Nous nous connaissons depuis
ton arrivée en littérature en 1991. Tu ouvrais une grande porte en remportant
le prix Robert-Cliche du premier roman avec «Deux semaines en septembre».
Un
récit qui me ramenait au monde de La Baie que tu aimes tant, un univers que tu
n’as jamais cessé de réinventer dans les ouvrages qui ont suivi. Tu retrouvais ton
enfance pour mieux repartir peut-être, imaginer une intelligence du monde ou un
ici qui serait aussi l’ailleurs.
Depuis, nous avons emprunté
bien des chemins, reçu quelques taloches. Nous avons su continuer envers et
contre tous. Je t’ai toujours considéré comme un ami que j’ai plaisir à
rencontrer pour discuter de livres et secouer un peu le monde et ses
dépendances; pour s’attarder à nos projets qui prennent des routes si différentes.
Je n’ai jamais cessé de recommander «Zone portuaire» et «Chemin de traverse»,
ces romans où ton adhésion à des lieux géographiques donne naissance à des
amours qui vont et viennent selon les marées de la baie des Ha! Ha!. Le
lointain a toujours été là dans tes écrits, irrésistible comme le chant des
sirènes ou de ces êtres qui peuplent les abysses du fjord. Une étonnante
parenté avec Pierre Gobeil qui lui aussi, né dans le versant baieriverain de
Chicoutimi, aime «les dessins et les cartes du territoire». Ce désir de voir de
l’autre côté de l’horizon, vous le partagez.
Tu m’as abasourdi, tu le
sais, avec «Port-Alfred Plaza». Je retrouvais l’André Girard que je connaissais
et un étranger. J’ai eu du mal avec Johanna et Étienne. Je les trouvais
inconsistants, au service de l’auteur qui les utilisait pour satisfaire
certains fantasmes. Qui n’en a pas? J’ai les miens et tu as les tiens.
J’ai aimé «Moscou Cosmos»
peut-être parce que j’ai toujours eu un faible pour les grands romanciers russes
qui ont secoué mon adolescence. À dix-huit ans, je voulais apprendre la langue
de Léon Tolstoï pour être écrivain. On ne pouvait être romancier qu’en étant citoyen
de Moscou ou de Saint-Pétersbourg. Je le croyais fermement jusqu’à la lecture
de Marie-Claire Blais et d’«Une saison dans la vie d’Emmanuel». Cette grande
écrivaine m’a fait comprendre que le Québec était un tout dans le monde.
Et le Japon
Je termine «Tokyo Imperial» à
bout de souffle. Tu annonces des rebondissements à Paris, à Prague et Istanbul
peut-être. L’ailleurs toujours qui avale l’ailleurs.
J’avoue être revenu de ce séjour
à Tokyo avec une pleine valise de questions. Où est passé le maître des
atmosphères, celui qui savait si bien intégrer ses personnages à la géographie?
Tu m’as étourdi avec la multiplication des stations de métro, les arrêts dans
les parcs, les restaurants et encore les parcs. Tout y est trop beau, parfait,
rassurant et idéal. Tant de regards sur les uniformes des filles, une jupe, des
boutons de manchettes, un col de chemise, un soulier luisant, si peu de mots
pour le travail de Johanna. Un monde vu, regardé plutôt qu’habité. Comme si tu sentais
le besoin de répéter le nom des lieux pour ne pas sombrer; comme si tu t’aventurais
sur une glace mince qui menace de céder sous ton poids.
Comment le couple improbable
de Johanna et Étienne va-t-il survivre aux voyages que tu envisages? J’en suis
à regretter le voyeurisme qui m’a agacé dans «Port-Alfred Plaza». Sartre et
Simone de Beauvoir se profilent. Une comparaison audacieuse. Jean-Paul et Simone
étaient soudés par une dialectique du monde qui leur permettait de demeurer
ensemble en étant avec les autres. Étienne et Johanna éprouvent un plaisir certain
à être là, devant un café, à pédaler et à prendre un verre. Il y a aussi
certaines exultations du corps que l’on devine, mais si peu de phrases entre
eux. Ils ne sont plus les personnages par qui tout arrive. Le narrateur a revendiqué
toute la place. Je t’entends, je te vois, je reconnais tes expressions, tes
sourires et tes enthousiasmes.
Ton couple s’étiole et la
séparation est inévitable. La Johanna de «Tokyo Imperial» a plus la tête à Nao
qu’à son amant de Port-Alfred. Lui, je ne sais trop. Peut-être au baseball. La
nostalgie rode, signe de graves décisions à prendre et de grandes ruptures. Tout
comme cette manière de Johanna de s’adresser à son père qui ne mène à rien.
Mon cher André, je suis
peut-être nostalgique, un peu difficile, mais j’aimerais tant retrouver l’inventeur
de climats qui m’a tant séduit dans tes romans antérieurs. Je crains que tu finisses
par te perdre dans ces aventures hôtelières, que l’ailleurs étouffe l’ici et
tes personnages, le magicien que tu es.
Ton frère en écriture.
«Tokyo Imperial» d’André Girard est paru chez Québec
Amérique.
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