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dimanche 18 avril 2010

Vincent Thibault joue à Sherlock Holmes

Tout porte à croire que le héros de Vincent Thibault, dans «Les mémoires du docteur Wilkinson», a vraiment existé. L’auteur serait même le petit-fils de Jane Amanda, la sœur de ce curieux personnage.
 Né à Sheffield en Angleterre en 1903, il aurait immigré au Canada avec sa famille en 1919 pour s’établir à Montréal. Il a fait des études en médecine avant de s’installer aux États-Unis, en Louisiane, un coin de pays qu’il adopte. Le docteur Wilkinson prend sa retraite en 1963 avec une certaine réputation de psychiatre. Il meurt en 1994. Ses données biographiques sont irréprochables.
Au moment où il ferme son cabinet, il se permet de dévoiler certains secrets.
«… Il prescrivait des petits comprimés de farine à ses patients. De la simple farine de blé, ou encore de la fécule de maïs, à quoi on donnait parfois une teinte légèrement glacée par l’ajout d’un colorant adéquat.» (p.17)
Le spécialiste croyait à l’effet placebo, c’est-à-dire que l’esprit fait tout le travail. Il suffit de donner confiance aux patients pour les remettre sur le bon chemin.
«Wilkinson, en dépit de ses longues études en psychiatrie, en était venu à considérer que les patients – peut-être pas toujours, mais son expérience personnelle et professionnelle avait inlassablement confirmé cette intuition –, n’avaient aucun besoin véritable de médication, et qu’ils pouvaient s’en tirer avec une thérapie appropriée.» (p.16)

Nouvelle passion

Libre de son temps, il se découvre un nouvel intérêt qui l’entraîne dans d’étranges aventures.
«Mais j’en vins à découvrir une nouvelle passion, si personnelle, si vitale même que le mot « passion » me semble inadéquat : je me mis à écrire. D’abord un peu n’importe quoi. Je réécrivais des articles du journal, le Mississipi News – qu’est-ce qu’ils pouvaient être mal écrits, parfois! Mais je m’y ennuyai bien assez tôt. Alors, j’écrivis sur ma vie qui, je dois l’avouer, fut parsemée d’aventures pour le moins inattendues.»  (p.31)
Le bon docteur Wilkinson est fasciné par les faits divers, ces crimes que l’on retrouve en première page des journaux. L’amoureux de l’une se ses patientes est empoisonné. Tout porte à croire que le frère de la jeune femme est l’auteur du crime. De curieux vols se produisent dans les maisons cossues. Chose étrange, tous surprennent un alligator géant qui déambule dans la maison avant les vols. Les victimes accusent Kodjo, le sorcier vaudou. Du moins on voudrait bien que ce soit lui qui écope. Un braquage d’autobus où le médecin devient l’otage d’un homme désespéré nous en apprend beaucoup sur la nature humaine. La dernière nouvelle a été écrite par le père de l’écrivain, Jacques. Elle raconte le séjour du docteur Wilkinson à Genève, l’été avant qu’il ne migre à Montréal. Une véritable affaire de famille.

Enquête

Le docteur Wilkinson se transforme en limier, un peu à la manière d’un Sherlock Holmes, et trouve rapidement les auteurs des crimes en utilisant la logique et en scrutant les faits.
«Il n’y a pas de hasard. Ce que l’on croit spontané, inattendu, se voit rapidement apposer l’étiquette de «hasard», comme si l’effet était dénué de causes. Mais au fond, s’il y a effet c’est qu’il y a causes, cependant qu’elles sont simplement trop nombreuses ou trop subtiles pour nous apparaître clairement.» (p.46)
Voilà des nouvelles qui mettent en scène un personnage sympathique qui se retrouve dans des situations qui sortent de l’ordinaire. Il y a une fraîcheur dans cette écriture un peu surannée qui emporte et fait croire aux aventures les plus invraisemblables. L’alligator cambrioleur, par exemple. La fin est plutôt ratée, mais ne rechignons pas.
Les malfaiteurs et les assassins ne sont jamais méchants, démontrant plutôt les faiblesses de la nature humaine.
Surtout, par le biais de ces enquêtes, nous découvrons un homme qui aime la vie, les bonnes choses et entend en profiter. Il faut s’attarder aux habitudes du célibataire qui aime fumer et prendre un verre en compagnie de son ami le banquier ou le pasteur. C’est humain, chaleureux, parfois amusant et souvent tragique. Vérité ou fabulation? Qu’importe ! Le lecteur ne s’ennuie jamais. C’est plein de finesse et la Louisiane devient le véritable sujet de ces mémoires, ce pays où le mal ne peut exister que sous sa forme la plus bénigne.

«Les mémoires du docteur Wilkinson» de Vincent Thibault est paru à La Pleine lune.

jeudi 15 avril 2010

Bïa s'impose comme écrivaine à son premier essai

Bïa s’est imposée comme chanteuse au Québec. Si le prénom est familier, il faudra tenir compte maintenant de Krieger, son nom de famille. «Les Révolutions de Marina» nous plonge dans les pérégrinations qui ont marqué son enfance.
Militants engagés, ses parents devaient changer d’identité et se déplacer constamment pour échapper à la police et à la dictature. 
«Ceux, qui, comme mes parents, ne croyaient pas à la violence comme moyen pouvant servir des fins légitimes, vouaient leur existence à la diffusion d’organes d’information illégaux, à l’organisation de syndicats, à la sensibilisation des masses laborieuses et à la pénétration des idées libertaires tant dans les couches opprimées que chez les intellectuels du pays.» (p.14)
Pendant ces disparitions, la jeune Marina se retrouvait chez ses grands-parents maternels. Un couple conservateur, mais des gens généreux qui n’hésitaient jamais à aider leurs enfants.

Le goût de l’exil

Marina prend goût à ces exils qui la mèneront dans différents pays d’Amérique du Sud. Particulièrement le Chili pendant le court règne de Salvador Allende. Ses parents y trouvent du travail et peuvent enfin vivre au grand jour, n’ayant plus à dissimuler leurs idées et leurs croyances. Tout semble possible pendant cette période d’euphorie.
«J’aimai le Chili. Son air froid et sec qui faisait geler les crottes de nez, provoquant sans cesse des saignements de narines. Son peuple si taciturne, grave, mélancolique et assoiffé de poésie, ces visages homogènes, cette parfaite chiliennitude faite de cheveux noirs de jais, d’yeux légèrement bridés, de pommettes hautes et de peaux mates, de femmes sérieuses et sans fard et d’hommes introspectifs épargnés par la calvitie.» (p.69)
Le rêve ne durera pas. Il faudra s’exiler au Portugal cette fois, composer avec une société sclérosée.

Le Brésil

Et après bien des déplacements, des escales chez les grands-parents, elle retrouve le Brésil à l’âge de l’adolescence.
«Je débarquai au pays du dévergondage, où l’on expose les rondeurs charnues sans y penser, où l’on s’appelle «mon amour» et «chéri» à la caisse du supermarché ou dans l’autobus. «Tu n’as pas l’appoint chérie?» «Ah, désolée, mon cœur ! Je n’ai aucune monnaie !» Le langage corporel, le ton de voix langoureux et les attouchements triviaux du plus banal échange carioca seraient passés à Lisbonne pour une invitation à la débauche; et sous ces gais tropiques les bikinis tenaient moins de place qu’une balle de ping-pong dans une main fermée. J’étais dépaysée dans mon propre pays.» (p.35)
Les migrations peuvent faire en sorte que l’on devient étranger dans son propre pays.

Témoignage

Apprentissage des langues, découverte de la différence, Bïa Krieger témoigne de son vécu simplement. La fillette montre une capacité de résilience et d’adaptation exceptionnelle.
Le récit passe de la vie de l’enfant à celle de l’adolescente qui connaît ses premiers émois avec des garçons pour replonger dans ses premières années. Une fois familiarisé avec ces allers et ces retours, on suit la narratrice avec plaisir.
Bïa Krieger est plus qu’une chanteuse. Elle démontre dans «Les Révolutions de Marina» un talent d’écrivaine.

«Les Révolutions de Marina» de Bïa Krieger est publié aux Éditions du Boréal.

dimanche 11 avril 2010

Louise Warren vit un livre à la main

Les livres ont toujours fait partie de la vie de Louise Warren. Dans «Attachements, Observation d’une bibliothèque», l’écrivaine jette un regard sur une aventure qui a commencé tôt.
«Rue Saint-Urbain, à chaque étage de la maison il y avait des bibliothèques. Dans celle de mon père se trouvaient une majorité de livres anglais. Surtout des encyclopédies, des bouquins sur la philatélie et l’histoire, ainsi qu’une section d’ouvrages sur l’architecture dont j’aimais tout particulièrement observer les plans et les photos d’intérieurs.» (p.12)
Les livres du père côtoyaient ceux de sa mère qui appréciait particulièrement les voyages. Rapidement, la fillette aura droit à sa propre bibliothèque.
«Quand ma sœur a quitté la maison, j’ai hérité de sa chambre et mon père a installé une série de planches sous les combles. Aux livres jeunesse que ma sœur avait laissés s’ajoutaient les miens.» (p.14)
La grand-mère vivait «deux étages plus bas» avec ses habitudes et ses livres. Une présence qui accompagne ou oriente les jeux de la fillette, lui permet de découvrir le monde.

Tous les livres

Les livres deviendront la vie de Louise Warren puisqu’elle abandonne tôt les études pour travailler en librairie.
«En janvier, je ne suis pas revenue à l’école. Je voulais travailler en librairie, je désirais tous les livres. Ironie du sort, les premiers mois à la librairie Ménard, mes employeurs m’envoyaient toujours à la cave chercher les manuels scolaires des élèves qui fréquentaient les collèges privés… …C’était en 1971. Le retour aux études se fit en 1993.» (p.153)
Curieuse de tout, elle flâne du côté du roman, de la poésie, des essais, des réflexions et de certains livres d’art. Il n’en fallait pas plus pour se constituer un monde, des goûts et une manière de vivre. Parce que la lecture a mené Madame Warren vers l’écriture. Comment pouvait-il en être autrement?
Exploration, découverte, mais aussi retour sur certains ouvrages qui deviennent des points d’ancrage, des références au même titre que certains lieux, certaines villes qui permettent de renouer avec des amis.

Délestage

La bibliothèque de Louise Warren est une gare de tri qui l’occupe beaucoup. Il y a des livres qu’elle abandonne après avoir effacé toutes les traces qu’elle a laissées en le lisant. Pour que le prochain lecteur s’y sente à l’aise, fasse ses propres découvertes peut-être. Si certains titres s’installent pour ne plus jamais la quitter, d’autres ne font qu’un court séjour sur les rayons.
«En parcourant sa bibliothèque, on s’aperçoit que la pensée fonctionne par plis, qu’elle reprend la forme des étagères, que nous ne sommes pas les mêmes en lisant. On peut se sentir complètement absent, abandonné, étranger, présent, vide ; il arrive même d’éprouver sa propre mort quand on n’entend plus rien d’un livre. Peut-être aussi à cause de ce poids que laisse la mort, je me départis de mes livres pour un autre lecteur qui saura leur donner vie.» (p.58)
En accompagnant Louise Warren, nous nous attardons auprès d’écrivains qui questionnent la poète. Rilke, Bachelard, Yves Bonnefoy, Katherine Mansfield, Emily Dickinson, Virginia Woolf, Nancy Huston, Borges et quelques écrivains du Québec comme Anne Hébert, Dany Laferrière, Marie Uguay et Pierre Nepveu. Des livres qu’elle attend! La biographie d’Anne Hébert et de Gaston Miron par exemple.

Centre du monde

Voyages, rencontres et nombre de découvertes de Louise Warren tournent autour du livre. Des moments précieux avec des éditeurs, des poètes, des illustrateurs, des peintres et des écrivains. Des lecteurs aussi qui viennent la rencontrer lors des manifestations littéraires. Parce qu’écrire, c’est aussi une lecture, prendre la route et rentrer changé et vibrant.
Voilà le parcours d’une lectrice qui sait bellement parler de ses découvertes et de ses coups de coeur. Elle rejoint un Robert Lalonde qui se fait découvreur du monde par ses lectures et ces écrivains qui le hantent et l’habitent. Louise Warren est de cette race qui explore le monde un livre à la main. Parce que vivre, peut-être, est la plus belle expérience de lecture que l’on puisse connaître.
«Je relis ces phrases non pas pour comprendre, mais pour revenir de mon effet de surprise. Passer doucement, tel est mon souhait. Le tissu de mon langage provient de l’émotion, une science comme une autre qui crée le langage poétique. La poésie, une forme d’intelligence qui s’applique à vivre. Je ne chercherai pas davantage. Cela suffit.» (p.171)

«Attachements, Observation d’une bibliothèque» de Louise Warren est paru à L’Hexagone.

samedi 3 avril 2010

Marie-Christine Bernard ne cesse de surprendre

«Ces histoires voyagent dans le temps et l’espace, entre la France du XVIe siècle et le Québec du XXIe, en passant par les Provinces maritimes du XIXe et la Gaspésie des années 1920. On y observe que la différence dérange, toujours, partout, et fait de ceux qui la portent des êtres, sinon invariablement honnis, du moins inévitablement suspects.» (p.11)
C’est ainsi que Marie-Christine Bernard, prix France-Québec 2009 pour «Mademoiselle Personne», présente «Sombre peuple», son premier recueil de nouvelles. Treize textes qui voyagent dans le temps et l’espace, s’installent dans les Maritimes, au Saguenay et en France à une époque lointaine. Madame Bernard aime les bonds dans le temps pour se dépayser et nous étonner. Ses textes démontrent que la bêtise humaine n’a ni époque, ni lieu en particulier et qu’elle a souvent des conséquences tragiques. Il semble que de tout temps, ce fut le propre, pour ne pas dire la caractéristique des humains, que d’ostraciser ceux et celles qui dévient de la norme. Même qu’elle n’hésite pas à débusquer la bêtise dans l’actualité régionale.
«Cela s’intitulait : « Eschatologie populaire : essai sur la pensée apocalyptique sous Jacques Tremblay ». Le Jacques Tremblay en question, maire de Chicoutimi, n’aurait évidemment compris que dalle à cet article, étant donné qu’il n’était que notaire de formation. En plus, il militait encore pour la prière en début d’assemblée municipale, affirmait aller à confesse régulièrement, clamant qu’il n’était pas question qu’il prenne le risque de se présenter devant Dieu sans être absolument certain d’avoir l’âme propre.» (p.18)
La réalité dépasse la fiction, on ne cesse de le répéter.

Cas limites

Marie-Christine Bernard aime les originaux, ceux et celles qui deviennent des révélateurs, montrant les travers de nos sociétés. Ce peut-être un maire qui se croit drapé du manteau de Dieu, ou Salomon Cohen, un intellectuel qui lit des romans d’amour en secret.
Cette différence, on la porte en soi ou sur soi. Ce peut être la beauté de Penelle qui attire tous les regards des hommes ou encore la couleur de la peau. Cromwell, un esclave en fuite, trouve refuge auprès de Juliette, une fille ostracisée par la communauté parce qu’elle souffre de strabisme. Ces parias trouveront l’amour, mais ils le paieront chèrement.
«On se disait que son œil gauche regardait le Diable. On racontait qu’elle avait envoyé son homme ad patres avec l’aide du Malin. On se signait, on crachait par terre sur son passage. On la tolérait, dans sa cabane miteuse aux abords du village, parce qu’il n’existait pas de preuves que son homme fût mort et parce que, par conséquent, elle demeurait la bru du bootlegger, le tout-puissant Adolphe Robichaud, qui avait le pouvoir absolu sur tout le monde, ou presque.» (p.119)
Le texte le plus consistant du recueil, celui qui donne le titre à l’ensemble.
Pas de côté

Cette marginalité peut venir de l’âge, d’un fantasme, d’une sorte de glissade dans le temps pendant le Carnaval de Québec ou encore d’une bonne volonté qui provoque une tragédie dans «Michou».
Marie-Christine Bernard, encore une fois, révèle un sens de l’observation remarquable, une finesse qui s’exprime dans le détail et lui permet de plonger dans différentes époques. Nous lisons chacune de ses nouvelles avec émotion, une sorte de crainte qui nous tient en haleine en souhaitant éviter le pire.
Elle montre aussi un sens remarquable de la chute. Souvent les finales étourdissent et surprennent. Elle nous déroute et nous fait prendre conscience que ce ne pouvait être autrement. Signalons «Vie et mort de Louis-Seize Stone». On ne porte pas un tel prénom sans en subir les conséquences.
Marie-Christine Bernard possède une dextérité que peu d’écrivains peuvent se vanter d’avoir. Toujours une surprise que de la lire et de découvrir une nouvelle facette de son talent. Curieuse de tous les genres, elle aime se faire exploratrice pour notre plus grand plaisir.
« Sombre peuple » de Marie-Christine Bernard est publié aux Éditions Hurtubise.
http://www.editionshurtubise.com/catalogue/1878.html

dimanche 28 mars 2010

Carole Massé fouille l’âme humaine

«L’arrivée au monde» de Carole Massé présente la vie dans ce qu’elle a de plus terrible et de plus déroutant. Une fable tragique poussée à son paroxysme.
Ce texte m’a souvent fait penser à «La petite fille qui aimait trop les allumettes» de Gaétan Soucy par son univers, la manière de voir et de penser de ces enfants qui doivent réinventer le monde pour se protéger de la folie du père.
L’écriture est réduite à l’essentiel. Chacun des mots compte et garde tout son poids. Les phrases sont ciselées telle des strophes et se transforment en chant envoûtant. Un arrêt sur l’enfance qui oriente toute l’existence et marque la vie adulte. «L’arrivée au monde» n’est pas la même pour tous. 

Prisonnière

Une femme n’en peut plus. Jaloux, possessif, son mari la séquestre dans une maison de campagne.
«À cette époque, le jour, elle nous courrait après pour nous engouffrer entre ses bras en pleurant de joie. Le soir, le serrurier courait après elle pour l’emprisonner contre lui en riant aux larmes. Il lui interdisait de sortir.» (p.19)
Elle réussit à s’enfuir en promettant de revenir chercher les enfants. Ils attendent, espèrent, subissent les ordres du père sans trop comprendre ce qui arrive.
«C’est au retour de l’homme, le soir, que notre père actuel est né. Glacial, distant, impitoyable. Il changea la serrure et porta la nouvelle clé en pendentif. Déchira sous nos yeux, une à une, les photos de notre mère.» (p.20)
Il quitte le matin, après les avoir enfermés dans la grande maison, ne revient que tard le soir. Ils courent d’un étage à l’autre, sans pouvoir s’arrêter. Des écureuils qui se débattent dans une cage sans jamais aller nulle part.
«Ainsi courons-nous nus dans un espace sans frontière, accessibles au regard mais protégés, selon notre père, des voleurs, menteurs, dissimulateurs de tout acabit.» (p.25)
Il les écrase, les étouffe et les coupe de tout.

Le rêve

Le père s’enfonce dans sa folie et l’alcool à tous les soirs. Les enfants décident de faire quelque chose. Leur survie est en jeu. Ils le savent d’instinct. Il faut mettre hors d’état de nuire cette bête dangereuse.
«Aussitôt Jade, José et moi nous retirons dans notre chambre et complotons son exécution. Nous fixons le moment : quand il sera trempé de larmes, rempli d’alcool, ronflant dans son caca.» (p.33)
Le geôlier est proprement exécuté. Ils se débarrassent du corps au fond du lac et personne ne les embête.
«Nous fixons l’onde où la momie sombre lentement. Ni prières ni pleurs de notre part. Nous ne croyons plus en Dieu. Nous ne croyons plus en la Vérité. Nous ne croyons plus en l’innocence de l’Homme. Nous connaissons le mal.» (p.41)
C’est ainsi quand on vit en marge du monde, au-delà du bien et du mal.
Découverte

José et la narratrice partent découvrir l’extérieur qu’ils connaissent si mal. Jade refuse de quitter la maison. Elle a trop désiré ce départ pour le vivre réellement. Surtout, elle se sait marquée dans sa chair et dans son esprit.
«À notre tour, nous leur ferons porter nos misères passées, notre enfance assassinée. Jusqu’à ce que, devenus invivables, nous recevions d’eux ce baiser traître et vengeur que nous avons donné à notre père. Alors je préfère rester. Et avec un pâle sourire aux lèvres, elle referme doucement la Porte entre elle et son futur.» (p.43)
José rencontre une femme. Il est si affamé d’amour ce garçon qu’il ne peut subir un autre abandon. Il préfère le suicide.
«Sur le plancher, froissée, une lettre de rupture de Stella. Sous le drap qui recouvre le lit, le corps nu de mon frère, les bras lacérés de coups de canif qu’il s’est donnés sans retenue. Il s’est vidé de son sang. Sur son oreiller, un message pour Jade et moi.» (p.46)
La narratrice réussira à faire une vie à peu près normale. Elle retrouve sa mère, écrit à sa sœur, n’arrive pas à s’ancrer vraiment dans son existence. Elle survivra grâce à l’écriture peut-être… Mais que peuvent les mots devant une enfance qui a été broyée?
Un drame impossible et pourtant tellement vrai. Un récit tragique et bouleversant. Magnifique!

«L’arrivée au monde» de Carole Massé est publié chez VLB Éditeur. 
http://www.edvlb.com/carole-masse/auteur/mass1063

dimanche 21 mars 2010

Alain Gagnon met cartes sur table


Les carnets et le journal, pour un écrivain, s’avèrent un risque. Sa pensée et son vécu deviennent écriture et matière à réflexion. C’est ce qu’ose Alain Gagnon dans «Le chien de Dieu», des carnets écrits entre les années 2000 et 2004.
 Cet écrivain solitaire et un peu irascible n’y va pas par quatre chemins. Il met les cartes sur table dès le début.
«Toute ma vie, toute mon écriture, j’ai pisté Dieu sans relâche sous toutes ses formes, toutes ses apparences, dans l’espoir de découvrir le Dieu sans nom. C’est ce que révèlent de moi à moi ce journal, et plusieurs des autres ouvrages que j’ai écrits», explique-t-il.
On pourrait parler de conscience qui échappe à la matière et au temps ; d’un souffle qui pousse l’espèce humaine vers une forme d’accomplissement.
«La personne est un ostensoir. De vil métal, mais en transmutation constante. Un pont entre deux conditions d’existence, pour paraphraser Nietzsche.» (p.58)
L’auteur de «Sud» et de «Thomas K» ne peut oublier la société et les événements qui font les manchettes et s’indigne devant un appareil étatique de plus en plus interventionniste, le «totalitarisme soft».

Le fleuve

L’écrivain avoue un amour quasi physique pour le fleuve Saint-Laurent et ne manque aucune occasion de se rendre à Notre-Dame-du-Portage, son lieu de prédilection pour des séjours plus ou moins prolongés.
«L’eau salée est une drogue, une toxicomanie insidieuse et indéracinable. Je fréquente de façon assidue l’Estuaire et le Golfe que depuis le milieu des années 1980. Sur le champ, l’eau douce a perdu pour moi tout attrait. Je lui reproche l’absence de ces odeurs iodées – si près de la cyprine. L’absence de marées qui, jour après jour, ramènent et retirent des trésors. L’absence de ces oiseaux plongeurs, nombreux et criards, de ces phoques et baleines blanches, de ces larges varechs qui dans la houle ondulent…» (p.16)

Questions

Alain Gagnon s’attarde surtout à ses lectures, aux penseurs qui le nourrissent depuis toujours. Plutôt éclectique, il aime fréquenter des penseurs qui ont marqué leur temps et leur époque, s’attarder auprès des peintres qui bousculent les concepts du réel. Il rôde autour de Marc Aurèle, Heidegger, Borges, Caton, Plutarque, Hegel et Montaigne. La liste est longue.
«L’Être ne se définit pas, il préoccupe; il est celui qu’on interroge. Et les voies les plus sûres demeurent la musique et la poésie. Le roman et la peinture sont encore trop chargés de l’étant, de ce qui provient de l‘Être, mais n’est pas lui, du contingent. Héraclite, Hegel et Heidegger ont le mieux parlé de l’Être, de ce qu’il représente – à la fois innommable et engendrant ces tentations  / tentatives de le nommer qu’on appelle arts.» (p.289)
Il lit avec attention des écrivains québécois souvent oubliés du XIXe siècle, Arthur Buies, Louis Fréchette, Faucher de Saint-Maurice et Henriette Dessaules.
«Plus je connais la prose de notre dix-neuvième, plus j’enrage de lire et d’entendre ces professeurs qui font coïncider la naissance de notre littérature avec celle de la Révolution tranquille. J’écris bien prose. La poésie de cette même époque, j’ai déjà eu l’occasion de dire ce que j’en pense : en bref, elle fait dur!» (p.126)

Étonnant

L’écrivain prolifique s’attarde peu à ses propres livres, tout comme aux obligations de son métier qui le font ronchonner. Il tient aussi des propos sur ses collègues qui peuvent étonner.
«Je pourrais le paraphraser et écrire : «Longtemps, j’ai détesté les écrivains…» Et je les déteste encore? Moins qu’avant. Je les ai haïs à vouloir les faire bouillir (lorsqu’Ils sont en groupe), jusqu’à ce que je comprenne: ils n’ont rien à dire et ils possèdent de gros ego, donc ils énoncent n’importe quoi, pour l’esbroufe, ou ils cassent du sucre sur le dos des collègues absents et celui des éditeurs – race honnie entre toutes!» (p.281)
«Le chien de Dieu» révèle un travailleur infatigable, un écrivain un peu secret, toujours en quête de vérités qui ne fait pas de compromis. Un périple où nous découvrons l’homme dans ses hésitations et ses faiblesses. Il faut une belle générosité pour se livrer à un tel exercice.

«Le chien de Dieu» d’Alain Gagnon est paru aux Éditions du Cram.