et la perte de soi dans une société où le privé est aspiré par les médias sociaux. Toute cette frénésie qui nous pousse hors de la pensée pour nous jeter dans l’agitation, à l’extérieur de ce voyage en soi nécessaire pour mieux expliquer son environnement physique et humain. 

Chacune des pages de Chimères met le doigt sur une réflexion et aussi une manière d’être et de respirer. Frédérique Bernier marche au milieu des phrases comme dans un jardin, s’arrêtant ici et là pour nous faire comprendre l’aventure de l’être. 

 

«Je fais partie de ces personnes pour qui les questions par plusieurs jugées abstraites et nébuleuses semblent les plus proches, les plus exaltantes.» (p.9)

 

Heureusement, il y a encore des écrivains comme elle qui aiment les sentiers peu fréquentés et qui tentent d’empoigner des vérités qui peuvent être autant de leurres et de faussetés. Le voyage de l’intérieur à l’extérieur n’a jamais rien de certain et tous les possibles sont à envisager. C’est que tout peut devenir flou et intangible quand on secoue l’être et que l’on cherche à effleurer la vie du bout du doigt dans une société si violente et désespérante. Chimères est un livre précieux qui va m’accompagner longtemps. 

 

BERNIER FRÉDÉRIQUE : Chimères, Éditions Nota Bene, 96 pages.

https://www.groupenotabene.com/auteur/bernier-frédérique-0