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jeudi 30 octobre 2008

Comment survivre à la mort d’un enfant ?

La vie est fragile. Une course et l’irréparable nous gifle. Lucie a une fille dans «La maison des temps rompus» de Pascale Quiviger. En traversant la rue, Odyssée se fait renverser par une automobile. La vie éclate comme une vitrine sous le souffle d’une bombe. La mort enraye l’esprit de la mère, court-circuite tous les sens. Cette douleur insupportable la pousse hors d’elle, à se blesser à des souvenirs et à cultiver des remords. Elle cherche un refuge comme le font les chats quand ils veulent guérir et lécher leur plaie jusqu’à une certaine résurrection.
«Je voulais une maison pour qu’elle m’avale, je me souviens, avoir pensé : j’aimerais tant être nulle part. Être nulle, annulée. Une maison, si possible au bord de la mer, comme antidote à l’étroitesse d’horizon.» (p.15)
Dans des récits croisés, nous apprivoisons la narratrice qui s’est réfugiée dans une maison de bord de mer qu’elle est seule à voir. Un refuge pour étourdir la souffrance insoutenable et faire germer peut-être un semblant de paix sans le regard des autres et le poids de la compassion.

Des inséparables

Le récit se casse au second cahier. Nous cherchons un fil pour nous accrocher. Deux femmes, Suzanne et Aurore, promènent leurs bébés Claire et Lucie. Il  faut du temps pour retrouver la narratrice qui nous a subjugués dès les premières phrases. Nous basculons dans l’enfance des fillettes, des inséparables, des sœurs sans trop faire le lien. Une complicité, un partage total, une amitié assez forte pour une vie. Les destins se croisent, se perdent, se retrouvent, se bousculent et reviennent rôder.
Par petites touches, nous découvrons l’histoire de Claire et Lucie, celle des mères aussi. Si Suzanne, la mère de Claire, est plutôt conventionnelle avec un mari toujours absent, Aurore est une imaginative qui préfère la fiction à la réalité. Il faut dire que son héritage sort des ornières. Sa mère d’origine irlandaise a connu une fin tragique alors qu’elle était encore une fillette.
«En l’absence de Jean et en présence d’Aurore, ils la brûlèrent vive et muette, depuis toujours consciente du risque d’être soi. Son âme aimée du monde s’éleva très haut, effleurant sur son passage l’épaule de son homme, qui comprit tout de suite ce qu’il savait déjà : le temps est bref, les bêtes sont libres, les hommes sont fous, les corps périssent. L’amour perdure, mystère sans tache le long des épines, au fond de la neige, sur les vaisseaux ardents.» (p.72)
Il y a de quoi se réfugier dans la fiction pour étendre une bâche sur les atrocités du monde et des images intolérables. Nous suivons Lucie dans sa douleur, dans sa quête de repères après cette mort qui a tout pulvérisé. Certaines douleurs peuvent pousser vers des excès terribles comme le fait le personnage de Brigitte Haentjens dans «Blanchie». La narratrice se perd et s’avilit jusqu’à frôler l’anéantissement après la mort de son frère.

Destins de femmes

Des destins de femmes, des pages époustouflantes sur l’enfance et l’accouchement.
«Le jour de la naissance d’Odyssée, Lucie ne voit plus que des éclats d’images, sa blouse tachée, une chaise en plastique bleu, les sourcils froncés de Claire, une reproduction de Van Gogh, le reflet des néons dans l’évier, les tournesols de Van Gogh, une rampe verte dans un corridor, la tête penchée des tournesols, leurs pétales jaunes. Les minutes ne passent qu’à force de ne pas passer. Chaque contraction dure une vie, une vie passée sur l’ourlet de la mort, charriée, emportée là où nul n’irait de son plein gré. Son corps craque dans la séparation, réduit au seul pouvoir de consentir, poussé vers l’autre bout des mondes pour prendre une âme par la main, pour l’inviter à redescendre, pour l’accompagner ici-bas tête première- et Lucie touche d’un seul coup le ciel et la terre, la bête et l’ange, l’entente et le cri.» (p.197)
Un souffle, un ton, une écriture remarquable, une voix, une force d’évocation rare. Pascale Quiviger, dans son quatrième ouvrage, signe un roman exceptionnel. Rappelons qu’elle a remporté le Prix du gouverneur général en 2004 avec «Cercle parfait» et a été finaliste au prix Giller. Une écrivaine sur qui nous devons compter.

«La maison des temps rompus» de Pascale Quiviger est publié aux Éditions du Boréal.  
http://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/pascale-quiviger-1609.html

jeudi 23 octobre 2008

Et si le bonheur était encore possible

Stéfani Meunier est une jeune écrivaine qui a su s’imposer rapidement avec des romans qui se présentent comme de grandes fresques qui évoquent des générations ou des époques bien particulières de notre société. «L’étrangère» et «Ce n’est pas une façon de dire adieu» paru en 2007 nous plongent dans des relations difficiles entre les hommes et les femmes, des ruptures qui surgissent quand personne ne peut le prévoir.
«Et je te demanderai la mer», son troisième roman ne fait pas exception. Stéfani Meunier s’intéresse avant tout aux humains. Ses titres tombent comme un fragment de récit qui donne envie d’aller plus loin.
Des amours naîssent, s’épanouissent et se fânent tout aussi rapidement. La passion se change en indifférence quand ce n’est pas en haine. La vie n’a jamais été facile mais en échappant aux balises du mariage, il faut emprunter d’autres avenues, regarder d’une autre manière ce désir des femmes et des hommes de se rencontrer et d’avoir des enfants. Il suffit de si peu pour que tout se brise. Les couples qui résistent à l’usure des années se font de plus en plus rares.

Ruptures

Dan a fui un ménage qui battait de l’aile. Il laisse tout derrière lui pour tenter de guérir sa blessure. Il achète un motel un peu délabré et croit pouvoir trouver la paix et la guérison en s’abrutissant de travail. Il a tout laissé à sa femme Rachel qui est terriblement angoissée par son fils Marco. Elle craint toujours le pire et s’empêche de vivre. Il n’avait pas prévu qu’une femme alcoolique et son fils loueraient une chambre. Léo s’attache à Dan et une belle amitié naît. Le jeune a besoin de Dan et lui a besoin de Léo pour oublier sa douleur et retrouver un fils peut-être. C’est cette longue poussée vers la lumière, le bonheur qui constitue la trame narrative de ce roman de résilience, d’accalmie et de paix.
Un ouvrage fort sympathique, bien mené, avec des personnages qui se transforment, habités qu’ils sont par un désir de bonheur, de chaleur et de contact humain. Une réconciliation difficile dans le cas de Marco et Léo, entre les pères et les fils, les mères et les fils. Tous finissent par dompter leurs démons pour vivre une certaine paix. Un peu idyllique peut-être, mais la fiction est là pour nous faire croire que tout est possible et qu’il n’y a pas que le malheur qui enfonce ses racines.

Léo

Le jeune Léo jouera un grand rôle dans cette histoire, devenant celui qui noue des intrigues, fait en sorte que les choses arrivent et se réalisent. Un passeur fort sympathique qui s’amuse à chercher les monstres au fond des océans. Il réussira surtout à apprivoiser les monstres qui se cachent dans chacun des personnages.
Au début, on est un peu surpris par le changement de narrateur mais le lecteur s’habitue rapidement à ce saut. Nous bondissons à la fois dans l’esprit des intervenants qui présentent chacun une facette de cette histoire. Nous nous habituons à cette gymnastique et on s’amuse de ce changement de point de vue.
Nous avons besoin d’un tel roman, de croire que les humains sont bons et gentils, et qu’ils finissent par dompteur leurs démons pour vivre sans blesser ou écraser les autres. Des personnages fort attachants, un roman qui glisse tout en douceur, nous entraîne vers cette paix tant convoitée.
Après des blessures qui duraient toute une vie dans ses romans précédents, Stéfani Meunier franchit une étape dans «Et je te demanderai la mer». Tout n’est pas terminé quand une vie se brise pour une raison ou une autre. La vie est coriace, particulièrement forte et elle finit toujours par cicatriser les plus incroyables blessures. Non, le malheur n’est pas une fatalité. Il suffit de prendre le temps, de croiser les bonnes personnes. Même les enfants peuvent aider les adultes à guérir tout comme les adultes le font.
C’est juste, beau, plein de santé. C’est plutôt rare dans notre littérature parce que les jeunes écrivains sont plutôt sombres et existentiels.

«Et je te demanderai la mer» de Stéfani Meunier est publié aux Éditions du Boréal.

jeudi 9 octobre 2008

Andrée Ferretti jongle avec des questions importantes

Andrée Ferretti est associée à l’indépendance du Québec depuis fort longtemps. Il suffit de consulter sa bibliographie pour constater que cette question, au cœur du débat politique depuis cinquante ans, la préoccupe et alimente sa réflexion. Elle a publié, avec Gaston Miron, «Les grands textes indépendantistes» et «Le Parti québécois: pour ou contre l’indépendance», un pamphlet qui va droit au but. Cet aspect de sa vie a fait oublier l’écrivaine qui entrait en littérature en 1987 avec «Renaissance en Paganie». Elle publiait par la suite des nouvelles et des récits. «Bénédicte sous enquête» est son troisième roman.
Je ne savais à quoi m’attendre, ayant pour une raison ou une autre, négligé cette auteure jusqu’à maintenant. Les chemins de la lecture nous poussent souvent vers les mêmes écrivains qui finissent par constituer de véritables familles qui occupent tout notre temps ou presque.

Hollande

Sophie Bertrand, latiniste et passionnées de généalogie, archiviste à la ville de Québec, achète une veille maison de Neuville. Pendant les rénovations, elle trouve un coffret minutieusement scellé qui contient les textes d’une certaine Bénédicte née en Hollande en 1632 et qui, nous allons le découvrir, s’avère être son ancêtre. Une philosophe bannie et excommuniée de la communauté juive pour ses idées, et qui rejette tous les carcans. Guillaume Bertrand, l’ancêtre québécois de Sophie, a caché les documents dans sa maison de Neuville à la demande de Bénédicte, la mère de son épouse. Par courts fragments, nous découvrons une femme qui a vécu une double vie, dissimulant sa féminité pour vivre en homme.
«J’ai écrit au masculin les pages qui précèdent. Je m’en suis vite rendu compte, en même temps que je me découvrais impuissante à me corriger. Anomalie, s’il en est une, puisque, ce 6 février 1673, j’entreprends la présente rédaction de mes mémoires dans l’unique but de révéler à la postérité que je suis une femme. Objectif dont l’atteinte m’apparaît plus difficile que je l’eusse cru. Non seulement parce que j’ai peine à me débarrasser des habits d’homme sous lesquels je vis depuis toujours, sous lesquels j’écris mon œuvre et en discute avec moult amis et quelques savants, mais parce que j’ai de bonnes raisons de craindre un rejet méprisant de ma pensée  par la société viscéralement misogyne des philosophes.» (p.22)
Le lecteur se prend d’affection pour cette contemporaine qui revendique le droit à la pensée, à la liberté, prône la démocratie, l’amour libre et le droit de s’exprimer comme un homme.

Fiction

Andrée Ferretti multiplie les pistes. On se prend au jeu, on fouine, on tente de deviner de qui il pourrait être question même si l’auteure ne s’embourbe jamais dans les grands concepts qui fascinent son héroïne. Elle en met juste assez pour alimenter la curiosité, nous pousser vers des personnages ou des concepts qui ont secoué toutes les sociétés depuis les Grecs.
«Ils ne soupçonnent pas que ma philosophie entièrement fondée sur ma vision de l’unité du monde et sur la nécessaire affirmation de soi de chaque être suppose la puissance des femmes à gouverner autrement des sociétés différentes, transformées par les acquis d’une connaissance vraie d’un nombre croissant de phénomènes, mutation qui, libératrice des préjugés et de la peur, augmentera la liberté de chaque individu devenu dès lors rebelle à la domination des uns sur les autres.» (p.110)
Des propos qui font hurler les bien-pensants d’Amsterdam au XVIIe siècle et qui pourraient faire sourciller bien des conservateurs s’ils osaient ouvrir ce livre.

Enquête

«Bénédicte sous enquête» reprend les grandes questions que les humains se posent depuis qu’ils ont pris conscience de leur existence et de la mort. Quel plaisir de plonger dans ces textes qui bousculent la société et les religions, les croyances et les dogmes. C’est rafraîchissant dans une époque qui carbure à la bêtise de l’opinion et des sondages. Andrée Ferretti choisit la réflexion et, à la toute fin, quand l’ultime fragment est signé par Bénédicte Spinoza, on se met à rêver. Est-ce possible?
Voilà une belle matière à un autre roman… Un court ouvrage bien mené qui, par le biais de l’histoire et de la philosophie, nous ramène au temps présent. Une habile façon d’apporter les idées dans la littérature et de réfléchir à la condition des femmes au cours des siècles.

«Bénédicte sous enquête» d’Andrée Ferretti est paru chez VLB Éditeur.
http://www.edvlb.com/andree-ferretti/auteur/ferr1017

vendredi 3 octobre 2008

Donald Alarie fait sa marque discrètement

Donald Alarie ne sera jamais de «Tout le monde en parle» et il n’est pas l’homme à convoquer les médias pour marteler ce qui l’indigne dans une campagne électorale. Il vit à l’ombre des mots et des phrases depuis une trentaine d’années. Cette discrétion est le lot de quatre-vingt-dix-neuf pour cent des écrivains. Pour une Marie Laberge, il y a des centaines de Donald Alarie.
Comme presque tous les écrivains au Québec, il exerce un autre métier pour survivre, devient son propre mécène pour constituer cette littérature qui fait notre fierté et constitue notre identité.
«David et les autres» prend la couleur de l’échange à voix basse un soir de septembre quand la douceur de l’air permet de s’attarder sous les étoiles. Une qualité humaine d’une justesse remarquable qui fait un clin d’œil à d’autres écrivains du Québec qui vivent dans l’ombre. Sans avoir sa notoriété, Alarie emprunte la voie d’un Jacques Poulin qui ne fait jamais de vagues, mais sait rejoindre des lecteurs qui lui sont fidèles. Depuis 1977, il a signé une vingtaine de romans, de recueils de poésie et de nouvelles, constitué une œuvre impressionnante par sa diversité et sa variété. Il présente encore une fois un roman qui tombe comme une sonate de Debussy. Un roman touchant par sa vérité, sa qualité et sa justesse. Son poids existentiel, je dirais.

Lecture et écriture


David connaît très tôt les joies de la lecture. Il ne s’en remettra jamais. Un plaisir qui l’accompagnera sa vie durant. Il éprouvera autant de plaisir à lire qu’à écrire.
«À cause d’une petite bêtise qu’il avait faite, on décida de mettre le jeune David en pénitence. Seul pendant trente minutes, dans un coin. Mais, erreur importante, on lui laisse le droit de prendre un livre. On croyait ainsi le priver de la vie. Pourtant il vivait plus que jamais, parti en voyage, avec ce livre à la main, debout près d’un mur en apparence sans intérêt.» (p.11)
Jeune homme, il étudie en lettres, devient écrivain et père d’une petite fille. Le couple vacille et ils doivent se résoudre au divorce. Rien de particulier jusque-là sauf cet arrangement où Annie, leur petite fille, reste à la maison. Les parents deviennent les nomades et prennent le relais semaine après semaine. Découlera de cette rupture une longue vie de solitaire marquée par quelques aventures et l’amitié. On croirait retrouver un personnage de Gilles Archambault, la mélancolie en moins. Cet homme tranquille prend soin de sa fille, de son père, évite le côté médiatique de la carrière d’écrivain, les jeux de société qui accompagnent les manifestations littéraires. Pour survivre, il effectue des travaux de bricolage où il croise des gens qui l’étonnent, le surprennent et l’inspirent. Il passera sa vie dans le même quartier, la même petite ville, en marge des grands événements. Parfois il croise quelques lecteurs perspicaces. Cela devient un événement.
«Et là commença, en même temps que les cheveux fraîchement coupés de l’écrivain continuaient à tomber sur le sol, ce qu’il est convenu d’appeler une discussion littéraire. David réalisa que ce coiffeur était un très bon lecteur. Tout ce que celui-ci avait noté était fort juste. Il avait même fait une lecture plus perspicace qu’un certain critique qui avait parlé de son recueil en termes recherchés, mais sans parvenir à convaincre David qu’il l’avait lu en totalité.» (p.68)
Ce récit intimiste, marqué par une légère teinte d’humour, permet à Donald Alarie de faire le tour de sa vie d’écrivain. Il est difficile de ne pas associer son héros à sa propre démarche. On reconnaît son premier éditeur Pierre Tisseyre et ceux qui l’accompagneront par la suite, des écrivains qu’il admire de loin aussi, qu’il perçoit comme des frères et qu’il n’ose pas aborder.
Le témoignage d’un homme simple, effacé qui a choisi la simplicité et qui consacre son existence à donner du sens, à écrire et à s’occuper des autres autour de lui. Il voit l’âge le bousculer doucement, le temps l’avaler irrémédiablement, sans fracas, sans bruit à l’image de sa vie. Il peut dire qu’il a vécu pleinement malgré tout.
Un roman touchant, toute de finesse, de douceur qui nous pince là où c’est le  plus sensible.

«David et les autres» de Donald Alarie est paru aux Éditions XYZ.
http://www.editionsxyz.com/auteur/80.html

jeudi 25 septembre 2008

Nicole Houde maîtrise parfaitement son sujet

Nicole Houde, depuis «La Malentendue» parue en 1983, ne cesse d’étonner et de cumuler des prix, dont un Gouverneur général avec «Les Oiseaux de Saint-John Perse» en 1995. Son douzième ouvrage vient de paraître, un roman qui boucle un long périple marqué par des oeuvres denses qui éventrent des secrets de famille.
«Je pense à toi» confronte la figure paternelle, une rencontre inévitable dans la démarche de cette romancière. Si elle l’a effleuré à plusieurs reprises, ce père, elle le regarde droit dans les yeux cette fois. Elle présente ici un récit d’une force étourdissante. Un coup de poing, un texte que l’on découvre en se mordant les lèvres. Dérangeant. Bouleversant.
Victor Lavoie perd sa mère enfant. Il porte un lourd héritage, comme tous les personnages de Nicole Houde, un legs impossible à repousser. Les femmes et les hommes chez cette écrivaine sont marqués par une génétique qui les hante et les broie. Une sorte de destin les entraîne irrémédiablement vers la tragédie et la mort.
«Le temps n’existait plus que par brefs intervalles. La neige de cet été-là fondait en moi. La boue de cet été-là giclait en moi. Le séisme du 25 mai 1928 ne cessait de se reproduire en moi : de la boue partout, des pierres, une rivière en pleine débâcle, une fille de treize ans qui tremble de tous ses membres dans la montagne tremblante de tous ses arbres. Depuis le 20 juin, j’avais quatorze ans et, au contraire des garçons de mon âge, je ne voulais pas devenir un homme. À cause de l’aveuglement. À cause des clôtures autour des gestes et des mots.» (p.46)

Écrivain public

Cuisinier dans les chantiers, Victor se transforme en écrivain public, devient une sorte de nomade qui combat des démons de plus en plus menaçants.
S’il a reçu de sa mère l’amour des mots et des histoires, il y a aussi ce goût de l’alcool transmis par un père alcoolique. Est-il possible d’échapper à ce destin familial qui le pousse vers les portes de la mort et du délire, ces « enfermements » qui sont le lot des adultes?
Sophie, Gaétane ou Angéla réussiront-elles à retarder la glissade? L’amour permettra-t-il de s’aventurer hors des «clôtures» du village de Saint-Fulgence? Angéla laisse croire un moment qu’ils vont échapper au gouffre. Le couple vivra un moment de grâce et de répit, quelques jours de bonheur avant la tornade.
«Je voudrais que chaque instant de cette soirée de juillet soit préservé. Chaque mouvement d’Angéla, chaque intonation de sa voix. Je la contemple afin que cette joie émanant d’elle soit mon éternité à moi. Un tel bonheur, je titube pour vrai, je la garde tout contre moi.» (p.115)
Pendant ce temps, le diable exerce sa patience, ricane au fond d’une bouteille et attend son heure. Victor et Angéla deviennent rapidement des étrangers à mesure que les enfants naissent, que l’alcool impose ses cycles, que les mots explosent, blessant l’âme plus sûrement que des couteaux affilés. Les héros de Nicole Houde sont conscients de leur destin et ils savent qu’ils ne peuvent le repousser ou le changer.
Sur fond historique, Nicole Houde campe des personnages inoubliables, attachants malgré cette fatalité qui les étouffe et les entraîne vers le pire. Un portrait terrible de la vie de village qui oscille entre le dit et les secrets qui étouffent et tuent à petit feu, dissimulent l’inceste et les suicides. Une fresque terrifiante.

Poésie sauvage

Un roman d’une beauté qui subjugue, une poésie sauvage qui transforme cet univers âpre et le pousse jusqu’à l’hallucination et le délire.
«Un homme tremblant comme une bête parée pour l’effroi, combien de fois n’ai-je été que cela ? Tous mes grands rires, toutes mes grandes peurs éparpillées aux quatre vents, et moi, si petit face à cette grande ourse qu’est la mort. Je me rappelle qu’adolescent, je refusais de devenir un homme à cause de l’aveuglement et de ces clôtures autour des gestes et des mots qui viennent à bout des fillettes de treize ans abusées par leur père et par des connivences meurtrières.» (p.113)
Voilà l’oeuvre d’une écrivaine en pleine possession de ses moyens. Jamais Nicole Houde n’est allée aussi loin.

«Je pense à toi» de Nicole Houde est paru aux éditions de la Pleine lune.
http://www.pleinelune.qc.ca/cgi/pl.cgi?titre=Je%20pense%20%E0%20toi

jeudi 18 septembre 2008

Hugues Corriveau oublie que l’art est vie

 Marc Rialto, peintre en panne d’inspiration entre dans une galerie de Montréal où l’on expose des tableaux de Louis-Pierre Bougie. Il est fasciné par cet artiste et perturbe la gardienne qui s’exerce «à disparaître», souhaitant ne jamais avoir à s’adresser aux visiteurs.
Hugues Corriveau, dans «La gardienne des tableaux», nous plonge dans un univers où l’art occupe une place prépondérante. Un monde où tout est équilibre, contrôlé et prévu.
«La surveillante, engoncée dans un tailleur de tweed grisâtre, ressemble à un personnage de Sarraute ou de Beckett. On pourrait croire qu’elle attend que la vie passe. Elle attend depuis tellement d’années au fond de cette galerie qu’elle n’a plus à apprendre l’immobile stratégie des muscles pour éviter la fatigue, elle n’a plus à apprendre comment redresser le dos, fermer les écoutilles, sombrer. Elle n’existe plus. Disparue derrière sa fonction. Quand il n’y a personne, elle croit parfois qu’on la paie pour empêcher les figures de s’enfuir, pour éviter le ballet des papillons et des mouches, pour empêcher la poussière de retomber.» (p.9)
Cette gardienne, Constance est-elle une femme? Pensons plutôt qu’elle est «œuvre de chair» qui se confond avec les toiles accrochées aux murs. Rialto la choisit parmi les tableaux. Toute sa sexualité retenue explose. Ils deviennent amants. Elle s’épanouit, découvre son corps, devient belle sous le regard de l’homme, comme une peinture qu’un connaisseur explique et anime devant une foule.

Voyage

Constance va rejoindre Rialto à Rome, pour vivre les exaltations de l’amour, se livrer au plaisir des vêtements extravagants et aux jeux de la séduction.
«Du bruit, juste derrière, et une toux brève, et des pas marqués, et une rotation de la poignée. Et lui. Là. Son invraisemblable brouhaha de présence, avec une spatule à la main! De la faim plein les yeux… et un silence à couper le monde en deux… des mains qui s’approchent d’elle… des mains qui la tirent à lui… des lèvres qui se posent… et ce silence d’homme qui la déshabille… d’homme qui se déshabille… Le grand silence des secondes qui suivent les pas rompus de Constance qui met la main sur la poitrine de Marc, qui s’avance jusqu’au sexe qu’elle prend… comblant l’absence de sexe…» (p.61)

Obsession

Dans la ville du pape, Rialto se remet au travail, obsédé par ce qui «habille les corps». Pendant que Constance échappe au cocon qui la momifiait, le peintre s’étourdit dans les rues, suit «une femme si belle, si pleine d’olives et de tomates dans le rire…» De plus en plus fasciné par la douleur et la souffrance des statues romaines, il enveloppe et masque, lacère et griffe, habillant ses tableaux pour les ligoter d’une certaine façon.
Le lecteur devient un voyeur. Pas facile d’accepter d’être repoussé et réduit à l’état de simple spectateur. Et puis le malaise s’installe. Nous éprouvons la sensation d’être dirigé par un magister qui cherche l’éclairage parfait, contrôle tous les gestes de ses personnages. Jamais de failles où se glisser. C’est pourtant un roman de passions, d’obsessions créatrices qui vont jusqu’au meurtre.
Même des écrivains chevronnés comme Hugues Corriveau peuvent se laisser prendre aux jeux de l’esthétisme et de l’art pour l’art. Ces romans me font songer à des installations que le moindre souffle risque de détruire. Tout n’est qu’équilibre et fragilité. Corriveau a réussi ce genre d’installation et cherche à faire vivre ses personnages dans l’espace restreint d’une œuvre picturale.
Malheureusement ou heureusement, la vie n’est pas un tableau où tout est mesuré, où tout répond à un jeu de forces qui se neutralisent. À trop peaufiner un texte on tue l’émotion et la vie. Corriveau sculpte son écriture, la brosse, la triture, force les images qui finissent par se vider de substance. Des expressions comme «le vif flambé de son âme», «des trouées sur le vide antérieur» «une léthargie sidérale», «les bruits désertés», font sourciller.
Le poète et critique oublie, ou refuse qu’une œuvre romanesque se construise avec les tripes, des pulsions inexpliquées et inexplicables, pas seulement avec des considérations esthétiques. Il faut des bouts qui dépassent et sentir la sueur et le sexe. Ce n’est jamais le cas dans «La gardienne des tableaux». Une réussite formelle, un bel objet mais un roman qui laisse indifférent.

«La gardienne des tableaux» d’Hugues Corriveau est publié chez XYZ Éditeur.
http://www.editionsxyz.com/auteur/87.html