AUDRÉE WILHELMY déroute avec
Le corps des bêtes, un roman qui se distingue
dans la production récente québécoise. L’auteure nous entraîne dans un lieu
isolé, en bordure de fleuve et de mer, dans une famille qui survit de la chasse,
de la pêche et qui n’a que peu de contacts avec les autres humains. Osip, le second
fils, est gardien du phare et surveille les allées et venues des bateaux au
large. Nous voici rapidement envoûtés par le monde de l’instinct, de l’animal
où les rapports entre les membres de cette famille s’établissent selon un ordre
qui surprend et trouble.
J’ai hésité en
recevant mon numéro de Lettres
québécoises consacré à Audrée Wilhelmy. Les photographies de l’écrivaine en
grande fille sauvage qui erre dans la forêt, barbouillée de terre, avec des
coulisses sur les cuisses qui évoquent le sang m’ont fait hésiter. Qui était
cette écrivaine qui s’exhibait ainsi ? Je n’aime guère les mises en scène, les
jeux où un auteur devient un personnage qui fait oublier ses œuvres de fiction.
Et puis j’ai lu le dossier et j’ai été attiré par l’univers et les propos de
madame Wilhelmy.
Je me suis donc
procuré Le corps des bêtes (son
éditeur ne m’envoie à peu près jamais ses nouveautés) et j’ai basculé dans un
monde que peu d’écrivains fréquentent dans notre littérature. Un territoire
sauvage, d’instincts où les hommes et les femmes obéissent à des pulsions que
la société cherche à contrôler. Le monde
du Torrent d’Anne Hébert si l’on
veut, mais en plus violent, en plus animal. Ici, le corps s’impose et guide tous
les gestes. La nature se fait oppressante et dure, devient une présence qui
peut broyer tous les êtres vivants.
Une petite fille
au début du roman abandonne son corps, se glisse pour ainsi dire dans les bêtes
pour les sentir dans leur état d’être pulsant. Elle fusionne avec les oiseaux et
suit le héron, les oies blanches et bascule dans un état second quand elle entre
en osmose avec le corps des bêtes qui surgissent dans son environnement selon les jours.
Mie
le fait encore. Elle chiffonne son esprit, elle imagine qu’elle tire une
ficelle et qu’alors il sort par son oreille, il chatoie devant elle, malléable
comme une retaille de tissu, elle le roule serré et glisse dans un autre
cerveau, celui du poisson qui va périr, celui d’une fourmi ou de l’un des très
grands cerfs qui brament à l’orée de la forêt. (p.11)
Ce texte m’a fait
me souvenir de ma lecture de Sa Majesté
des mouches de William Golding ou Rouge
la chair de Dynah Psyché où j’ai dû plonger dans un univers sauvage qui
fait perdre toutes ses références. Des enfants y redeviennent des animaux en se
comportant comme eux et peuvent devenir très dangereux.
CLAN
Le père est mort
en mer avec deux de ses fils lors d’une expédition de pêche. La grand-mère
s’occupe des petits et Noé, la femme de Sevastian-Benedikt, vit dans une cabane
tout près du phare, chasse et pêche, exécute mille travaux pour traverser les
saisons et combler certains besoins. Les enfants vivent à l’état sauvage. L’aîné
disparaît souvent dans la forêt pour revenir avec les bêtes qu’il traque. C’est
ainsi qu’il est rentré de l’une de ces expéditions avec cette femme qui vit un
peu en marge de la tribu et que l’on nomme l’étrangère.
Depuis
la lanterne, Osip étudie la géographie de l’étrangère. Il s’arme de la
longue-vue et suit ses promenades le long des grandes lagunes qui bordent la
tour. La femme lui échappe. Ses déplacements n’ont aucun sens, elle se dénude
sans pudeur, roule dans la mer, y plonge la tête et émerge loin vers le large.
Elle est toujours en mouvement, elle sait dépecer et chasser, elle pêche avec
des branches qu’elle aiguise, grille les poissons sur des feux de cocottes ;
elle habite seule la maisonnette moisie, percée, elle refuse de s’installer
dans la chambre du phare ; elle reste dans le taudis, mobile, muette. (p.35)
Osip ne quitte jamais
le phare et surveille les bateaux au large, guette surtout les agissements de
Noé qui vit librement sans se soucier des autres. Les jours passent avec nombre
de tragédies, d’aventures, de péripéties. Les saisons aussi.
Sevastian-Benedikt
prend Noé sauvagement et Osip attend son tour. Noé la femme forte, la sensualité
première, le corps-mère, pense fuir et abandonner cette tribu qui la tue dans
son âme, mais sa tentative échoue. La sexualité obsède tout le monde dans ce
coin perdu.
Avalée
par le matelas creux du phare, Mie se répète pour se calmer qu’elle préfère son
oncle à son père, qui prend Noé d’un coup en troussant ses jupes, en la
plaquant contre les murs, contre un arbre ou sur le sol. Sevastian-Benedikt
saille comme les cerfs ou les canards, sans préambule, d’un coup sec, puis il
se redresse et retourne à sa forêt. Noé reste là, par terre ou appuyée sur la
façade de la cabane ; ses coudes sont éraflés, elles les nettoie avec sa
langue, elle replace ses robes, décolle les mèches sur son visage, enlève le
sable sur ses joues. (p.43)
L’impression de me
retrouver dans une meute de loups avec le mâle Alpha, le fils aîné qui domine.
Le chasseur, l’homme de la forêt « devient un géant massif, aux genoux, aux
coudes verts » impose sa loi et tous baissent la tête.
Qu’est-ce
qu’il va pouvoir dire ? Qu’est-ce que Noé a révélé ? Il craint la colère de son
frère ou ses railleries, il voudrait se justifier - c’est elle qui a tiré le
drap j’étais près de la cabane elle s’est donnée à moi -, mais Sevastian,
lorsqu’il arrive à sa hauteur, ne le regarde même pas ; il le contourne, il
s’avance vers l’orée, le piège prend sur son dos, on dirait la gueule ouverte
d’un grand poisson. Il s’arrête seulement quand Osip trouve le courage de
prononcer son nom. Il a déjà à moitié disparu dans les arbres, les feuilles
dessinent des ombres vivantes sur son visage. Il dit « Après moi tu peux »,
puis il se retourne et s’enfonce dans le sous-bois ; la forêt le mange
entièrement. (p.71)
Et Mie veut savoir
dans sa chair, comment un homme et une femme se rencontrent, s’évadent peut
être comme elle l’a toujours fait avec les bêtes. Elle veut vivre la sexualité
même si elle n’est encore qu’une fillette.
SOCIÉTÉ
Chacun connaît sa
place dans la meute et personne ne songe à supplanter l’autre. Les frères se
partagent le territoire. Sevastian-Benedikt est chasseur, carnassier, le plus
fort et s’impose en rapportant des bêtes et de la viande. Osip est aérien et
surveille les allées et venues des bateaux sur le fleuve, rêve parfois de
partir avec les oiseaux, mais reste hypnotisé par Noé qui s’enferme dans sa
cabane pour dessiner sur les murs en créant une fresque qui évoque les dessins sur
les parois des cavernes. Elle raconte sa vie dans ses images et s’approprie un
monde qui lui échappe. Ses contes aussi parce qu’elle est celle qui possède la
parole et permet un certain lien avec le passé. Un univers où il faut
abandonner ses raisonnements et suivre un souffle puissant.
Les hommes et les
femmes chez Wilhelmy ne vivent pas dans une société policée où chacun tient son
rôle parce que la norme le veut ainsi comme l’écrit Nicole Houde. Ils sont possédés
par une force animale, cèdent à leurs pulsions et leurs désirs. Le mâle
dominant s’accouple avec la femme dominante et les autres s’ajustent dans une
hiérarchie complexe. Tout tourne autour de Noé, la porteuse de secrets, d’histoires,
celle qui connaît les vertus des plantes qui guérissent, permet aux hommes
d’être des hommes. Pas étonnant que Mie rêve d’être reconnue par son oncle, d’être
dans l’œil d’un autre pour exister comme sa mère et trouver sa place dans le
clan.
Je me suis rappelé
la sauvagerie des romans de Sylvie Germain, surtout dans ses débuts, où la
nature était un personnage qui poussait ses héros dans des gestes irrationnels
et dangereux. Audrée Wilhelmy s’avance dans des zones où les tabous comme
l’inceste tombent. La loi du plus fort s'impose et fait foi de tout.
L’écriture fait
ressentir ce désir, le malaise, permet aussi de glisser entre le concret et le
fantasme. Le réel et l’imaginaire se mélangent souvent dans ce monde de pulsions.
Il n’y a plus de frontières entre l’imaginé et le réel. L’animal se réveille en
nous, celui que l’on tente de dompter dans nos sociétés aseptisées. L’écrivaine
palpe, touche, déchire, saigne, sent, respire la terre, l’eau, la sueur des
corps et la saleté.
Le corps des bêtes est une aventure qui nous happe par tous nos sens et toutes les
surfaces du corps. L’esprit doit répondre à des pulsions où toutes les
frontières peuvent s’abolir. Étrangement envoûtant et d’une présence sensuelle assez
remarquable. Un roman qui échappe à toutes les normes et c'est tant mieux.
LE CORPS DES BÊTES
d’AUDRÉE WILHELMY, une publication des ÉDITIONS LEMÉAC.
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