LAURENCE OUELLET
TREMBLAY propose un récit particulier avec Henri
de ses décors. Une histoire brève qui happe, comme si je ne pouvais échapper aux propos de cet homme qui fabrique
des décors et habille une scène. Henri s’arrache à « son monde de papier » pour
prendre la parole, ne tolère aucune réplique et tient pour ainsi dire les
spectateurs en otage. Une lecture singulière, un flux verbal qui monte des coulisses,
nous entraîne du côté de ceux qui n’ont jamais droit à la parole et qui sont indispensables à la magie du spectacle.
Un titre n’est jamais gratuit. Il indique une direction, ouvre une
porte qui permet une aventure ou une expérience nouvelle. Henri de ses décors… Cet homme invisible se libère de ses liens et sort
de l’ombre. Il prend la scène d’assaut, apostrophe le public qui n’a d’autre
choix que de l’écouter. Henri se libère de la parole d’un auteur, renverse
l’ordre des choses et occupe enfin le devant de la scène, le temps d’aller au
bout de sa parole. J’ai pensé à celles qui rompent le silence depuis quelque
temps, celles qui racontent ce qui a toujours été étouffé depuis des décennies. La
victime enfin relève la tête et devient accusatrice.
La droiture m’est un mystère mais elle me
demeure nécessaire, cela je le sais. J’ai bien beau être un spécimen
particulier, celui avec lequel on ne trique pas, j’équarris mes arêtes pour
devenir ce bloc lisse n’offrant aucune prise à vos crocs car que je vous
connais, mes chers, vous êtes sans merci. Vous n’attendez que le bon prétexte
pour grignoter ma prestance et ne laisser derrière que des bruits confus, des
équivoques. (p.15)
Le théâtre a toujours été un lieu où un spectateur et un auteur se
rencontrent, où des comédiens jouent des personnages, deviennent des
porteurs de mots, des messagers en somme. Avec Henri, tout bascule. L’anonyme,
le nom à peine visible dans le programme, s’avance sous les projecteurs. Les
conventions basculent, les comédiens regagnent les coulisses et Henri témoigne. Tout peut arriver dans ce jeu de la vérité.
Le travailleur de l’ombre n’en peut plus de ce silence. Il vit, il
est humain, il a des choses à exprimer. Il oublie ses décors, dérobe la parole
souveraine et dominatrice à l’auteur. Nous basculons dans le monde des « mots renversés
» de Nicole Houde où tout ce que la société tait s’exprime enfin au grand jour,
en « plein midi soleil ».
JOURNAUX
Henri ne vit que pour et par son travail, ces décors qu’il invente
à partir des journaux qu’il ramasse ici et là dans la ville. Des journaux qui
n’ont jamais été lus et qui sont vierges en quelque sorte, gardant tout leur
potentiel d’information sur ce qui fait trembler la planète.
Les nouvelles je les ignore et le papier je le
touche, je le découpe aux ciseaux, je le tresse et le chiffonne, le tisse comme
de la dentelle. Chaque petite fioriture me demande plusieurs minutes, mais
comme je n’ai rien d’autre à faire, rien d’autre que les décors, ça ne me
dérange pas de travailler autant, je veux dire travailler de manière exagérée,
des heures pour réussir une lampe ou un lambris. Je suis rapide, mes mains ne
se fatiguent presque plus. Je fais tout, les ponts, les meubles, les ascenseurs
et les bibelots, l’intérieur des matelas. Je fais tout comprenez, on ne me la
fait pas. (p.13)
Les médias écrits ressassent des drames, des affrontements, des
attentats, des guerres sans fin, reviennent jusqu’à la nausée sur les délires
d’un Donald Trump ou les travestissements de la famille de Justin Trudeau en
Inde.
Henri, en recyclant les journaux non lus, pervertit cette information.
Il crée un lieu réel avec ce papier qui perd ainsi son rôle premier, devient un
objet en soi et pour soi. Le décorateur fait muter la matière.
L’invisible se déplace devant le spectateur captif. C’est à son
tour, c’est son moment. Il devient le personnage et l’auteur, l’acteur et le drame.
Il est celui qui jongle enfin avec les mots et qui va raconter toutes les
dimensions de sa vie.
Mon angoisse me coupe du monde et me contraint
à y souffrir. Impitoyable, elle m’enlace pour ensuite m’abandonner seul sur le
parvis. Seul et hirsute. (p.29)
Voilà la plus belle et plus grande des libérations, celle que
comédiens et metteur en scène ignorent. Henri est nu dans sa parole, invente son
espace d'expression et peut tout raconter. J’aime croire que la littérature donne
cette permission, quelle offre des espaces de liberté.
BASCULE
Hervé Bouchard fait tenir son théâtre impossible grâce à sa parole
scandée jusqu’à l’hallucination. J’ai encore en mémoire le spectacle qu’il a
donné de Numéro Six, où, seul sur
scène, cerné et captif de son texte, il le scande. La seule façon pour lui de
se libérer est de dire son histoire, de la parcourir du début à la fin. Sa harangue
nous emporte dans une spirale qui nous laisse pantois.
Laurence Ouellet Tremblay s’impose de la même façon et emprunte des
expressions à des écrivains qu’elle aime. Il faut lire Voix et Images, le dernier numéro, où elle s’entretient longuement
avec l’auteur de Parents et amis sont
invités à y assister. Hervé Bouchard la fascine. Réjean Ducharme, Sylvia
Plath, Valère Novarina, l’écrivain fétiche de Bouchard, lui fournissent
certaines expressions. Il y a aussi du Boris Vian, du moins un certain esprit,
du Samuel Beckett quand Henri prend les mots au pied de la lettre et décide de
se creuser la cervelle. Nous ne sommes plus dans la métaphore, mais dans l’épouvantable
cruauté des mots qui peuvent devenir des bombes à fragmentations.
Le majeur problème du creusage, ce n’est pas la
douleur, pas le sang, on s’y habitue, ça ne fait pas si mal. Non, le majeur
problème c’est qu’après tout ce temps, je ne sais plus où je m’en vais et ça me
rend confus. Par soir de grand forage, j’imagine Catherine apparaître, elle
marche vers mois et m’envoie la main, je la vois elle me dit ma chimère, mon
amour, viens que je te tienne ensemble, que je te recolle. Une fois l’illusion
passée, je me retourne lentement vers vous, le monde, me rassois dans mon œil
et regarde surgir la peur de m’être passé au travers. De m’être creusé de bord
en bord. (p.71)
Singulière aventure que celle que propose Ouellet Tremblay avec Henri de ses décors. Ce monologue passe
par toute la gamme de l’émotion, évoque des souvenirs d’enfance, des amours, certaines
frustrations, des espoirs et des désespoirs, l’angoisse de la solitude et
de toujours être un marginal dans la ville.
Le narrateur de Ouellet Tremblay n’est que paroles dans cette boîte
à mots qu’est une salle de théâtre. J’ai dû écouter ses délires possibles et
imaginaires, croire à ses malheurs et ses terribles angoisses.
Henri mute sur scène, devient un personnage, un comédien, l’auteur et
le metteur en scène, joue et ne joue pas son propre rôle. Autrement, dans la
vie, il est celui que l’on prend pour un itinérant, celui que l’on fuit et que
l’on ne veut surtout pas écouter. Un homme au petit chariot à qui on donne une
pièce de monnaie pour qu’il s’éloigne, pour qu’il ne vienne pas perturber notre
fausse quiétude.
Avec son monologue, Henri se métamorphose, s’offre aux regards et
aux jugements des spectateurs, provoque une rencontre d’être à être. Ces
moments donnent l’impression de respirer autrement, d’avoir connu un moment de
conscience aiguë. Le texte de Laurence Ouellet Tremblay devient troublant et faut s’y attarder, ne jamais hésiter à revenir sur ses pas, à le questionner, à
tourner les pages comme on le fait d’un journal parce qu’il ne cesse de nous
pousser vers l’être, de bousculer les conventions, de nous étourdir pour le
meilleur et le pire. J’ai encore la dernière phrase de ce récit qui vibre comme
un gong dans ma tête : « La souffrance me fait bavarder. » Et si c’était cela le
travail de l’écrivain : bavarder sur la souffrance.
HENRI DE SES DÉCORS
de LAURENCE OUELLET TREMBLAY,
une publication de LA PEUPLADE.
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