MARIE-ANDRÉE GILL coiffe, pour la première fois, l’un de ses ouvrages d’un mot en langue innue. Voici donc « Uashtenamu » qui signifie « allumer quelque chose » en français. Et, à peu près tous ses poèmes répondent à une parole en innu sauf trois : « La poutine », « Le post-it », « l’ADN » et « Les émojis ». Oui, comment trouver l’équivalent de « poutine » en innu ? Un tournant pour Marie-Andrée Gill qui devient, dans ce quatrième recueil, ce qu’elle voit, sent et touche dans son aventure d’être. Elle exprime son bonheur ressenti le matin à l’aube, la beauté d’un coucher de soleil sur le quai de Petit-Saguenay, de la majesté des arbres, des nuages ou plus prosaïquement des outils nécessaires aux tâches quotidiennes. Il y a aussi certains objets qui possèdent « une valeur émotive », comme le vieux camion de son oncle Bernard. Le plaisir d’être, là, dans une auto le soir, moteur éteint, dans le noir avec son compagnon pour parler à voix basse du vertige de vivre. L’existence dans toute sa grâce et sa discrétion : les instants qui vous embrasent dans l’agitation du monde et vous font prendre conscience que vous en faites partie.
J’aime l’écriture de Marie-Andrée Gill, son regard sur l’environnement et les gestes qui lui permettent de traverser les jours, ou encore les moments qu’elle se donne pour « voir réellement » tout ce qui l’entoure.
Encore une fois, sa poésie repose sur les paroles les plus simples, pas de celles que l’on débusque dans les dictionnaires ou dans des listes de synonymes. Des mots que l’on secoue dix fois par heure et qui collent à nous comme un gilet trop vieux que l’on ne se résout jamais à se défaire.
« la clarté creuse la montagne
je me couche dans un ruisseau
comme dans les bras de ma mère
et je disparais
c’est peut-être le réel
là où il n’y a pas de frontières
entre soi et le reste » (p.14)
Tout est là quand le territoire s’ouvre et qu’elle devient l’univers qui l’entoure, la conscience d’être ce qu’elle voit. Peut-être aussi se glisse-t-elle dans une dimension qui abolit le temps et l’espace.
« entre les trembles
les champignons se confondent
avec des flaques de lumière
on pourrait dire le mot
connexion
si on veut
on peut aussi
rien dire pantoute » (p.38)
Être un regard dans un monde qui lui échappe quand elle devient un être d’habitudes. La poète cherche à s’installer dans le présent, dans son environnement, à le ressentir dans toutes les fibres de son âme pour le dire avec les mots les plus justes. Elle arrête ses gestes pour être là, à la bonne place, parfaitement immobile afin de ne pas perturber la beauté qui s’impose et se recroqueville dans l’instant.
« Bouquet de flammes bleues
sur chaudron très noir
le Salada trempe
à contre-jour de la toundra
doigts gelés par la viande à défaire
moelle crue sur la langue
une grappe de nuages
croquée par la vitesse du ciel
l’espace d’un sourire
je ne suis plus moi
je suis toute » (p.32)
Toujours étonnant cette façon de dire de Marie-Andrée Gill. Comme si la poète tentait d’accompagner la marche du temps en témoignant par son regard, un geste de la main, un sourire, un mot qui lui font prendre conscience de toutes les surfaces de son corps. Prendre plaisir à manger de la viande crue dans le froid de la toundra, d’un pays où l’horizon éclate dans toutes les directions. Ou encore, préparer le thé sur un feu de bois dans le plus magnifique des silences. Et voilà qu’elle est là, lucide et attentive, dans et hors de toute chose.
BONHEUR
Marie-Andrée Gill recherche ces moments où elle se sent vibrer après avoir calmé ses peurs et ses angoisses qui ne manquent jamais de la cerner. Elle retrouve alors le territoire de son corps, respire à largeur d’horizon et savoure un coucher de soleil. Elle marche dans un sentier presque disparu, et fait le geste de la main, celui des ancêtres, quand elle longe la rivière Ashuapmushuan, où j’ai connu les plus beaux étés. Avec elle, je me grise du chant des rapides qui laissent échapper des bulles et des remous dans la fraîcheur du matin, des cascades qui vous branchent à la vie de ceux et celles qui étaient là avant et qui servent toujours de guide.
Et, dans un sourire, toucher le genou de son compagnon pour l’aimer, s’étonner peut-être quand elle voit ses fils partir pour devenir des adultes. Ou encore, sentir la pierre et la mousse sous ses pieds, ressentir l’eau sur sa peau après avoir nagé et s’être hissé sur un rocher pour se sécher au soleil. Être la vie et le souffle qui ride la surface du Saguenay, ce regard dans le couchant qui se défait avant de se rapailler dans le matin.
« Je sais que je suis vous, que vous êtes moi :
les cellules d’un même christie de grand corps
qui n’a pas besoin de nom » (p.40)
S’attarder dans le pays pour être soi et les autres, se perdre peut-être pour mieux retrouver le temps des anciens à l’affût dans certains lieux. Tout ça pour être dans toutes les limites de son corps, pour respirer dans le vent flamboyant de l’automne, se recroqueviller dans un regard qui nous porte et fait de nous ce que nous sommes, pour aimer dans le plus doux du matin ou à la fin du jour, qui calme toutes les peurs. Se savoir là, dans sa tête, avant de se tourner vers l’autre.
« Ton cœur a beau arriver en grelottant
gelé comme un creton
je vais te l’emballer moé
ta viande dans la mienne
je vais friser autour de tes membres,
on mettra ça à 350 ça sera pas long
tu verras
on va se nourrir
à même la magie blanche
de nos hormones. » (p.77)
J’aime jongler avec les poèmes de Marie-Andrée Gill, piger ici et là dans ses textes comme si je jetais une ligne à l’eau, me pencher sur des mots pour les lire et les relire avant de les écrire sur des bouts de papier que je glisse dans mes poches. Et, tout discrètement, quand le soleil effleure mon bras après avoir franchi un barrage de nuages, déplier ce papier comme s'il contenait un secret. S’incliner en remuant à peine les lèvres devant la tourterelle triste ou la renarde qui me visite dans le couchant, pour rester vivant, une conscience dans ce monde plein de surprises.
Et il m’arrive de mélanger les mots de « Uashtenamu » pour en faire mon souffle, mon regard et mes bonheurs. Après tout, un lecteur fait et défait le livre qu’il a entre les mains. Avoir plein de Post-its pour me rappeler que j’ai des yeux pour le matin et le soleil sur les branches des pins qui prennent des rondeurs de velours. Tout ramasser dans un grand poème de vie et de sourires, de joie aussi, et m’ajuster au chant du merle qui s’égosille dans la dune, et prier devant le miracle des feuilles qui éclatent dans l’espace des bouleaux.
Marie-Andrée Gill sait traquer le beau dans le quotidien et les gestes de tous les jours. Elle arrive, avec sa remarquable simplicité, à nous donner l’appétit de voir, de respirer, de convoquer nos sens dans la plus incroyable des entreprises, celle de vivre et d’être témoin du monde. C’est le plus formidable cadeau que la poète peut offrir à ses lecteurs et lectrices.
GILL MARIE-ANDRÉE : « UASHTENAMU Allumer quelque chose », Éditions La Peuplade, Chicoutimi, 128 pages, 21,95 $.
https://lapeuplade.com/archives/livres/uashtenamu-allumer-quelque-chose
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