UN TITRE MAGNIFIQUE coiffe le roman de Valérie Garrel. Rien que le bruit assourdissant du silence sonne comme une strophe ou le début d’un poème. Et les rencontres de Cassandra et Antoine, au Musée des beaux-arts de Montréal, tissent une histoire merveilleuse. Les deux se retrouvent devant des tableaux, six pour être précis, des œuvres de maîtres qui sont autant de plongées dans le temps et dans des époques différentes. Les deux voyagent ainsi entre 1545 et 1922, découvrent des événements qu’ils cherchent à saisir et à comprendre. Une belle façon de tordre le cou au temps, de s’avancer dans l’univers de certains personnages, de se laisser porter par les jeux d’ombres et la couleur, de partager des états d’âme et peut-être aussi ce qu'ils dissimulent, ce qu'ils ont tant de mal à affronter.
Cassandra se retrouve au Musée des beaux-arts de Montréal presque toutes les fins de semaine, dans une même salle, celle des grands peintres figuratifs qui présentent des lieux, des femmes et des hommes de différentes époques. Des œuvres comme celle de Bernardo Strozzi : Érasthène enseignant à Alexandrie, une toile réalisée vers 1635 qui amorce le périple des deux visiteurs. C’est important, je n’en doute pas. Le maître guide un étudiant dans une lecture, évoque peut-être un concept philosophique, une certaine vision du monde. Ce seront les liens qui vont unir Cassandra et Antoine. Lui secoue la parole et se permet de se faufiler dans les tableaux pour inventer des histoires. La jeune femme écoute cet étrange compagnon qui semble avoir des mots et des phrases pour toutes les situations.
– Je pourrais en parler pendant des heures mais je ne voudrais pas vous ennuyer… (p.14)
Un tableau est un récit, peu importe les théories picturales, un instant dans un espace fermé ou dans un paysage, une coupe qui incruste un événement dans l'histoire. Il empêche la glissade fatidique du temps et le fige dans la mémoire. Tout comme la littérature nous donne la permission d’échapper à sa propre vie, de suivre des personnages, de visiter des villes qui marquent la grande et petite histoire. Quand je lis Bonheur d’occasion de Gabrielle Roy, je reviens et marche dans ce Montréal qui se débattait dans les affres de la Deuxième Guerre mondiale. L’écriture et l’art prennent le pouls d’une époque. Jean Giono m’entraîne dans sa campagne sauvage, et que dire de Léon Tolstoï et de cette Russie qui n’existe plus.
QUESTIONNEMENT
Les toiles deviennent familières à Cassandra après de nombreuses visites. Elle s’y accroche comme à des bouées, pour voir et se souvenir. On ne passe pas des heures à examiner un tableau sans être remué, sans se demander ce qui nous fascine et nous attire dans cette oeuvre. La jeune femme y trouve refuge et s’éloigne, pendant un avant-midi, du drame qui a chamboulé son existence. Comme si elle s’apaisait devant ces scènes et y apprenait à voir son environnement, à vivre l’instant présent en oubliant un peu ce qui la heurte ou la blesse.
Elle, pourtant, le savait. Attentive depuis des mois, des années maintenant, à ce qui l’entourait, captant chaque détail avant qu’il ne disparaisse, les cinq sens en éveil, elle emmagasinait ce qu’elle pouvait de vie au cas où celle-ci serait de nouveau engloutie, d’un coup, en quelques secondes. (p.11)
La mort de son enfant et de son amoureux dans le séisme qui a ravagé Haïti en 2010 a laissé Cassandra muette et hébétée. Depuis, elle respire dans la crainte que tout s’écroule, que tout bascule entre deux battements des paupières. Le monde n’est plus fiable et peut se défaire à la moindre distraction.
Le tableau reste immuable et lui permet de se protéger contre cette perte qui a tout aspiré en elle, la rejetant comme une naufragée sur une île déserte après la plus terrible des tempêtes. Une manière de ne pas être avalé par son drame, de passer la bride aux jours en s’accrochant à une œuvre qui stoppe la course du temps, empêche la mort de planter ses griffes. Une oeuvre d'art comme un refuge.
RÊVE
Antoine rêve devant les mêmes toiles et s’y faufile avec ses mots, s’aventure dans ces œuvres que chaque visiteur explore à sa manière. Comme si les personnages se mettaient à respirer et qu’il pouvait se mêler à leurs conversations. Parce qu’un tableau est plus qu’un arrêt du temps, qu’une coupe dans l’espace. C’est une histoire, des préoccupations, une tension, et certainement un drame qui couve. C’est une scène de théâtre qui s’anime quand les spectateurs font silence et que les comédiens s’avancent. Il y a un passé, un présent et un futur qui habitent les personnages que le peintre convoque. Ce sont aussi les regards des visiteurs qui ajoutent au vécu du tableau, le rendant vibrant. Combien de fantasmes se sont libérés devant La Joconde de Léonard de Vinci ?
Les musées sont des livres ouverts pour ceux qui aiment les histoires. Et savent les entendre, bien sûr. Écoutez, par exemple, cette femme que vous êtes en train d’admirer. Que vous dit-elle ? Que vous raconte-t-elle de sa vie ? De ses amies ? De ses rêves et de ses frustrations ? Avant d’être le modèle, réel ou fantasmé, du peintre, elle est une femme avec un passé et une histoire. (p.22)
Un tableau est une fenêtre où l’on surprend un moment intime, précieux, où l’on meurt et ressuscite entre deux respirations. C’est sans doute pourquoi il est possible de s’attarder à une œuvre, de chercher un détail, un objet qui nous échappe et que l’on découvre après bien des explorations. Depuis des années, je m’arrête devant une toile de mon amie Barbara Chennel. Je l’étudie tous les jours et chaque fois, je débusque une silhouette, une ombre qui s’impose après de longues minutes de contemplation, d'exploration de cette sonate pour nuages et couleurs. C’est toujours une surprise que ce tableau qui oscille entre le figuratif et l’abstraction, me pousse dans un monde fantasmagorique. Voilà pourquoi il est à peu près impossible de saisir un sujet dans un seul regard. Comme il est impossible de s’approprier toutes les dimensions d’un roman en une seule lecture. Il faut revenir sans cesse sur les créations qui nous interpellent. Chaque contact révèle un aspect de l’œuvre d’art. Alberto Manguel l’écrit : « Nous ne lisons jamais le même livre même après plusieurs lectures ».
RENCONTES
Antoine et Cassandra se retrouvent et les phrases guident les regards et les voilà partis pour l'aventure.
Devant lui, une jeune femme moitié brune moitié rousse, au châle coloré, semblait tassée dans un coin du tableau comme pour permettre au visiteur de mieux voir derrière elle le paysage de bord de mer par la fenêtre ouverte. On hésitait. Elle était le sujet et en même temps elle ne l’était pas. Elle était là et en même temps elle s’effaçait, se faisait oublier. On hésitait encore. Est-ce elle qui décidait de se cacher ou était-ce le peintre qui la dissimulait ? Le manque de précision dans ses traits lui donnait un air triste mais là encore, était-ce vraiment le cas ? (p.49)
Le verbe et la parole sont à l’origine de tout. Dieu, dans la Bible, crée le monde en parlant. Et s’attarder devant un Picasso ou un Matisse, c’est partir à la découverte de soi et trouver des mots pour dire ce qui nous fascine dans ces œuvres et nous trouble. C’est pourquoi toutes les formes d’expressions artistiques sont si importantes et vitales. Nous y apprenons la vie et la paix, certainement, apprivoisons des peurs, des angoisses, secouons des questionnements et des drames. C’est aussi la résilience qui permet la réconciliation avec soi et son passé, surtout quand nous ajustons notre respiration à celle du créateur, consentons à suivre des personnages qui nous attendent pour partager leurs espoirs et leurs déceptions.
Roman touchant, intelligent qui bouscule des façons de voir qui se modifient avec les époques. Un tableau ne vibre que par le regard, tout comme la musique n’est vivante que quand elle est jouée et qu’elle devient une réalité sonore. Valérie Garrel montre que l’œuvre artistique nous ramène immanquablement à nous. Cassandra et Antoine se précisent peu à peu dans leur drame et leur fragilité. Mais avant tout, Rien que le bruit assourdissant du silence est un apprentissage, une façon d'apprivoiser la manière que l’on a de se voir et de s’entendre, de se comprendre et de se guérir de ses traumatismes et de ses peurs.
GARREL VALÉRIE, Rien que le bruit assourdissant du silence, ÉDITIONS LA PLEINE LUNE, 144 pages, 21,95 $.
https://www.pleinelune.qc.ca/titre/534/rien-que-le-bruit-assourdissant-du-silence
Aucun commentaire:
Publier un commentaire