Alain Gagnon, si on accepte
de le suivre, nous plonge dans des situations qui nous bousculent. Il est d’une
habileté déconcertante. Dans Les Dames de
l’Estuaire, j’avoue avoir interrompu ma lecture à quelques reprises pour
reprendre mon souffle. Je sentais le piège se refermer sur moi et je n’aimais
pas du tout cette sensation. J’ai dû résister à l’envie de fuir. Un monde étonnant,
maîtrisé. J’aime surtout quand il décrit ces pays d’eau et de nuages, le phare,
les bateaux. Il devient alors un peintre formidable qui ne peut que vous séduire.
Les familiers d’Alain Gagnon
ne seront guère désorientés en lisant ces nouvelles. Ils y retrouveront des
thèmes que l’écrivain explore depuis toujours, des mondes mystérieux, le
surnaturel plutôt, cette dimension qui essaime au cœur de plusieurs de ses
ouvrages. Je pense à La langue des Abeilles,
Le ruban de la louve, Thomas K et Le gardien des glaces où le fantasme bascule dans la réalité.
Trois longs textes nous
entraînent dans l’estuaire du Saint-Laurent que l’écrivain apprécie
particulièrement. Je crois savoir qu’il a envisagé un certain temps de s’y établir
pour en faire son lieu d’écriture.
«De ce fleuve, l’Estuaire a
sans contredit ma préférence. Surtout ce tronçon que l’on nomme l’estuaire
moyen — de l’île d’Orléans à l’embouchure du Saguenay. S’y mélangent les eaux
douces et salées, l’urbanité de la rive sud et le large maritime. Et l’on y
aperçoit une multitude d’îles fabuleuses: les Pèlerins, l’île Blanche, l’île Verte,
l’île aux Lièvres, l’île aux Grues, les récifs de l’île aux Fraises…» (p.9)
Ces paysages marins le
fascinent même s’il demeure fidèle à son pays d’origine. Son écriture s’ancre la
plupart du temps dans Saint-Félicien et ses environs.
Le monde chez Alain Gagnon
est menaçant, dangereux et peut broyer les humains. Ses héros sont des hommes
de peu de mots qui ruminent de lourds secrets qui ont failli les briser. Des
morts violentes autour d’eux, un exil, une douleur qui brûle l’âme. Tous sont
hantés par le désir d’écrire, d’apprivoiser peut-être ce qui menace de les
écraser et connaître ainsi une vie autre. Tous doivent puiser dans leurs
dernières ressources pour survivre. Ses personnages sont rationnels, souvent
calculateurs et n’hésitent jamais à éliminer ceux qui entravent leurs
mouvements. La notion de bien et de mal n’a aucun sens pour eux. Ces loups
solitaires, blessés, font leur chemin comme Thomas K, mais restent des marginaux.
Dames
Trois univers où des hommes
doivent faire face à leurs démons. Dans La
Toupie, Andreï s’isole pour apprivoiser peut-être des scènes qui le hantent
et le ramènent dans son pays d’origine. Il s’installe dans un phare déserté à
l’entrée du Saguenay. L’endroit est sauvage, terrible de violence et de
dangers. Il va là pour se recentrer peut-être, trouver un autre équilibre.
«Tous, nous portons le mal. À
la racine de notre être, de l’être, de la nature gîte le mal. Sa présence est
une énigme, un mystère à résoudre pour chacun. Il nous suit, chien fidèle. Nous
le ressentons et savons qu’il existe. Il noircit nos joies les plus pures,
prend de multiples formes. Seule une grande souffrance peut nous en libérer et
nous redonner le pouvoir entier sur soi. La souffrance est le feu qui transmute.»
(p.45)
L’écrivain s’est inspiré d’une
légende québécoise pour La Dame aux
glaïeuls.
«— Matshi Skouéou, la
mauvaise femme, traduit-elle. C’est le nom que donnaient les Amérindiens à cet
être. Sous le Régime français, les Blancs l’ont appelée la Dame aux Glaïeuls ou
la Jongleuse. Celle dont il ne faut pas répéter le nom, de peur de la faire
venir. L’abbé Casgrain lui consacre plusieurs pages dans Légendes canadiennes. C’est dans cet ouvrage que les premiers
propriétaires ont trouvé le nom de leur auberge, qui allait devenir un complexe
hôtelier.» (p.73)
Enfin avec Le Gambit de la Dame, le lecteur fait
face à un tueur professionnel qui ne rate jamais son coup. Lui aussi écrit et laisse
ainsi une trace qui pourrait le perdre.
Ces êtres marqués luttent
dans un monde cruel et impitoyable. Le héros chez Gagnon est condamné à vivre en
marge, comme une sorte d’ermite. Moins il a de contacts avec ses semblables,
mieux il va. C’est ce qui explique leur goût pour les lieux retirés, les grands
espaces, la lecture et l’écriture qui met peut-être un peu d’ordre dans ce
chaos.
Une œuvre importante que cet
écrivain trop discret mène d’une main de maître.
Les Dames de l’Estuaire d’Alain
Gagnon est paru aux Éditions Triptyque.
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