jeudi 2 avril 2020

PEUT-ON ÉCHAPPER À SON CORPS

IL Y A DES ROMANS QUI déstabilisent dès les premiers mots. Vous vous demandez alors quel monde risque de vous happer. J’ai relu plusieurs fois la première page de Méconnaissable de Valérie Jessica Laporte. Que penser devant une phrase comme celle-ci : « Maman a descendu son sourire dans l’autre sens, a installé les deux lignes entre ses sourcils et a cessé d’aimer le chien avec ses mouvements. » Une fillette semble avoir du mal à se tenir en équilibre et à dire ce qu’elle voit autour d’elle. De quoi piquer ma curiosité.  

J’ai pris une grande respiration. La lecture, après tout, est toujours un beau risque. Il faut être prêt à tout quand on a la témérité d’ouvrir un roman et de plonger dans un univers qui peut vous dérouter. 
Après quelques pages, une question m’a taraudé. Est-ce que la narratrice a des problèmes de fonctionnement ? Je n’osais pas encore prononcer le mot « autiste ». C’est délicat ces anathèmes et j’y vais toujours avec prudence. J’ai poursuivi en retenant mon souffle pour ne rien bousculer, me laissant envoûter par cette vision du monde particulière.

Maman a dit à papa qu’on ne pourrait jamais faire une fille de moi. Il a dit qu’il ne pouvait pas y faire grand-chose et que ce n’était pas son département. Je ne comprends pas l’importance d’un objectif, surtout que je vais déjà aux toilettes des filles et que je n’ai pas les morceaux supplémentaires et ceux en moins qui feraient de moi un garçon. (p.21)

Une logique implacable, une terrible sensibilité au bruit, une difficulté à coordonner ses gestes et l’impossibilité pour l’enfant de s’intégrer aux activités de l’école. Une obsession pour les règles et les directives. Elle perd pied quand une certaine manière de faire n’est pas respectée. Et le grand mot est revenu me hanter. Oui, voilà une autiste qui perçoit le monde autrement. Un regard étonnant et déboussolant. Le geste le plus simple devient un exploit pour elle.

COMBAT

Et je me suis laissé prendre par les propos de cette fillette qui tente de survivre dans un monde hostile. À l’école comme à la maison, elle se bute aux remontrances et aux rebuffades. Tous veulent qu’elle soit semblable aux autres, la pousser dans un moule qui ne lui conviendra jamais. 

En entendant l’extérieur de mon corps pleurer, je me suis demandé pourquoi mes sons ressemblaient à ceux du chien. On a des points en commun. C’est peut-être parce qu’on nous dresse à ne pas avoir de comportements ? Le chien n’a pas le droit de sauter sur les gens lorsqu’il est content et moi je n’ai pas le droit de sauter fort ou longtemps. On est obligés de se faire couper les ongles ou les griffes même si on a super peur et que quelques fois ça saigne. Si je demeure silencieuse lorsqu’il y a des invités, j’ai droit à une gomme à mâcher, et si le chien ne jappe pas lorsque les visiteurs arrivent, il a droit à un bonbon de chien. (p.26)

Une enfant incomprise par sa mère, encore moins par les enseignantes qui ne savent comment réagir devant cette fillette qui pointe les absurdités de certaines règles et leurs manières de faire. La pauvre vit un enfer, s’enfonce dans la plus terrible des solitudes.
La jeune décide de devenir une autre en se rasant les cheveux et en passant les vêtements de son frère. Elle fugue, se faufile dans une roulotte qui quitte le terrain de camping situé au bout de la rue, près de la maison familiale. Et la voilà dans un grand voyage où tout peut arriver.
 
MUTATION

L’enfant se retrouve dans un autre terrain de camping où elle rencontre un garçon qui s’amuse avec elle et ne pense pas la changer. Tout un été à se débrouiller pour manger et dormir, à vivre une amitié qui la transforme. Personne ne cherche à l’enfermer dans des règles et à lui faire jouer un rôle qu’elle ne peut pas. 

Je voulais changer, j’étais trop brisée comme j’étais. Je souhaitais que l’astre me colore moi aussi. Je voulais un peu de rose pour comprendre les émotions des humains. Je voulais du jaune pour apporter de la joie au lieu des problèmes. Je voulais du vert pour avoir confiance, j’en avais assez d’avoir peur tout le temps, ça fait mal, la peur, ça gruge très lentement les morceaux de soi et c’est douloureux, on sent, même si c’est par petits bouts, qu’on disparaît dans un trou vorace. (p.91)

Madame Laporte décrit magnifiquement les peurs, les craintes et les souffrances de cette enfant. Il y a une beauté dans ce texte, un regard d’une précision chirurgicale qui transforme la réalité ambiante.
Je me suis retrouvé souvent hors des sentiers battus et un peu perdu. Mais quelle tentative désespérée pour être soi, toute là, dans son corps et sa tête. 
Pourquoi la petite fille décide-t-elle de devenir un garçon ? Est-ce plus facile pour un mâle de vivre son autisme ? Est-ce que l’on accepte plus la différence chez un garçon ? La question se pose.
Valérie Jessica Laporte bouscule pour le mieux et manie magnifiquement la langue. Une lecture qui nous pousse dans une autre dimension. Ça devient vite passionnant et surtout, ça nous fait voir cette terrible différence de l’intérieur. L’aventure dans la tête d’une enfant qui réinvente son monde et le notre. 

LAPORTE VALÉRIE JESSICA, Méconnaissable, Éditions LIBRE EXPRESSION, 192 pages, 22,95 $.

http://www.editions-libreexpression.com/meconnaissable/valerie-jessica-laporte/livre/9782764813317

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