PETITES CENDRES OU LA CAPTURE de Marie-Claire Blais se présente comme un ajout à la fresque unique qu’est la suite des onze volumes de Soifs. Mêmes personnages, mêmes lieux, même manière de plonger dans l’époque contemporaine. Comment ne pas être subjugué par cette écriture qui m'a aspiré tel un fleuve au printemps, fais perdre tous mes repères dans des remous irrésistibles.
L’impression de se retrouver dans un trou noir où tout se compresse et se retourne sur soi, où le temps s’arrête et la lumière implose. Me voici près de Petites cendres qui se dresse devant un policier à cheval. Il veut protéger le vieux Grégoire qui a trop bu et qui laisse aller sa colère face au représentant de l’ordre, sa rage d’Afro-Américain qui a subi tous les sévices dans l’expérience américaine.
Je retiens mon souffle dans ce western, au moment du duel, sur la place désertée. Les trois s’affrontent comme dans les films de Sergio Leone. Je pense au Bon, la brute et le truand où les mercenaires se retrouvent dans le cimetière pendant que la caméra tourbillonne dans une musique de fin du monde.
Un geste, un soupir et tout bascule.
Ce n’est plus la nuit, pas encore le jour. Les bars ferment, les fêtards rentrent ou s’attardent devant les établissements pendant que les marchands s’installent sur la place publique pour monter leurs étals.
La ville est sur pause.
Tout tourne autour de cette confrontation pendant les 200 pages de Marie-Claire Blais qui se dressent comme le mur d’une enceinte.
…Petites Cendres les observait de loin en pensant que de son coté de la rue le ballet que dansaient les ombres de Grégoire, du policier et la sienne glissant à pas feutrés au milieu d’eux, afin que Grégoire se détournât du policier, ne fut pas atteint par lui dans quelque fusillade précipitée, oui, c’était un ballet, une danse plus légère, on eût dit qu’ils dansaient tous les trois, leurs ombres s’effleurant à peine… (p.13)
On connaît la manière de madame Blais. Aucun paragraphe, pas de chapitres pour refaire surface et échapper à cette épouvantable tension. Pas un espace où se défiler. Le texte, véritable plaque tectonique, bouge lentement. Petites Cendres fixe le policier et celui-ci effleure son arme. Tout près, dans l’ombre, deux étudiants, après le bal des finissants, plongent dans la mer, dans un lieu dangereux et interdit. Deux garçons et une fille, des inséparables depuis toujours, s’éloignent sur la plage. Phili et Lou s’accrochent au grand jour. Les deux vont permuter, changer de sexe et s’aimer. Un couple en vacances rentre à l’hôtel en se tenant par la main. Deux amis n’arrivent plus à se tenir debout après la tournée des bars. Un vagabond grogne sous le porche. Mark, prisonnier de son obésité, voit tout, impuissant comme toujours, jamais là où ça compte.
DES VIES
Petites Cendres ressasse des souvenirs, ne peut répondre aux appels répétés de Robbie. L’incendie du bar Le fantasque a décimé ses amis. Que de rires pourtant, de plaisirs, de métamorphoses pour oublier la tragédie de soi et des autres. Tous morts d’avoir trop vécu, victimes de la xénophobie et de la haine.
… un gâteau d’anniversaire dont les chandelles flamberaient, le gâteau et ceux qui en soufflent les bougies, d’un seul coup de rage, d’où venait donc cette tempête de haine, nous en avons aperçu l’ombre dans ce garçon au foulard noir s’évadant par l’arrière du bar où l’attendait une voiture, donc il n’était pas seul, il appartient à une assemblée, un groupe, il est sans doute reparti au Moyen-Orient même s’il semblait être un des nôtres, dansant sur nos pistes de danse, flirtant au bar, il était là tel un espion, ayant depuis longtemps renié sa mère, la maltraitant, car ce n’était qu’une femme, c’est cette zone fatidique de la haine que sa mère avait quittée pour éduquer son fils ailleurs, le faire naître parmi nous, se disant que son fils serait un homme droit, pas un meurtrier de sa mère et de ses sœurs, comme l’étaient son mari Mohammed, ses frères, les oncles homicides… (p.37)
Tous rentrent après être aller au bout de soi, de leurs désirs et de leurs pulsions, cherchant l’être enfoui en eux et des instincts refoulés. L’heure où tout bascule. Le mendiant ne survivra pas à la nuit, Love sera violée par ses amis, la dame au bras de son mari a-t-elle renié l’artiste qui voulait s’envoler il y a si longtemps ? Les nageurs téméraires seront broyés par les vagues.
NUIT APOCALYPTIQUE
Marie-Claire Blais nous pousse dans ce plissement du jour, nous fait confronter le regard du policier qui se dresse devant Petites Cendres. Tous secoués par l’arrêt de la planète, culbutés par la passion, des rêves qui ne peuvent germer dans ce monde étouffant.
… il ne s’agissait que d’un jeu dans la nuit, un jeu pour rire, et s’ils allaient la traîner dans la mer, l’océan, l’oublier là, couverte de sang et de sperme, ainsi ne pourrait-elle pas disparaître et on ne saurait rien de cette nuit de meurtre à deux, rien du tout, les vagues nettoyaient tout, pensait Love, qu’était-ce qu’une jeune femme violée pour deux envahisseurs qui se vantaient de leur crime qu’ils pourraient un jour de beuverie raconter à d’autre étudiants aussi veules… (p.73)
L’univers de Marie-Claire Blais est terrible de racisme, d’homophobie et de machisme. Une société de mâles blancs qui peuvent tout se permettre sans être importunés, un état d’injustice et de sévices chroniques qui frappent ceux qui cherchent à bousculer la norme.
Humanité incapable de se régénérer et de trouver une manière de juguler le mal qui la ronge et la pousse vers le pire. Ville où l’on cultive le désir du sang et du viol en ingurgitant des drogues. Civilisation où des forces démentes broient ceux et celles qui lèvent la tête.
Marie-Claire Blais ajoute un volet à la grande tragédie de maintenant. Constat brutal, difficile à accepter. Elle me bouleverse chaque fois, me sidère en heurtant mes croyances et ma sensibilité, l’idéal qui refuse de mourir en moi malgré les horreurs. Le soleil finira bien par s’arracher à l’horizon, je le souhaite, je l’espère et je le veux.
BLAIS MARIE-CLAIRE, Petites cendres ou la capture, Éditions du BORÉAL, 216 pages, 24,95 $.
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